J’avais bien aimé Le chant des glaces, premier roman de Jean Krug. Alors quand l’éditeur m’a proposé en service de presse son nouveau titre, Cité d’ivoire, c’est avec grand plaisir que j’ai accepté. Changement de registre : ici, point de glace, mais toujours de grosses complications climatiques, qui impactent le tissu social et politique. Cité d’ivoire a été une très bonne lecture, et pas seulement du fait du texte… j’ai lu ce roman dans le cadre du Printemps de l’imaginaire francophone (menu Nature renaissante, nature & écologie). Je trouve, a posteriori, que ce roman va bien avec l’idée de la Renaissance, tiens…
Synopsis
« Cinq cents ans de réchauffement climatique ont déferlé sur la Terre. Pour survivre, l’humanité s’est retranchée dans des cités couvertes, co-administrées par des intelligences artificielles.
À Iliane, ville-dôme, dernier bastion d’une société de contrôle, la police peine à contenir la colère de ses citoyens. Les milieux contestataires s’étendent, et en leur sein, on évoque l’existence d’un endroit perdu dans le Dehors. Un dernier havre de liberté : la Cité d’Ivoire.
C’est vers cette lueur que vont se tourner Sam Deson, un citoyen rangé accablé par le meurtre de son frère, Maëlle Swan, une policière d’élite traquée à mort par un mystérieux commanditaire, mais aussi le Kid, un jeune anarchiste tête brûlée.
Y trouveront-ils leurs réponses ? Un lieu pour vivre ? D’ailleurs, la Cité d’Ivoire existe-t-elle seulement ? »
Un récit d’aventures fantasy
On retrouve dans Cité d’ivoire un certain nombre de recettes qui ont fait la gloire et l’efficacité de nombre de romans de fantasy. Mais j’ai trouvé que l’auteur s’en sortait bien, en détournant ces codes pour en offrir une lecture plus vraisemblable, plus vivante.
Une ville-dôme, les pauvres en bas et les nantis en haut
D’abord, cette ville, Iliane. Une ville-dôme, avec une organisation verticale : les pauvres en bas, les nantis en haut. C’est très classique, rien de nouveau sous le soleil. C’est le cas dans Arkane de Bordage, Hyperborée dans La ville sans vent d’Eleonore Devillepoix, ou encore le royaume de Claren dans L’arpenteuse de rêves d’Estelle Faye. On pourrait en citer bien d’autres. Même l’idée du dôme n’est pas nouvelle. Récemment, c’est dans Terre des ombres de Josepha Juillet que j’avais retrouvé cette idée de bulle protectrice. Bref, c’est une organisation spatiale bien connue.
Mais ça marche bien. Peut-être parce qu’il n’y a pas la volonté d’accentuer outre mesure ces topoï. Ou parce que la ville semble posséder une vraisemblance, peuplée d’une foule grouillante à chaque étage. Il faut dire que l’on sent bien la manière dont les différents étages fonctionnent ensemble. Ca ne fait pas artificiel, il y a une synergie dans cette ville que l’on ressent et qui donne de la vie au roman. On n’est pas dans le décor de ciné carton-pâte.
Peut-être aussi cela est-il dû au dialogue entre les étages par le biais des personnages, qui vivent différemment la ville. En cela, l’alternance des points de vue est particulièrement dynamique et offre un regard complémentaire sur ce qui est en train de se jouer. C’est intelligent, d’autant que les personnages gagnent en nuance au fil des pages, hésitent, changent d’avis, descendent d’un niveau… Il n’y a pas cet immobilisme que l’on retrouve habituellement. On suit ces personnages dans leur quotidien, et cela rejoint encore l’idée d’un décor qui fait corps avec les personnages. Jean Krug nous livre un tout.
La quête
Ensuite, la quête d’une cité idéale, située en marge du monde connu/civilisé. Encore un classique. Là, ça m’a furieusement fait penser à Seuil, dans le cycle Vertigen de Léa Silhol. Babel de Delphine H. Edwin était sur le même style. Une sorte de fantasme qui fait d’une ville un refuge. Mais un refuge qui se mérite; parce que pour trouver le chemin de cette ville fantasmée, c’est coton. Fantasme de justice, d’égalité (le terme « cité » est important, et a tout son sens ici, plus que « ville ») et de prospérité.
On retrouve tout à fait ça dans Cité d’ivoire, qui d’ailleurs donne son nom au roman. Elle est un but à part entière, et se pare de toutes les caractéristiques de la ville fantasme : une ville d’ivoire, que personne n’a vue à part quelques illuminés qui l’évoquent dans un bouquin douteux. Elle est presque un mirage, faisant rêver les personnages. Et elle est un ailleurs, une porte de sortie. Une promesse planquée, seulement atteignable par ceux qui ont foi en elle.
Mais là encore, Jean Krug détourne le topos de la quête de la cité. D’abord, parce que rares sont ceux qui y croient, surtout parmi la plèbe. Sarah est la première à s’en méfier, préférant rester réaliste et se concentrer sur les vrais problèmes. Ensuite, parce qu’elle permet de faire un parallèle intéressant avec Iliane, deux symboles de deux modes de vie. Iliane sous son dôme, hyperconcentrée, hyperconnectée, hypercontrôlée, avec deux trois arbres en guise de nature. La cité d’ivoire représente la liberté, la nature, un autre possible. En cela, l’auteur dessine là les prémices des grandes thématiques du roman, centré autour de toutes les questions environnementales et sociétales actuelles.
Et des personnages héroïques
Ils sont jeunes, attachants, un peu héros. Mais là encore, surprise ! Meurtres, trahisons : ils ont tous du sang sur les mains, et pas pour des raisons toujours héroïques. D’autre part, un des personnages est une traqueuse : une flic honnie pour ce qu’elle est. Pas évident comme choix ! Et pourtant, ça marche bien, car ainsi le regard est beaucoup moins binaire. Pas de gentils ni de méchants évidents dans ce texte.
En revanche, je trouve qu’il y a un souci de temps. On a des points de vue qui mélangent présent et passé. Déjà, c’est bizarre de mélanger deux temporalités pour des événements qui se situent sur le même plan. Ensuite, je ne suis pas fan du présent. Soit le narrateur raconte en même temps ce qu’il vit, mais ça ne marche pas du tout pour un roman d’action (« ah, je m’évanouis » –> ben non…). Soit il écrit a posteriori et utilise ce temps pour faire revivre sous ses yeux ce passé, un peu comme une hypotypose étendue. Le positionnement du narrateur dans un récit au passé est le même. Dans ces deux cas, on doit pouvoir situer quand le narrateur raconte par rapport aux événements. Or ici, on ne peut pas le faire avec précision. Et il manque le recul et le côté approximatif des souvenirs pour que ça colle parfaitement, surtout pour le récit au passé.
On pourrait se dire que c’est à la fin du texte que les personnages s’apprêtent à raconter leur histoire. Mais il manque dans ce cas le but : pourquoi maintenant ? Qu’est ce qui les motive ?
J’ai l’impression que ce mix de temps est juste là pour faire joli et apporter de la diversité. Mais ne pas répondre à ce positionnement du narrateur est dommage dans un récit qui propose de réfléchir sur le futur possible espéré par les personnages. Il manque selon moi un petit bout dans la construction des personnages et leur positionnement par rapport aux événements.
Révolte & révolution
Mais Cité d’ivoire n’est pas un roman de fantasy. On est plutôt dans l’anticipation et la SF. L’auteur aborde pas mal de thématiques très actuelles (le bouleversement climatique, son impact économique et surtout social, et la force des IA). Cité d’ivoire pourrait être notre futur, et sur bien des aspects, le roman reflète déjà tous les travers de notre société contemporaine.
Un roman reflet de notre réalité actuelle
La sortie du roman de Jean Krug en cette période particulièrement troublée rend la lecture de celui-ci encore plus intense. Car on a l’impression de lire une sorte de miroir de notre présent, et du futur qui nous attend. Outre les sujets qui sont très actuels, il y a dans ce roman des accents de révolte qui ressemblent furieusement à ceux que l’on commence à entendre un peu partout. Si le Kid m’a fait un peu penser au Gavroche de Hugo, il est le porte-parole d’une population réelle qui subit déjà les conséquences économiques et sociales du bouleversement climatique. J’ai aimé aussi la peinture du Barbar, où se constitue une sorte de solidarité populaire dans une sorte de bazar incroyable. Cité d’ivoire est le roman des germes d’une révolte, qui gonfle, pour mener vers une révolution au sens propre du terme : un changement de système.
Cité d’ivoire est donc le récit du combat de personnages pour leur droit d’exister. Mais il est aussi le récit d’une quête : de sens, de justice, de place dans un système pourri à bout de souffle. Il offre donc des passages d’une rare violence, crue, difficile à lire, mais il n’est que le reflet de ce que certains vivent désormais.
Pas de facilité, et de l’espoir
Malgré tout, Cité d’ivoire n’est pas un roman sombre, ni pessimiste. Si la quête de la cité idéale pourrait être considérée comme une utopie mignonne, elle aboutit néanmoins à la constatation que d’autres modèles sont possibles. La fin ouverte donne également espoir quant à la possibilité de changer les choses. Il y a donc dans ce roman de l’espoir, celui de croire que tout est encore possible. J’ai aimé cette porte ouverte qui rend la lecture moins pesante.
J’ai également énormément apprécié l’absence de parti pris et de facilité. Il y a avec les trois personnages une volonté de couvrir toutes les facettes de ce qui se passe. Une multitude de points de vue qui montre que rien n’est simple, qui interroge : est-ce si facile de savoir qui sont les victimes et les responsables ?
De gros atouts
Un maelstrom d’émotions
Cité d’ivoire explore beaucoup de thématiques actuelles avec nuance, complexité et tact, mêlant violence, amertume, moments de légèreté, de pure extase et d’espoir aussi. C’est un concentré d’émotions que Jean Krug nous offre. Sa plume, qui déjà m’avait séduite dans Le chant des glaces par sa musicalité, fait de nouveau mouche ici. L’auteur alterne à merveille les styles, nous offrant tantôt des moments de poésie pure, tantôt des mots durs, traduisant la violence de ce qu’il se produit. J’ai particulièrement adoré le récit du Kid. Un langage argotique absolument remarquable, riche et savoureux. On a là trois personnages qui se démarquent dans leur façon de parler, et leur langage traduit leur vision de la vie.
Et puis, la sortie de ce roman maintenant, c’est assez dingue. En pleins troubles sociaux liés à la réforme des retraites, face aux prémices de la guerre de l’eau, aux écarts criants de richesses et devant le vacillement inquiétant des institutions, j’ai vraiment eu par moment l’impression que roman et réalité se confondaient totalement. C’est dire à quel point le réalisme et le souci de vraisemblance du bouquin sont palpables. Ca a rendu la lecture encore plus intense et je trouve que cela donne un éclairage différent à ce que l’on vit.
Science et fiction
D’autre part, l’auteur a trouvé ici un meilleur équilibre entre fiction et science, en proposant quelque chose d’abordable, et en expliquant par la voix de quelques personnages bien choisis les enjeux de ce qu’il se passe. Il aborde notamment deux sujets actuels très vifs :
- L’IA, non pas sous l’angle de ses dangers en tant que tels mais dans la manière dont on l’utilise. Jean Krug remet l’Homme devant ses responsabilités. Les explications sont limpides, bien dosées, et parfaitement reliées à l’intrigue.
- Le bouleversement climatique. De la même façon, l’auteur ne se perd pas dans des explications interminables : juste ce qu’il faut pour faire avancer l’intrigue. Il évoque surtout les conséquences de ce qu’il s’est passé à un double niveau : environnemental mais aussi économique et social. En somme, il nous donne un aperçu global d’un avenir possible.
Contrairement au chant des glaces, je ne me suis donc pas perdue en route ici, et je n’ai pas ressenti non plus d’accélération brouillonne dans les péripéties. Le tout est vraiment super bien dosé. De cette manière, Cité d’ivoire nous livre un roman passionnant mais aussi particulièrement visionnaire sur le futur qui nous attend.
En pratique
Jean Krug, Cité d’ivoire
Editions Critic, mars 2023
Couverture : Sébastien Annoni
Autres avis : Très bonne lecture pour Tampopo qui a été beaucoup plus convaincue par ce titre que le précédent de l’auteur. Un récit immersif et prenant pour Célinedanaë; coup de cœur pour Fantasy à la carte. Un voyage dont se souviendra longtemps Le nocher des livres, qui considère ce second roman comme une réussite.
Quelle super lecture cette Cité d’ivoire ! Les petites réserves que j’ai mentionnées plus haut n’amoindrissent absolument pas la pertinence des messages de ce roman très réussi. Jean Krug livre ici un roman d’aventures efficace, qui détourne en plus habilement les codes de la fantasy et propose des personnages intéressants, complexes et changeants. J’ai une fois de plus beaucoup apprécié la plume de l’auteur, très belle à lire, soignée et toujours aussi travaillée dans les détails sans être artificielle. Elle se marie vraiment très bien avec ce roman d’anticipation qui est un vrai cri à la liberté et à la révolution. Et surtout, l’auteur transpose avec brio notre réalité dans son univers, qui en devient un reflet tellement presque parfait qu’il en est inquiétant. Il nous donne ainsi un aperçu de notre avenir, sans catastrophisme, avec même une once d’espoir. Mais un avenir qui promet malgré tout des batailles, et des choix difficiles à faire. Un texte d’une intensité incroyable, cette Cité d’ivoire !
Tu m’as vachement donné envie de le lire ! Moi aussi je l’avais reçu en SP, mais il n’était pas spécialement au sommet de ma PaL immédiate… hop, je le mets en haut, c’est mon prochain ! Je dois dire que la comparaison avec Frontier me l’a bien vendu 😉 (Par contre, ça va être dur de faire une chronique au niveau de la tienne, maintenant…!)
Je suis très contente d’avoir fait remonter ce bouquin sur le haut de la pile 🙂
Bon, ne t’emballe pas trop avec Frontier quand même, hein, c’est pas du Léa Silhol ^^ malgré tout, je trouvais effectivement que les deux cités avaient le même rôle et le même pouvoir d’attraction…
Je serai curieuse de ton retour !
Arg, ça a l’air intéressant, mais la ressemblance avec notre présent, les catastrophes climatiques…. J’ai bien peur d’avoir le même problème qu’avec Les flibustiers de la mer chimique :/
J’ai relu ta chronique sur les flibustiers, et je comprends ta crainte. Mais il y a deux choses différentes ici : l’entrée dans le roman n’est pas difficile, tout s’imbrique facilement et suivre le chemin des personnages n’est pas jonché de devinettes ni ne demande de capacités particulières en assemblage/puzzle ^^
D’autre part, certes ça parle écologie, luttes sociales etc., mais je n’ai jamais trouvé le propos si noir, pesant; il n’y a pas de défaitisme dans Cité d’ivoire, pas de « c’est foutu on va tous mourir ». J’ai au contraire trouvé qu’il y avait une lueur d’espoir dans le propos, avec des portes entrouvertes sur d’autres alternatives, des solutions pour envisager un futur différent.
Par contre, ce qui peut être un peu oppressant c’est de lire un roman qui est un reflet très très juste de notre société maintenant. je l’ai lu en pleines grèves contre le projet de réforme des retraites, c’était assez incroyable – et du coup j’avais du mal à déconnecter du réel.
Peut-être que tu pourrais le garder en tête pour dans quelques semaines, quand la situation sera un peu plus apaisée; ça donnerait en plus un recul intéressant sur les semaines qu’on a vécues.
Et le lire entre deux romans plus légers aussi ça pourrait aider 🙂
Comme tu as pu le voir, je me retrouve dans la plupart de tes remarques.
Merci à toi (et à quelques autres) de m’avoir poussé à passer outre ma crainte de cette petite police de caractère (je sais, je radote).
Non mais c’est vrai que c’était tout petit, pas toujours une partie de plaisir de s’arracher les yeux sur des textes aussi riquiquis – mais bon, on sait bien pourquoi…