F. Besson, J. Breton : Une histoire de feu et de sang

Enfin, enfin, j’ai lu un essai. Ca m’a pris deux mois, mais j’y suis parvenue. J’ai lu l’ouvrage de Florian Besson et Justine Breton, intitulé Une histoire de feu et de sang, Le Moyen Age de Game of Thrones. Cet essai avait fait l’objet d’une première parution en 2020, puis a été réédité en 2022 chez Alpha. J’avais déjà eu l’occasion d’écouter ces deux médiévistes universitaires lors de conférences sur le sujet. J’avais très envie de lire cet essai pour prendre du recul sur GoT, qui m’a très souvent laissée perplexe dans sa représentation du médiéval. Sans pouvoir, évidemment, mettre de mots dessus, n’étant pas spécialiste du tout.

Présentation de l’essai

Les auteurs

Florian Besson et Justine Breton sont deux médiévistes universitaires.

Florian Besson est docteur en histoire médiévale de l’université ex-Paris-Sorbonne. Sa thèse portait sur les barons de la chrétienté orientale (soutenue en 2017). Il est agrégé d’Histoire et à la tête de plusieurs projets de valorisation du Moyen Age, notamment le blog Actuel Moyen-Age.

Justine Breton est maître de conférences en littérature française à l’université de Reims Champagne-Ardenne. Elle est spécialiste de la légende arthurienne, agrégée de lettres modernes et docteur en littérature médiévale. Sa thèse, soutenue en 2016, portait sur les représentations de la puissance dans la légende arthurienne, de l’écrit à l’écran. Elle travaille sur l’adaptation et les réécritures audiovisuelles de la légende arthurienne – et plus largement sur nombre d’œuvres de fantasy et médiévalistes – dont GoT.

Structure de l’ouvrage

Outre la traditionnelle introduction présentant le périmètre du corpus d’étude, la thèse et la méthode suivie dans l’ouvrage, Une histoire de feu et de sang se structure en 12 chapitres thématiques. Une conclusion reprend les grandes lignes de la démonstration, et ouvre des portes sur une réflexion plus large ensuite. Enfin, l’essai propose un récapitulatif des personnages et lieux, une chronologie des principaux événements et de notes.

Comme souvent, les notes représentent une part non négligeable du propos; ce sont évidemment les sources sur lesquelles s’appuient les deux auteurs. 70 pages de notes en fin d’essai vous attendent, et comme toujours, pas évident de naviguer dans l’ouvrage dans cette configuration.

Périmètre et méthode

L’ouvrage propose un regard croisé sur la série télévisée (l’ensemble des 8 saisons), et l’intégralité des romans parus à ce jour (tomes 1 à 5). Evidemment, cet essai s’adresse à celles et ceux qui ont soit lu – soit vu la série, le propos s’appuyant forcément sur nombre d’exemples tirés des œuvres.

Représentation du monde, arts & musique, magie & religion, la vie quotidienne, lire & écrire, la justice, les émotions, la famille & le lignage, amour & sexualité, la place des femmes, le pouvoir, la politique, la guerre, chevaliers et héros : 11 chapitres thématiques qui explorent toutes les facettes de la vie sociale, culturelle, économique, diplomatique et privée. Puis un dernier chapitre qui s’interroge sur un éventuel réalisme médiéval dans GoT.

Les passerelles sont nombreuses entre série et livres, mais l’ouvrage n’est pas un répertoire. Il cherche plutôt plutôt à montrer comment auteur et showrunners se servent du matériau historique, littéraire et médiévaliste. Il s’agit de comprendre quel Moyen Age est représenté dans GoT. Est-il conforme avec la réalité, ou en tout cas avec l’aperçu plus complet qu’en donnent les nombreuses recherches historiques ? Ou, a contrario, Martin et les showrunners de la série réécrivent-ils le Moyen Age fantasmé ? Et à quoi cela aboutit-il ? Que cela dit-il sur notre perception du Moyen-Age, et par extension, de notre propre société ?

La thèse

Point de départ : qu’est-ce que le Moyen-Age ?

Dans l’introduction, les auteurs commencent tout d’abord par poser le cadre de ce que l’on appelle le Moyen Age. C’est une appellation qui apparaît au XVème siècle. Une construction a posteriori de cette période de plus de 1000 ans, qui va se poursuivre jusqu’à nos jours par la constitution d’une succession de couches d’images mentales. Le Moyen Age obscurantiste des Lumières, le Moyen Age romantique et préraphaélite du XIXème, puis le Moyen Age fantasy… Autant de prismes déformants que l’on appelle le médiévalisme.

Le Moyen-Age de G.R. R Martin

Or, il y a une volonté très claire dans GoT de « faire médiéval » . Auteur et scénaristes ont bien souvent utilisé cet argument pour justifier leurs choix (de violence et de sous-représentation des femmes notamment). Mais le Moyen Age représenté est volontairement sombre. Désabusé, violent, corrompu. La vision porté sur celui-ci est particulièrement cynique, d’autant qu’il est jonché d’incohérences et d’anachronismes.

Thèse de l’ouvrage

On est clairement dans une réécriture complète de l’Histoire, qui en dit davantage sur notre société et le regard que nous lui portons. Le Moyen Age de G.R R. Martin est un patchwork littéraire, fantasy, médiévaliste, qui représente davantage l’idée contemporaine que l’on se fait du Moyen Age.

Le développement du propos

Un Moyen-Age bourré d’incohérences et médiévaliste

Alors les auteurs d’Une histoire de feu et de sang vont étayer leur propos en convoquant moult exemples pris dans toutes les facettes de la vie quotidienne. A chaque fois, ils vont montrer, en confrontant œuvres et études récentes, la discordance qui existe entre le Moyen Age représenté et le Moyen Age historique.

Absence de chanteuses et troubadouresses. Aucune construction crédible de Port-Réal et de son fonctionnement quotidien. Des scènes de repas très carnés. Absence totale de justice et de l’administration royale. Le deuil en noir. Une sexualité violente, loin de sa complexité, de sa codification et de ses formes plurielles réelles. Des viols quasi systématiques et impunis. Reprise du cliché du peuple victime et dominé. Regard machiavélien et hobbesien sur la politique. Un monde de guerres perpétuelles. Des costumes et des accessoires ressemblant davantage à un bric à brac imaginaire. Des préparations de guerres avec des cartes hyper évoluées. Une absence d’Histoire et d’évolution de ce monde…

Toutes ces incohérences, inexactitudes et éléments contemporains s’expliquent notamment par le souhait de conforter le lecteur/spectateur dans un monde qu’il connait. De ne pas l’ennuyer non plus avec des considérations très matérielles. Qui en a quelque chose à faire de comment la nourriture est produite et gérée pour nourrir les habitants de Port Réal ? En cela, l‘auteur se conforme à l’image que le lecteur et le spectateur ont préalablement du Moyen Age. Il propose un Moyen Age qui parle à son lectorat, un Moyen Age fantasmé, constitué d’images superposées au fil des siècles. Effectivement, GoT est une œuvre « qui fait » médiéval : davantage médiévaliste que réaliste.

Un Moyen-Age littéraire

G.R.R Martin s’inscrit également dans une tradition littéraire.

Notamment des épopées d’antan, pour donner à son œuvre un souffle héroïque. GoT est d’ailleurs sous-titrée « A song of ice and fire ». La série amplifie cela avec une bande son assez géniale et les scènes de baston, grands moments de spectacle. Les livres proposent également des moments de poésie. Chevaliers, chansons et guerres : le trio épique par excellence. En cela, on retrouve les ingrédients de la chanson de geste.
Se retrouve également l’attachement au cycle, très courant au Moyen-Age : un tronc narratif commun autour duquel se greffent des récits complémentaires, secondaires, formant finalement un tout.
Il emprunte également aux romans de chevalerie : itinérance typique des héros, idéologie chevaleresque… tout en déconstruisant ces topoï (en intégrant par exemple la figure du héros marginal).

L’auteur s’inscrit enfin dans une tradition fantasy évidente. On y retrouve des éléments phare : la sorcière maléfique, l’importance du surnaturel et des prophéties, les dragons… Mais aussi l’importance symbolique de l’épée, représentant une Maison et l’honneur. Mais là également, l’auteur a clairement souhaité se démarquer de certains topoï, notamment en désacralisant les personnages ou en évoquant des scènes de la vie quotidienne.

Que reste-t-il du Moyen-Age dans GoT ?

G.R.R Martin a repris des éléments médiévaux dont on sait qu’ils ont existé. Il y a parfois un souci de vraisemblance. Un lexique, l’importance des chansons et du bestiaire, un monde assez lettré…

Il en résulte alors un Moyen Age patchwork. Un peu d’épique, un peu de fantasy, beaucoup de médiévalisme, un peu de vraisemblance… tout ça à la fois. On est donc dans un bariolage de styles, avec un regard très contemporain.. La distinction Westeros/Essos, la manière dont les personnages agissent et agissent ainsi que pas mal d’anachronismes évoquent davantage notre monde contemporain finalement, sous un costume vaguement médiéval. La violence représentée… c’est la nôtre.

C’est certes plutôt chouette d’un point de vue créatif, mais catastrophique d’un point de vue historique. Car Martin et les showrunners de la série ont souvent justifié leurs choix par ce souhait de réalisme. Ce faisant, ils font perdurer une image du Moyen Age sombre, cynique, violent : ce qu’il n’est pas. Et ils n’en donnent à voir aucune autre facette. Or, le Moyen Age est une période de 1000 ans qui se caractérise principalement par la diversité. Cette période est un bouleversement économique, culturel, social, politique; le Moyen Age est par nature mouvant, jamais statique. L’importance des recherches ces 15 dernières années et des (re)découvertes témoigne de cette diversité. D’ailleurs, les travaux des historiens aujourd’hui se concentrent davantage sur la vie quotidienne que sur les grands événements qui ont fait date. Finalement, tout l’inverse de ce que propose GoT : une histoire de trônes qui se répète à l’infini dans un monde étriqué qui n’évolue jamais.

Une histoire de feu et de sang : bilan de lecture

Après avoir rapidement présenté la thèse des deux historiens et détaillé un peu le propos, venons-en maintenant au bilan de ce livre.

Très facile à lire, pour qui a déjà lu ou vu GoT. Malgré les notes compulsées en fin d’ouvrage, on avance aisément dans cet essai très abordable. Le propos est clair, bien démontré, suffisamment illustré. Chaque chapitre est découpé en plusieurs paragraphes thématiques permettant de se situer. Un résumé en fin de chapitre rappelle les grands axes de la démonstration. J’ai particulièrement apprécié le dernier chapitre et la conclusion. J’ai d’ailleurs réutilisé sa phrase d’introduction pour un de mes paragraphes : « Que reste-t-il du Moyen-Age dans GoT? », synthèse de l’ouvrage.

Ce que j’ai trouvé vraiment génial en fait, c’est que deux historiens universitaires s’emparent de cette pop culture pour travailler dessus. Car finalement, ce qui m’a le plus plu ici, ce n’est pas tant le pointage des incohérences de GoT (que je soupçonnais fortement), que le « vrai » Moyen Age qui se dévoile en creux. En montrant ce que le Moyen Age n’est pas, on aperçoit ce qu’il a pu être. De ce fait, j’ai pris une formidable leçon d’histoire comme je n’en avais pas eue depuis très longtemps. Passionnante, riche, entrouvrant pas mal de portes et de perspectives. Et surtout, sans avoir l’impression d’être retournée à l’école. Nul ton professoral ici.

Et enfin, j’ai trouvé l’élargissement final d’Une histoire de feu et de sang très intelligent. En démontrant que ce Moyen Age n’a jamais existé, ils démontrent également que ce qui est représenté, c’est notre époque. Notre mentalité, notre fonctionnement, et notre société. Et là, c’est également très intéressant et ouvre sur d’autres sujets à réflexion. Car que cela dit-il de nous aujourd’hui, quand on pense qu’un fait historique est plus authentique parce qu’il est violent ?

En pratique

Florian Besson, Justine Breton, Une histoire de feu et de sang : Le Moyen Age de Game of Thrones

Alpha Sciences, 2022

Une histoire de feu et de sang, le Moyen Age de Game of Thrones est un essai de Florian Besson et Justine Breton. Deux médiévistes qui se penchent sur une œuvre très populaire, la décortiquent, l’analysent avec une démarche scientifique. La thèse est fort simple : le Moyen Age de GoT n’existe pas et n’a jamais existé. Il est plutôt un assemblage d’images reprises et collées ensemble pour « faire médiéval ». Ce faisant, GoT reflète davantage notre façon actuelle de pensée la société et le regard que nous portons sur l’Histoire. Le propos est passionnant, fluide et parsemé d’exemples cocasses. Un ouvrage qui donne envie de relire/revoir GoT avec un autre œil, et d’approfondir la découverte qu’on a pu faire dans ces lignes d’une période méconnue et faussée par des constructions mentales imaginaires. Un ouvrage que je recommande chaudement !

6 commentaires sur “F. Besson, J. Breton : Une histoire de feu et de sang

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  1. Très intéressant, je pense que je me le prendrais, j’aime beaucoup les essais sur le Moyen Age, c’est ma période historique préférée.
    PS : on ne met pas de tiret à Moyen Age 😊

    1. Ca alors, on ne saurait pas dire que j’ai lu un bouquin entier sur le sujet 😀 J’ai toujours mis un tiret, je n’avais même pas fait attention. Normalement, c’est corrigé (merci de me l’avoir notifié !). Je pense que ça te plaira alors : c’est très bien documenté, on apprend beaucoup de choses et on affine son regard. Peut-être que tu sauras déjà pas mal de choses, mais c’est très intéressant de confronter l’Histoire à des œuvres qui disent l’utiliser « pour faire vrai »… !

  2. Très intéressant, ce retour détaillé ! Je savais que le Moyen Âge vu à l’écran était souvent fantasmé (comme par exemple l’absence de personnes racisées, alors qu’il y avait bel et bien des échanges entre populations à l’époque ; ou la couleur – les cathédrales étaient peintes, par exemple, ou encore la condition des femmes (chevaleresses, guérisseuses, etc…)), mais j’en apprends encore avec ton retour détaillé. Je note la référence, ça pourrait être utile à l’occasion !

    1. C’est un ouvrage effectivement très riche en exemples et références, et qui remet en perspective le « mythe » avec l’Histoire – plus précisément, avec l’état des recherches les plus récentes sur cette époque. Tu parles de chevaleresses, tu apprécieras alors l’exemple cité des troubadouresses qui étaient légion visiblement.
      Un ouvrage que je te recommande à l’occasion !

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