Léa Silhol – Sous le lierre

Je devais le lire au printemps, mais à l’époque j’ai lu les deux volumes Sacra. Mais finalement, c’était très bien dans ce sens, et je vous dirai pourquoi plus bas. J’ai donc lu Sous le Lierre début septembre, ma seconde lecture du Pumpkin Autumn Challenge (automne enchanteur, dans la thématique Nature, nature writing). Je valide également la lettre S du challenge ABC de l’imaginaire. Je m’en doutais, mais le constater en vrai fait quand même plaisir : ça a été une merveilleuse lecture. Ce roman est encore, objectivement, une pépite littéraire et féérique comme Léa Silhol peut en faire. Sous le Lierre est paru en 2016, chez Nitchevo factory.

Synopsis

« Par-delà un simple mur écroulé, au fond du parc d’un manoir anglais, s’étendent des bois immenses, ceinturés de légendes et d’étranges interdits.

L’héritière de cette antique demeure, Ivy Winthorpe, ne se définit que par le regard sarcastique qu’elle jette sur toutes choses, les livres qu’elle lit en cachette, sa nature de centaure et, par-dessus tout, les bois vers lesquels elle ne cesse de s’évader, contre toute opposition et obstacle.

C’est la plume de celle qui se définit elle-même comme « un petit système ensauvagé » qu’endosse l’auteure, le temps d’un hymne barbare, à la charnière entre les jardins d’une aristocratie moribonde et les étendues de la millénaire forêt de Savernake, noyée de mystère et de vivants secrets. Un voyage passionnel et féroce dans le grand vert de l’implacable nature, filigrané par la figure énigmatique du Green-Man, le pas des cavaliers, et hanté par l’ombre obsédante du Heathcliff d’Emily Brontë. »

Sous le Lierre – Mémoires de Lady Eve Esturmey, née Winthorpe

Mémoires d’Ivy

Posons brièvement le cadre. Nous suivons le récit d’Ivy Winthorpe, jeune fille du début du XXème siècle, héritière d’un vaste domaine dans le comté de Wiltshire en Angleterre. Nous sommes dans une aristocratie anglaise sur le déclin, mais corsetée dans ses traditions dépassées, figée dans une époque révolue. Ivy, jeune fille à marier, doit se plier à l’étiquette, danser aux bals, feindre l’innocence féminine, passer ses heures à broder, et sourire et à ses galants tous plus mièvres les uns que les autres. Mais Ivy, elle, aime chevaucher en amazone, porter des pantalons pour s’enfoncer dans sa forêt chérie de Savernake, et semble davantage s’intéresser à cet étrange jeune homme sauvage, Fern, qu’à ses prétendants mollassons. Et ces interdits qu’on lui impose… Qu’en a t-elle à faire ?

Ivy, la narratrice, nous livre le récit d’une époque de sa vie, raconté à la manière de mémoires. Le roman est d’ailleurs présenté comme cela : « Sous le Lierre – Mémoires de Lady Eve Esturmey, née Winthorpe ». Deux temps se mêlent, le présent de la narration, avec la voix d’Ivy en 1921, date à laquelle elle raconte son récit, et passé, en l’occurrence (majoritairement) 1912.

Evidemment, c’est un beau trompe-l’œil, Sous le Lierre est un roman, mais j’aime bien les artifices littéraires de ce type, c’est fou à quel point ça marche à chaque fois.

L’art de la narration

En bonne mémorialiste, Ivy endosse tous les rôles du narrateur : elle interpelle le narrataire, organise (analepses, prolepses, ellipses, suspense) et commente son récit par un retour au présent. Le récit à la première personne permet évidemment une immersion totale dans les pensées d’Ivy, particulièrement sarcastiques et cinglantes. On croirait presque entendre Léa Silhol derrière 😉

Le fort caractère d’Ivy accroche d’emblée le lecteur, qui la suit dans sa vie d’aristocrate, mais aussi dans ses plans pour trouver une autre voie et s’enfuir à travers bois enchantés. Malgré l’épaisseur du pavé (près de 500 pages), nul ennui ici.

Sous le Lierre, Dans le Lierre, à travers le Lierre…

Avec Léa Silhol, on révise sa culture littéraire (et on l’apprend, aussi). Sous le Lierre ne fait pas exception. Ce roman se place au carrefour de plusieurs traditions littéraires, dans une culture poétique très large, et est parsemé de références.

Brontë vs Austen

C’est un peu la toile de fond du récit. Ces deux visions radicalement différentes des sentiments et caractères humains (et surtout de leur expression), constituent Ivy. Celle-ci se réfère souvent aux Hauts de Hurlevent, à la passion terrible de Catherine et Heathcliff, à la fougue terrifiante des personnages. Ivy est entière, forte, glorieuse, et fière. Elle est l’antithèse des personnages de Jane Austen, qu’elle évoque aussi très souvent… avec dédain. Les bals, les froufrous, les pleurnicheries, les bienséances… au diable ! Ivy envoie tout ça valser, et se moque ouvertement des sœurs Bennett et Dashwood, qui brodent et geignent à longueur de temps, des Darcy fadasses et mollassons, de toutes ces histoires convenues, dans un cadre étriqué, sans odeur ni saveur.

Ivy doit cependant s’y contraindre, en surface. Son visage semble être côté Dashwood/Bennett, feignant de minauder pour faire plaisir à son lot de Darcy’s, mais son cœur penche vers Heatcliff, sa fougue, sa violence terrible, et sublime.

Une œuvre poétique

Sous le Lierre est une œuvre poétique. En effet, les voix de Yeats, Whitman… résonnent dans le récit. Des vers entiers parsèment le texte. Léa Silhol nous promène ainsi dans une poésie en vers et en prose. Je l’avais déjà évoqué dans ma chronique de La sève et le givre : Léa Silhol est sûrement une descendante des premiers aèdes grecs… Elle sait jouer avec les mots, les assembler pour créer des mélodies, sonores et rythmées. Sa plume est tantôt langoureuse tantôt frénétique, pleinement végétale (cette forêt vivante et mystérieuse, la métaphore filée du Lierre et de la Rose…); le vocabulaire toujours étendu et soigné, et adapté à l’époque. Bref, c’est à mon sens une œuvre d’art poétique qui se donne à lire ici. Et vous savez à quel point j’aime énormément ça.

O beauté du Monde ! O la Splendeur dans l’herbe et la poudre d’or des calices ! Le lys, la rose, l’anémone, la campanule et le muguet des sous-bois ! O Salomon, chante encore… La courbe du rocher dans le torrent, et la ligne argentale du torrent lui-même, serpent martelé sous la lune blanche, là-haut… L’oblique du saut de la rainette, le bruissement fouisseur du chevreuil… Et le coq dans les fougères ! Les plumes qu’il a laissées ! Le regard et le pelage du renard sous la futaie, du petit renard qui ruina le vignoble… Chante, Salomon, ô chante encore !
Je cours, je cours, je m’arrête, je m’attarde, je passe. J’embrasse le front du vieux dieu en lui abandonnant mes groseilles. Et il rit avec moi, et les bois entiers rient avec moi, et le monde entier rient avec nous. O Savernake, ma Savernake… Quel temple peut-il se comparer à ma Savernake ?
Je connais ton nom, et ton nom est un baume, un chant, un parfum répandu…
Et je sais, sans le moindre doute, que même si je devais vivre centenaire, je ne pourrais pas renoncer à cet élan de mon ‘cœur terrible’. Jamais résister au désir de traverser ce mur, vers le jardin qui se passe des hommes ».

J’aime énormément cet extrait, qui regroupe tout ce que j’aime et plein de thèmes chers à l’autrice : la langue qui virevolte, qui chante, musicale; ce cœur terrible, cette parfaite symbiose avec la Nature (parfumée, il y a toujours beaucoup de fragrances dans l’œuvre de Léa Silhol) le thème du passage vers un ailleurs…

Sous le Lierre, derrière le Lierre, la faërie

Réalisme magique

Ce n’est pas la première fois que j’évoque le réalisme magique, et il me semble qu’on est en plein dedans ici. J’avais lu La dixième Muse d’Alexandra Koszelyk, qui en offrait aussi des éléments. Dans un entretien donné à Viviane Bergue (Fantasy Art and Studies, Villes et merveilles, 2017), Léa Silhol précise sa vision du réalisme magique.

Ici la forêt, on la sent magique. Derrière la façade des arbres et des mousses, quelque chose se passe. On le sentait déjà dans la nouvelle Under the Ivy (Sacra, Parfums d’Isenne et d’ailleurs – Aucun cœur inhumain). Mais on n’est jamais vraiment de l’autre côté. Il n’y a pas vraiment de point de rupture qui nous fait basculer « de l’autre côté ». Point de déséquilibre, ni cet aspect de doute et de panique qui ferait pencher du côté du fantastique. La réalité tangible n’est jamais mise en doute. On est plutôt dans la réminiscence d’un monde perdu, qui revient par bribes, par échos. C’est comme un rêve dont on ne se souvient plus vraiment au réveil. Des éléments surnaturels saupoudrés par petites touches, à la manière des impressionnistes.

D’ailleurs, hormis ces touches de surnaturel, est dépeint ici un monde en désuétude, une aristocratie anglaise à l’agonie, à la veille de la première guerre mondiale et d’une époque pleinement industrielle. C’est ce monde qui prend fin qui est retranscrit ici, dans ses habitudes figées, ses conceptions étriquées.

Fantasy art and studies, Villes et merveilles, Printemps 2017

Vertigen résonne ici

Sans en dire trop, Sous le lierre évidemment a résonné à mes oreilles avec ses échos à Vertigen et à ses cours, dont l’une en particulier. Pour ceux qui ne connaissent pas, les écrits de Léa Silhol se réunissent dans une Trame, chaque œuvre étant liée aux autres. Vertigen rassemble des œuvres de fantasy mythique, d’inspiration celtique, mettant en scène la Faërie et ses cours. La cartographie de la Trame est décrite sur le site de Nitchevo Factory.

Léa Silhol m’avait prévenu quand j’avais lu Sacra : j’ai effectivement fait ahhhh et ohhhh, en comprenant l’emboîtement des éléments. C’est ce que je mentionnais dans le prologue de cette chronique. Dans le premier tome de Sacra, la nouvelle Under the Ivy dialogue avec Sous le lierre. Si je me demandais alors quel était le lien entre cette nouvelle et la Trame, j’ai eu ma réponse ici (mais je ne dirai rien ^^). En tout cas, la lumière fût ! Et j’aime beaucoup faire des ponts comme ça entre les œuvres de l’autrice.

Enfin, on retrouve aussi les caractères très typiques de Vertigen : des héroïnes parfaites et des héros très torturés (pour le coup les hommes sont beaucoup plus nuancés que les femmes, presque agaçants quand il se mettent à geindre comme des enfants, heureusement que les femmes, en bonnes chasseresses, sont là pour tenir les rênes et leur secouer les puces). De la même façon, j’ai trouvé pas mal de similitudes entre Ivy et Angharad, toutes les deux fortes et fières, portant sur leurs épaules la fin programmée d’un monde, des choix à faire, des liens particulièrement forts avec leurs chevaux… Alors certes, ce ne sont pas des personnages très réalistes. Mais on s’en fout en fait ! On parle de Faërie là, pas d’humains insupportables et trop compliqués sous leur scalp. Si les fées étaient aussi chiantes que les humains, ça craindrait vraiment, non ?

Des thématiques de la Trame

Moi, quand je lis de la Faërie, je veux du Sublime. J’ai donc été pleinement servie. C’est haut, grand, éloquent, fier, orgueilleux, à l’image d’Ivy (et d’Angharad). Bon sang, que j’aurais bien aimé la côtoyer pour qu’elle me (re)donne des leçons de sauvagerie, et de misanthropie avancée. Elle parle à mon ancienne Nature, que je laissais sortir à 16 ans, et que j’ai dû maîtriser et ranger dans un coin « parce qu’en société on ne peut pas faire ci, parce qu’en tant qu’adulte on ne peut pas dire ça etc etc. Alors Ivy sait se tenir, en public. Mais elle, elle a gardé sa Nature sauvage en elle, et la laisse s’exprimer. C’est cette même Nature qui la pousse à suivre ses instincts. J’aime ces forces de la Nature qu’on retrouve dans plusieurs écrits de Léa Silhol.

Tous ces échos qui résonnent donnent ainsi un aspect très musical aux œuvres de Léa Silhol. Ce n’est pas anodin quand on pense qu’un recueil de nouvelles s’intitule Musiques de la frontière, joli clin d’œil.

Les échos ne sont pas seulement dans le fond, ils sont aussi dans la forme. On retrouve dans Sous le lierre un thème cher à l’autrice, qu’elle développe dans toute son œuvre, sous des images différentes : le passage. Il prend la forme d’un voile, d’une arcade, d’une porte, d’un Seuil, qui mène d’un monde à l’autre. Ici, c’est le muret de la forêt, plusieurs fois condamné, plusieurs fois franchi, qui joue ce rôle de frontière entre le réel et le surnaturel.

L’enjeu est également de savoir ce qu’est l’Autre. L’autre côté, les autres êtres, l’autre monde… L’altérité est également un thème bien développé dans l’œuvre de Léa Silhol. L’autre c’est l’étranger, celui qui est différent ; mais par rapport à qui et à quoi ? Selon quel point de vue se place t-on ? Dans toute l’œuvre de Léa Silhol, l’Autre c’est chaque personnage : l’humain du point de vue des fées, les fays pour les humains… Finalement, réel et surnaturel se côtoient, mais le mélange n’est jamais complet, ni évident, une frontière demeure.

En pratique

Léa Silhol, Sous le lierre

Nitchevo Factory, 2016

Illustrations de couverture et intérieures : Dorian Machecourt

Pour s’y retrouver dans la Trame : une petite cartographie !

D’autres avis : Psycheinhell, une autre amoureuse des écrits de l’autrice; Au fil des livres, une chronique peu après la sortie du livre.

Sous le lierre est un roman de Léa Silhol, un « électron libre » de la Trame. A mes yeux, pas tant que ça, parce qu’on voit bien que cette œuvre est liée à Vertigen. D’autre part, les thématiques développées dans ce récit se retrouvent aussi dans d’autres romans et nouvelles de la Trame. Je n’ai jamais été déçue en lisant Léa Silhol, et je n’ai pas été déçue avec Sous le lierre. J’ai adoré cette impression de toucher du doigt plein de choses, d’être au cœur d’une trame tissée de plusieurs fils, et d’en voir plusieurs se rejoindre. Evidemment, l’écriture de Léa Silhol, sa culture étendue, sa maîtrise du récit… m’ont beaucoup plu aussi. C’est toujours un plaisir de lire les œuvres de cette autrice, particulièrement bien mises en valeur dans une maquette graphique superbe, et des couvertures magnifiques, signées Dorian Machecourt. Sous le lierre a été une lecture exquise, que j’ai fait volontairement durer, comme les petits bonbons qu’on ne veut pas croquer pour ne pas les finir trop vite.

2 commentaires sur “Léa Silhol – Sous le lierre

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  1. J’avoue, j’ai lu ta chronique en diagonale car je veux me garder le plaisir de la découverte – mais comme toi, je suis fan du travail de Léa Silhol, donc je sais que je vais me régaler ! 🙂
    Je lirai ta chronique en détail quand j’aurai lu ce petit bijou 😉

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