Léa Silhol – La sève et le givre

Première lecture dans le cadre du Cold Winter Challenge, dans la catégorie « Reine des neiges ». D’accord, c’est un peu facile, d’autant que c’était une re re lecture. Mais j’ai une histoire avec ce livre, que j’ai lu pour la première fois il y a… heu… 18 ans (beuuuh). La couverture de Ruby m’avait frappée… J’ai acheté le livre, pour sa couverture. A l’époque, j’avais aimé le livre. Mais je n’en ai pas saisi la beauté. Alors, comme Angharad sous l’emprise du Fou, il a dormi ensuite sur mes étagères. Il a dormi longtemps, très longtemps. Jusqu’en février 2020 en fait, à l’occasion de la réédition de La glace et la nuit. Nigredo. Je l’ai repris, et dévoré, sans encore une fois prendre le temps d’en apprécier toute la beauté.

Je me suis donc replongée dedans cette semaine, et cette fois, en laissant le charme des mots opérer et m’imprégner tout entière. Les écrits de Léa Silhol sont comme un parfum. Il y a la note de tête, la note de cœur, et la note de fond. Toutes les trois, elles se détachent, puis se mélangent et embaument, longtemps. Il est nécessaire de se replonger plusieurs fois dans les œuvres de Léa Silhol pour apprécier toutes les facettes de son imaginaire. Avec patience, la « tisseuse » poursuit son ouvrage, lentement, mais sûrement. Un livre de Léa Silhol qui sort, c’est comme un album de Portishead. On attend longtemps, mais alors, ça vaut le coup. Du grand art.

Les livres sont comme un paysage de montagne . Selon la lumière du jour, la couleur et les formes des montagnes changent. Léa Silhol est une magicienne de la plume, qui sait charmer, avec tout son « glamour ». Trois lectures, trois ressentis et impressions différents… et un sens nouveau qui me vient, à chaque fois.

Synopsis

Les Parques ont parlé, leurs trois prophéties semblent vouer Finstern, Roi de la Cour unseelie de Dorcha, à la mort. Oui, mais il y a Angharad, née du printemps et de l’hiver qui est là. Selon ses choix, elle peut aller dans le sens des prophéties, ou les empêcher. Evidemment, quelque soit son choix, il ne sera pas sans conséquences, pour elle, Finstern, et le royaume des Fées, qui se déchire, entre cours d’Ombre et cours de Lumière. Angharad doit trouver le bon équilibre.

Poiêsis

Dans les pas de l’épopée, …

Le texte se place directement dans la tradition de l’épopée au sens aristotélicien du terme . C’est un genre narratif haut, semblable à la tragédie par son sujet. Il se caractérise par une intrigue centrée sur des caractères, des personnages hauts et nobles. Le récit est simple, et a recours au spectaculaire, avec des événements dramatiques. L’épopée diffère par son style (versifié à l’époque, en prose ensuite et ici) son unité de temps (pas limitée).

Le scénario n’est pas très poussé quand on y réfléchit. Un duo amoureux, deux belles personnes (ouhlala, qu’elles sont belles). Mais les Parques ont fait de méchantes prophéties qui vont les séparer/risquent de les tuer/leur imposent des choix terrrrribles. Le tout sur fond de guerre entre cours féériques qui brinquebalent un peu beaucoup. De belles gens, de haute naissance, altières et fières, une guerre de fées, de l’honneur et de la bravoure, des événements terrrribles susceptibles de changer le destin… Tous les ingrédients sont là.

… une poésie ossianique

Le narrateur du récit est un narrateur d’épopée : discret, il raconte des faits déroulés dans des temps anciens, immémoriaux (« En un crépuscule du soir… », « ainsi vint un jour… »).

Ce narrateur se nomme Oisin Mac Fionn, personnage d’un cycle de mythologie irlandaise. Cet « Ossian en ces terres » est aussi un clin d’œil au barde écossais du IIIème siècle. Cet auteur présumé de poèmes gaéliques a été une source d’inspiration importante pour les préromantiques allemands (Sturm und Drang), notamment Goethe et Walter Scott (d’ailleurs convoqués dans le roman). L’ossianisme, ce mouvement littéraire inspiré du poète, n’est pas seulement la réutilisation d’images et de caractères bien spécifiques (héroïsme, inspiration lyrique et mélancolie, qu’on retrouve par ailleurs chez les personnages, notamment Finstern). Il est aussi le souhait de constituer un ensemble de récits fondateurs d’une culture nationale (à l’image de l’Enéide, De l’Iliade et l’Odyssée, de la Franciade…). Le récit d’Angharad & Finstern et des prémisses de fin du monde des fées s’inscrit pleinement dans cet héritage. Le barde se place comme relai de cette mémoire à préserver, à diffuser et à comprendre. Ses quelques apartés au présent marquent un retour à l’énonciation, commentent le récit (« à vos oreilles de mortels la chose doit sembler absurde… »).

Une œuvre musicale et dansante

Une chronique chantée par son barde…

La sève et le givre est une œuvre poétique, dans le sens étymologique du terme. L’aède grec est un chanteur, qui crée, façonne (<poien), par le langage, les sons, l’harmonie et les images.

Et à la manière des grecs, Ossian chante. Il commence par un prélude (amorce, qui précède et annonce ce qui va suivre, mais aussi une pièce introductive instrumentale ou orchestrale, et encore une suite de notes, improvisée, chantée ou jouée, pour se chauffer la voix et donner le ton) et organise le récit en canto (< cantum, chant), organisés en trois livres. La musique, le chant, sont toujours présents dans le livre, autour d’Angharad, dont le premier son était un chant.Ssa jeunesse se poursuit en chantant, et c’est encore devant Finstern qu’elle chante pour l’assemblée des Ashern un soir de fête. Le phrasé se caractérise aussi par une harmonie musicale. Le langage est parsemé de d’assonances (« éphémères, éternels, épris pour toujours… »), se fait création musicale, alternant mélodies et soupirs, autant de « … » marquant aussi le récit d’intemporalité et d’éternel.

… et qui invite à quelques pas de danse

La musique accompagne le pas de deux d’Angharad et Finstern, qui se tournent autour, se lancent l’un après l’autre, se rejettent, se retrouvent. Le rythme oscille, entre rythme binaire reflétant la dualité (Angharad la blanche/Finstern l’Obscur, la sève/le givre, le printemps/l’hiver, les cours de lumière/cours d’ombre, Finstern/Shimrod, la dryade d’été/Frost l’hivernien, la lune/le soleil…) et le rythme ternaire de la valse.

Le récit tout entier est à trois temps. Il commence d’ailleurs avec les trois Parques et se poursuit avec le triangle Angharad/Shimrod/Finstern. La symbolique du chiffre trois est reprise dans les titres (trois appels à la nuit, trois saisons en hiver), les personnages (Cailleach/Gaemred la Reine des Neiges et Angharad, trois générations), les trois prophéties, les trois échardes de glace, les trois morts de Finstern, les trois choix d’Angharad (intéressant de noter d’ailleurs qu’elle n’en fait que deux, cassant le rythme et donnant ainsi la possibilité d’un après la sève et le givre).

Le phrasé suit cette dynamique. Les noms, adjectifs et propositions relatives vont très souvent par trois (« elle se bâtit une demeure/tressant entre elles les branches en murs/tissant les feuilles en toit/et oubliant d’élever une porte » ; « rien ne leur paraît plus désirable […] que les dons du changement, de la création, de la destruction » ; l’âme d’Angharad « faite à dessin, embuée d’ombre, inachevée » etc.).

A la manière des personnages qui se tournent autour, la langue s’inscrit dans le mouvement. Pendant les errances d’Angharad (livre 2, canto 2), celui-ci est palpable. Répétitions, parallélismes, et champ lexical viennent marquer ces pas de danse (« Toujours en mouvement elle était alors […]. Toujours, malgré son apparente fixité, quelque chose tournait en rond […]. Quelque chose continuait de tourner. Tourner sans fin, comme tournent sur elles-mêmes les graines d’érable avant de se mettre en terre »).

Poésie lyrique et sublime

Musique et danse, langage chanté, au service d’une poésie lyrique. Elle chante la mélancolie, le sentiment amoureux, la solitude, dans un cadre où la nature est tout aussi importante que les personnages. Les personnages sont d’ailleurs la personnification de la Nature. Angharad est l’hiver et le printemps, Finstern de la nuit, Shimrod de l’automne. Les descriptions des personnages, leurs attributs, leurs vêtements, sont des éléments de nature (des yeux de glace, des échardes dans le cœur, la sève dans les veines d’Angharad, des cheveux d’ébène, la cape tissée des « ténèbres des bois » de Finstern, les glaçons dans la chevelure de Frost, le sourire « croissant de lune » d’Alyz…).

La nature est un décor, et chaque lieu a son importance (l’écrin de la forêt, les fleuves d’Irshem, le jardin clos dans lequel Finstern laisse échapper sa mélancolie, regardant le reflet d’Angharad dans l’eau du bassin…).

La force des mots et la composition métaphorique témoignent de la grandeur des personnages, de leurs sentiments, de leur beauté, et de leur inaccessibilité (« le désir secret du cœur de tous les Nishven était Finstern lui-même, soleil noir de ces cieux sans lumière. Et ils le désirèrent d’autant plus que sa beauté était devenue comme une flamme nue […]. S’il avait toujours été à leurs yeux, d’aussi loin qu’ils s’en souviennent, l’incarnation exacte de la perfection, il prenait la forme, au pinacle de son crime de passion, de tout ce que le peuple de Dorcha pouvait désirer […]. Nombreux furent ceux, alors, qui cherchèrent le regard de ses yeux comme on cherche le salut. Le Seigneur passa, il sourit peut-être, il ne les vit pas. Certains poussèrent l’audace jusqu’à se tenir sur son chemin […] en lui disant « aime-moi » ou « tue-moi ». Finstern les chassait de son passage comme on écarte un insecte […]. Alors les Nishven, laissés dans son sillage de navire comme les épaves d’espoirs morts-nés, s’en allaient se coucher sur les rives des fleuves […]. Et de chagrin ils devenaient autres : arbre, rocher, oiseau »).

Ces personnages féériques, d’une beauté inégalable, transcendante, mortelle même, inexprimable, s’inscrivent pleinement dans le sublime. D’abord élément de rhétorique chez les grecs, le sublime est redécouvert aux 17 et 18èmes siècles. Il devient alors un concept esthétique, basé sur les trois plaisirs de l’imagination (la grandeur, l’insolite et la beauté), selon Joseph Addison. Le sublime est l’infini de la beauté et de la grandeur. Elles dépassent le dicible, se rapprochent de l’éternité, de l’intemporel. Faute de pouvoir les appréhender pleinement, un sentiment d’impuissance douloureux naît.

World building

Un monde complet

Léa Silhol place son récit dans plusieurs traditions de légendes et de mythes. Son monde imaginaire se nourrit de mythologie irlandaise (Tuatha de Danann), de folklore écossais (Seelie/Unseelie) et anglais (forêt de Sherwood). On trouve aussides références littéraires (Titania et Obéron, personnages de la pièce de Shakespeare, le Songe d’une nuit d’été), et des références mythologiques romaines (les Parques). Enfin, il y a des éléments religieux préchrétiens (fêtes d’Imbolc, Samhain…). Le récit est ponctué de références à Walter Scott et Lord Dunsany, considéré comme le précurseur de la fantasy moderne.

Ce matériau riche et varié est retravaillé pour composer un théâtre géant, composé de 19 cours (7 en Lumière, 9 en Ombre et 3 en Crépuscule). Chaque cour est une scène, faisant apparaître de nouveaux décors (le décor glacé de la cour d’Hiver, la forêt de Herne, Dorcha, le royaume de Nicnevin…).

De nouveaux personnages apparaissent, tous dans leur rôle, très typés et certains même masqués (Herne). C’est une pièce de théâtre qui se joue, avec ses rebondissements dramatiques. La bataille d’Ombre et Lumière, en est un (mais finalement pas si terrible, puisque personne ne peut mourir chez les fées). Intéressants aussi les intermèdes, intercalés dans le récit, comme pour divertir l’auditoire du barde.

Page de titre de la première édition de la pièce Le songe d’une nuit d’été de William Shakespeare (1600).

La sève et le givre fait partie d’un univers complet, la Trame, qui comporte à ce jour plusieurs volumes, organisés en suites et époques, et autres satellites gravitant autour (merci à Léa Silhol de m’avoir transmis le lien vers l’architecture complète de la Trame, je m’étais un peu égarée parmi tous les fils de sa toile géante !). La sève et le givre est le premier volume de la Suite Majeure, qui à ce jour comprend 3 tomes (le 4ème est en cours), centrés sur la recherche et conquête de Seuil et le binôme Angharad/Finstern.

L’histoire, les lieux et les personnages évoluent, gagnent en épaisseur, au fil des volumes. Des croisements se font aussi entre suites et époques, comme des échos, des ondes, entre périodes temporelles et espaces géographiques plus ou moins éloignés. Léa Silhol construit son monde, avec son langage, ses codes (les passages entre les cours), son glossaire et lexique, ses langages (l’unseelie, ou l’absence de langue, pour les Filann de Dorcha, ou encore la langue de mortalité).

Pour finir, le livre en lui-même est un magnifique livre-objet, avec de très belles illustrations de couverture, et richement décoré à l’intérieur (bordures, lettrines…). Cela rappelle un peu les écrits médiévaux. Il y a vraiment une cohérence d’ensemble dans la constitution de cette œuvre.

Les Portes : seuils, passages, frontières

J’ai trouvé très intéressante toute la thématique de la frontière et du seuil. Ce sera l’enjeu des tomes du Dit de Frontier, avec la recherche de Seuil/Frontier, dans Musiques de la frontière et Possession Point, autre série de satellites figurant dans la Trame (et non suite mineure, comme je l’avais écrit, preuve que la toile est bien tissée et prend au piège les petites mouchées égarées : mais la bienveillance de Léa Silhol m’a permis de m’y retrouver !).

Les trois cours du Crépuscule jouent ce rôle de frontière, de limite entre Ombre et Lumière. Le personnage d’Angharad lui-même reflète cette position. Mi-hiver, mi-printemps, c’est sur elle, « être de tous les seuils », que repose la survie du monde de féérie. L’enjeu de l’histoire n’est pas tant Ombre ou Lumière, mais bien l’entre-deux, ce fil sur lequel les personnages dansent comme des funambules.

La frontière, c’est aussi celle entre le royaume des fées et les mortels. Il n’y a pas de mélange. Chacun dans son coin. Quand il y a des rapports entre les deux populations, ce sont des rapports d’opposition. Cette thématique est au cœur des ouvrages du cycle mineur (Musiques de la frontière, Possession Point). Ces seuils marquent encore la dualité. Cette dualité est placée en tête du roman, par ces mots de Walter Scott : « Ce que je suis je ne dois montrer / Ce que je suis tu ne peux savoir / Quelque chose entre Enfer et Ciel / Quelque chose qui ne se dressa ni ne chut / Quelque chose par ta ruse ou volonté / Peut te faire du bien – peut te faire du mal ».

D’ailleurs, que Léa Silhol convoque Walter Scott n’est pas anodin : poète écossais, figure du romantisme britannique, il est l’écrivain des Waverley Novels. Ces œuvres de vagabondages et de promenades de son héros Waverley ont pour but de réhabiliter les vieilles coutumes et les habitants de l’Écosse. Walter Scott se place dans une tradition des récits de voyage au XVIIIème siècle. En cela, Walter Scott écrit une poétique de la frontière, sujet d’un ouvrage de Céline Sabiron.

Et c’est aussi une poétique de la frontière et du déplacement que nous avons dans La sève et le givre. Ces frontières sont marquées par des franchissements. Franchir ces passages n’est pas anodin, ni facile. Il faut les trouver, déjà. Chacune de ces portes ont leur fonctionnement, provoquent des sensations particulières (le « Vertigen »), et une impression de saut dans le temps. Franchir une Porte n’est pas simplement un déplacement géographique, c’est un acte temporel, et un dépassement de soi, créant éblouissement, un vertige, proportionnel à la différence de clarté de chaque côté de la Porte. Entrer en hiver revient à franchir un « abîme ». « Pour entrer en Dorcha, il faut se perdre » / « Pour entrer en Dorcha, il faut se dissoudre » / « Pour entrer en Dorcha, il faut accepter la nuit ». La frontière est bien plus intérieure ici qu’extérieure, elle se fait symbole, sacrée et spirituelle.

Une œuvre labyrinthe

Ce livre reflète finalement un des enjeux de la littérature. Ecrire, oui, mais surtout, peut-être, ne pas tout écrire ; laisser planer le doute, le mystère, poser des questions et les laisser sans réponses ; ne pas tracer un seul chemin de sens, mais perdre le lecteur dans un labyrinthe, seul; le laisser se demander s’il ne ferait pas mieux de revenir en arrière, s’il ne s’est pas trompé, s’il ne vaut pas mieux prendre à droite, le laisser trouver une sortie seul ; travailler le fabuleux matériau que sont le langage et la langue française, avec toute son histoire et ses évolutions qui la rendent riche, sonore et magique ; reprendre une culture littéraire millénaire et la refaçonner, la déconstruire, la transposer… ou accoucher d’un ovni sorti de rien.

Je me demande encore quelles questions je me poserai à la prochaine lecture ; je me réjouirai sûrement de découvrir des réponses, de découvrir des sens à côté desquels je serais complètement passée à côté auparavant ; je me gratterai la tête en me disant « mais qu’est-ce qu’elle veut dire, bon sang de bois ? » et me demanderai si ce que j’avais pris pour acquis l’est vraiment tant que ça … Dans deux ans, peut-être que je relirai cette chronique et que je me dirai « mais non, pas du tout ! » ou encore « mais comment j’ai pu passer à côté de ça ? ».

Est-ce que ce n’est pas ça, la magie de la littérature ?

Entrer dans la Sève et le Givre, entrer dans Vertigen, est déjà en soi franchir un Seuil, mettre un pied dans la Trame, et accepter, en tant que lecteur, qu’on va se perdre, qu’on entre là dans un endroit magique, qui va bousculer, qu’on aura du mal à faire le chemin inverse, et comme les personnages, on voudra coûte que coûte trouver Seuil, et peut-être faudra-t-il accepter que ce ne sera pas la réponse de tout.

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