Un Léa Silhol, ça faisait longtemps ! J’avais commencé Hanami Sonata cet été, mais je l’avais mis de côté pour l’automne. Raison pour laquelle je l’avais intégré dans le Pumpkin Autumn Challenge, et puis il a finalement atterri dans l’ultime challenge. Finalement, j’ai lu ce recueil une fois les arbres dépouillés de toutes leurs feuilles, mais cela ne m’a pas empêchée d’imaginer et d’apprécier l’ambiance de certaines scènes. Hanami Sonata fait partie d’un cycle cyberpunk qui réunit tous les autres cycles de la Trame. Les ponts y sont nombreux, et petit à petit, tout commence à faire sens dans mon esprit…
4e de couverture
Ceci est un conte tranché par la ligne coupante de la limite des eaux.
Au-dessus de la surface miroitante, une maison à Kyoto, engloutie sous les couleurs d’un automne tardif. Son ancienneté ne peut être égalée que par celle de la lignée qui y réside, attachée génération après génération au passé, et aux codes du guerrier.
En dessous, par-delà la neige d’un écran, l’horizon digital qui a pris racine à Tokyo : le Grid, impitoyable interface où il n’existe aucun code, sinon ceux du langage machine.
Sur ce fil, en funambule, celle à laquelle aucun de ces deux univers n’est étranger, et qui pourtant reste prisonnière de l’interface. C’est pour la secourir que son frère, le grand maître de K?d? Izôkage Hatsuyuki, a ouvert les portes de sa demeure à cinq étrangers.
À la charnière entre le monde des Kamis japonais, celui des Fays américains, et la matrice glaciaire du Grid, cette rencontre frappera une étincelle qui changera irrémédiablement tant la destinée des Seppenko que celle de Frontier.
Hanami Sonata dans la Trame
Cartulaire
Hanami Sonata fait partie du cycle du Seppenko Monogatari, autrement dit La geste de Seppen. Ce cycle de fantasy japonaise/cyberpunk se compose pour l’instant de 4 chants :
- Masshiro Ni, ensemble de nouvelles précédemment parues dans divers œuvres ;
- Hanami Sonata, le chant II donc, composé de deux novellas : La Maître de Kodo et La maîtresse d’Echos ;
- Puis Gridlock Coda, publié en deux volumes : Romaji Horizon et Hangul Express.
Le cycle devrait se composer à terme de 6 ou 7 chants. Son premier texte, La loi du flocon, paru dans Les contes de la tisseuse et repris dans Masshiro Ni, date de 1999. Hangul Express est sorti en 2019.
Ce cycle se trouve à la croisée des chemins, entre la suite majeure du cycle de fantasy celtique Vertigen (La sève et le givre, La glace et la Nuit : Nigredo, Albedo, Cauda Pavonis), et la série de fantasy urbaine, le Dit de Frontier. Hanami Sonata fait également écho aux recueils Sacra, puisqu’il reprend et développe la nouvelle Le maître de Kodo parue dans le 2e volume (Parfums d’Isenne et d’ailleurs : Nulle âme invincible).
D’ailleurs, des échos il y en a des tonnes ici. Intéressant de noter cette dimension musicale quand on sait que l’autrice ne fait jamais rien au hasard. Entre Musiques de la frontière, Hanami Sonata et la 2e novella qui compose ce recueil, La maîtresse d’Echos, on peut dire qu’on est au cœur d’une partition très vaste, où les voix s’entremêlent. D’ailleurs, ça fait tilt. On comprend petit à petit l’enchevêtrement de tous les arcs, des différentes époques et le sens de tout ceci. Léa Silhol est une cheffe d’orchestre hors pair.
Prolégomènes
Vous allez certainement vous demander pourquoi j’ai commencé par ce deuxième chant. Je me souviens que l’autrice avait conseillé de lire ses oeuvres dans leur ordre de parution. Alors certes, les nouvelles de Masshiro Ni ont été publiées avant, mais le recueil est paru en 2019, soit un an après Hanami Sonata. Et puis l’autrice le précise sur son blog : « Mais c’est l’opus II (soyons excentriques !) qui ouvre le bal : Hanami Sonata ». Et moi, je suis toujours les conseils des auteurices.
Pour vous y retrouver, deux articles que je porte à votre intérêt : le cartulaire de Transmeare, pour vous y retrouver dans la Trame, et puis un topo sur ce cycle japonais sur le blog de l’autrice.
Cyperpunk et Hanami
Entrons dans la Matrice
Dans Le maître de Kodo, nous suivons Hatsuyuki Izôkage, qui fait venir une délégation de 5 fays américains pour sauver sa sœur Fuyue, piégée dans le Grid pour retrouver son âme sœur. Le Grid, c’est la Matrice de Neuromancien et de Matrix. Cependant, sa modélisation diffère un peu, et d’ailleurs elle est décrite dans ces pages. Je vous laisserai découvrir cela. Parmi la délégation Fay on retrouve des personnages croisés dans Le dit de Frontier : Priest, Jay, Margret/Crescent, et on aperçoit aussi indirectement Shade, qui mène la révolte et la mise en sécurité des Fays aux USA, vers Frontier.
On est donc, au début du recueil, dans un univers bien cyberpunk. Un monde contemporain, résolument urbain; une technologie dangereuse, mal maîtrisée, terrain de jeu favori des pirates du Darknet; un réseau de Fays et de changelings, dont le sort aux USA et au Japon est sujet de tensions. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de La Maîtresse d’Echos, où les deux personnages principaux endossent des rôles politiques et diplomatiques dans ce grand échiquier.
Il y a plusieurs rythmes dans ce roman. Tout ce qui est lié au Grid (son explication, sa modélisation, les différentes tentatives d’y pénétrer pour retrouver Fuyue) est traité de manière très directe. Factuelle, sans digressions. Droit au but. Et entre ces différentes scènes, coupées souvent d’ellipses, l’autrice insère des scènes de dialogues assez longs. Comme si elle zoomait et appuyait sur le bouton pause en même temps. Ces échanges sont beaucoup plus poétiques, et surtout tragiques, au sens théâtral du terme. J’en parlerai plus bas.
Peace of mind
Recueil cyberpunk, et pourtant, donc, assez contemplatif. Les deux novellas se lisent comme une pièce musicale en deux mouvements, soulignés par le passage du temps. Léa Silhol nous offre des pages de toute beauté, assorties de photographies (magnifiques, avec des macros impeccables) de son jardin japonais, pour souligner la fugacité du temps.
Le Maître de Kodo est comme une poussée de sève; les personnages (surtout Margret) sont jeunes, vifs, mais ploient sous un destin lourd, implacable. Comme Angharad jadis… A la fin du texte, Crescent naît – apogée du roman. Apogée, mais en même temps quel gouffre… ! Après ces montagnes russes, La maîtresse d’échos apporte la renaissance. La floraison réapparait. Léa Silhol nous invite à apprécier le Hanami, cette coutume japonaise qui consiste à apprécier la beauté des fleurs de sakura, particulièrement au printemps lorsqu’elles sont en pleine floraison. Toute l’histoire d’Hatsuyuki et de Crescent est illustrée par ces saisons qui passent, ce renouvellement perpétuel, et la fugacité de la beauté, soulignant les rares moments de grâce qu’ils partagent.
Et au-delà du Hanami, l’autrice nous offre un regard sur la culture, l’intimité et l’esprit japonais. Il n’est pas seulement question d’apprécier les beautés d’une Nature environnante. Il y a dans Hanami Sonata une ode à la vie japonaise. Ce qui définit les individus, leur état d’esprit, leur philosophie, leur regard sur le monde. Il y a quelque chose de très intime dans ces pages, à travers à la fois les dialogues mais aussi les silences reposants dans le jardin d’Hatsuyuki. J’ai particulièrement aimé le contraste entre les manières d’être très discrètes, empruntées, et la fougue des personnages, résolus, entiers, droits et presque sauvages, sous leur réserve première.
Il flotte comme un air de magie…
Le mariage cyberpunk et sakuras donne déjà quelque chose d’assez singulier. Mais il faut rajouter à cela d’autres éléments qui donnent au recueil une coloration plus complexe, kaléidoscopique. D’abord, les clins d’œil permanents à la quête de Seuil et à ces temps anciens/alternatifs où Crescent était Nicnevin, monarque en Ombre. La fantasy celtique et mythique n’est jamais loin, et est même inextricablement liée à ces temps modernes.
Et puis magie, avec l’Eysh et l’art du tatouage. Cela donne au roman une dimension supplémentaire, et complètement reliée au Grid puisque cette magie est incontournable pour aller délivrer Fuyue. C’est aussi elle qui parvient à recréer les ponts entre les époques et à générer la renaissance de Margret. On est dans quelque chose de presque alchimique, ésotérique. J’ai énormément aimé cet aspect-là, en plus de sa beauté visuelle. En bref, Léa Silhol mélange dans Hanami Sonata plusieurs genres et sous-genres et crée là une association réussie.
Un pas de deux
Se perdre, loin, et puis (re)trouver
Hanami Sonata, je l’ai dit plus haut, c’est le récit d’une métamorphose. Celui de Margret en Crescent, qui renoue en plus avec ses origines en Ombre. Le fil rouge de ce roman, c’est elle. Venue des Etats-Unis au Japon, ce pays qu’elle ne connait pas, c’est là qu’elle va (re)trouver du sens. Sa moitié, sa patrie, sa Terre. Alors le chemin n’est pas linéaire, loin de là, et le roman s’étire sur une durée assez longue.
Une quête, donc, de soi. De son identité, de ce qui est au fond de nous. Crescent n’est pas une jeune femme, c’est une femme de pouvoir qui a traversé les époques. Intéressant de la voir de nouveau renaître ici sous une autre forme, comme un phénix. Et intéressant aussi de voir comment elle finit par balayer ce qui l’a tant de fois contrainte. Une sorte de maturité qui permet au personnage de clamer, enfin, qui elle est et surtout ce qu’elle veut. J’ai beaucoup aimé cette métamorphose, qui se fait à travers un cheminement difficile, fait de séparations, de douleurs tant physiques que psychologiques… Il y a des scènes d’une très grande intensité et d’une beauté pure, dans ce roman; je pense notamment à la révélation que reçoit Crescent lors de son marquage, à certains dialogues et surtout à beaucoup de silences et de non-dits, comme pour éviter de mettre des mots sur la douleur. Parfois, le silence a une force bien plus redoutable que tous les mots.
Shakespeare
La relation entre Crescent et Hatsuyuki m’a un peu fait penser à la chanson de Jeanne Moreau dans Jules et Jim : On s’est trouvés, on s’est retrouvés, on s’est perdus d’vue, on s’est r’perdus d’vue… Une petite ritournelle qui a accompagné ma lecture pendant ce pas de deux entre Margret/Crescent et Hatsuyuki. Un pas de deux subtilement souligné par la division en deux parties du roman : Le Maître de Kodo//La maîtresse d’Echos. La chute, avant la renaissance.
Une tragédie en deux actes : voilà ce qu’est Hanami Sonata. Une histoire d’amour poignante, faite d’impossibilité, contrainte par le Destin, les menaces extérieures et le sens des responsabilités et du devoir de chacun. C’est beau, c’est vibrant, et c’est puissant, aussi. Moi qui clame sans arrêt que je n’aime pas les romances, hé bien j’ai adoré la relation entre Crescent et Hatsu. Il est vrai que leur histoire personnelle est magnifique, mais j’ai aussi aimé parce que les deux personnages font un pont entre les espaces (Etats-Unis, Japon), les cultures et le temps. Le lien, c’est eux. Et ils ouvrent des perspectives fort intéressantes pour la suite. Il va donc sans dire que je vais me plonger dans les autres chants du cycle très rapidement… 🙂
En pratique
Léa Silhol, Hanami Sonata
Nitchevo Factory, 2018
Couverture & photographies intérieures : Léa Silhol
Autres avis : Retrouvez celui de Magali, autre passionnée des écrits de l’autrice;
Finir l’année avec une œuvre de cette qualité, après tant de bouquins accumulés depuis quelques semaines, c’est très satisfaisant. Hanami Sonata m’a beaucoup plu et je ne tarderai pas à poursuivre mes aventures asiatiques aux côtés de l’autrice. Si j’adore sa plume et son travail dans tous ses univers, je trouve qu’il y a quelque chose de naturel ici, comme si l’autrice se sentait chez elle. Je ressens beaucoup moins la rigidité qu’il peut y avoir dans Vertigen. Elle nous invite un peu chez elle avec cette œuvre singulière, qui s’échappe de nos mains quand on veut la saisir, et qui est tout à la fois. Cyberpunk, mythique, magique, romantique, puissamment dramatique… et toujours poétique. Mon mot de la fin ne sera résolument pas poétique, mais franchement : quel pied.
Quelle chronique enthousiaste ! Je suis une fan du Japon. Il ne m’a fallu que quelques lignes de ton article pour avoir envie de lire cette œuvre bien que je ne sois pas très cyberpunk (et encore moins romantique).
Je pense que je vais me laisser tenter. ✨️
Trop contente de lire ça 🙂
Je ne peux que t’encourage à lire ce recueil et le cycle !
Par contre, je te conseille d’avoir lu au moins La sève et le givre avant, parce qu’il y a beaucoup d’échos dans ce recueil à cette fantasy mythique, et sans ces repères on risquerait à mon avis de ne pas saisir grand-chose; Les Échos ne sont pas toujours expliqués, loin de là.
A mon sens, cette œuvre est tellement bien faite qu’elle peut séduire les personnes pas forcément fan de cyberpunk (parce qu’il n’y a pas l’écriture aussi minimaliste et sèche qu’on attribue souvent au genre, et que la poésie de l’autrice contrebalance le tout technologique aussi du genre) et de romance aussi (parce que sur ce sujet-là, elle est bien menée également, avec une portée philosophique passionnante et un tragique théâtral qui la rend assez chouette).
Merci pour le conseil. Je ferai ça 🙂