Léa Silhol – La glace et la nuit : Nigredo & Albedo

Retrouver la plume de Léa Silhol et son univers, qu’elle tisse depuis plus de 20 ans, c’est comme une madeleine de Proust. Une sorte d’évidence, un alignement des planètes. Car en la (re)lisant, je me rends compte du fossé qu’il y a entre son travail et son art, et les publications qui nous inondent chaque jour par caissons entiers. Autrement dit : à côté d’elle, beaucoup d’auteurices aujourd’hui font pâle figure. Revenir à Vertigen met donc fin à des semaines de lectures « ouais bof » et m’a rempli les yeux, le cœur et l’esprit de glamour. Nigredo & Albedo : deux tomes, un tout, et du sublime, du beau, du terrible, du bien écrit. Quel pied.

Nigredo et Albedo : contexte & mise au point

Contexte

La glace et la nuit est une saga qui se place directement après La sève et le givre. C’est la continuité directe de ce roman de 2002. On y retrouve les mêmes personnages dans le même univers. La glace et la nuit s’inscrit donc dans la période majeure de Vertigen, le cycle de fantasy celtique de l’œuvre silholienne. Cette saga devrait, a priori, contenir 4 tomes : Nigredo, Albedo, dont il est question ici, puis Cauda Pavonis, dont je vous parlerai dans un prochain billet, et enfin Rubedo, pas encore paru.

Dans La sève et le givre, nous faisions connaissance d’Angharad, fille d’Hiver et de Printemps. Dans une Faerie à 19 cours réparties en trois pôles (Lumière, Ombre et Crépuscule), l’équilibre est fragile. Mortalité étend son emprise, et voilà qu’à son insu (enfin, oui, mais pas toujours), Angharad dérange les plans des uns et des autres. Finstern, roi de Dorcha, en Ombre, doit mourir, foi de Parques. Mais avec Angharad sur l’échiqier, les choses ne se déroulent pas comme l’ont prévu les 3 Dames du Destin. De choix en choix, Angharad forge peu à peu un autre Destin à Faërie.

La glace et la nuit commence donc directement après la fin de La sève et le givre. Au royaume d’Hiver, la Reine des Neiges envoie le barde Kélis sur les traces d’Angharad, qui a quitté les Dix-Neuf Royaumes depuis deux siècles. Il doit la retrouver et la ramener, car d’elle, tout dépend. Titania, Haute-Reine de Faërie, est sur le point de prendre une décision irrévocable. Angharad pourrait la contrer et apporter une réponse moins radicale. Mais elle choisit une autre voie. Elle tourne alors son regard vers Seuil, cette Cour imprenable, ancienne terre des Tuatha De Dannan. Une terre d’exil. Au risque de fracturer davantage le royaume déjà très fragilisé. Mais Seuil ne se conquiert pas facilement. Commence alors une quête de clefs, de passages et de chemins semés d’embûches, de pactes, de promesses et de compromis.

Mise au point

J’ai choisi ici de chroniquer Nigredo et Albedo dans un billet commun. Pas parce que j’ai la flemme de faire une chronique par tome, hein. Mais il se trouve que j’ai relu tous ces bouquins d’affilée. Et a posteriori, je trouve qu’il y a une harmonie entre ces deux tomes-là, malgré leur différence sur plusieurs points. Ca peut paraître contradictoire ce que je raconte, mais le noir et le blanc, aussi différents soient-ils, sont complémentaires et bien assortis. Par mimétisme, je trouve que c’est le cas pour ces deux tomes. J’ai donc choisi de les aborder comme un tout.

Et tant qu’on est dans la mise au point, autant le dire tout de suite : je lance un cycle Léa Silhol 🙂 Parce que quand on aime, on ne s’arrête plus ! Ainsi, le billet suivant portera sur Cauda Pavonis. Et comme j’ai enchaîné sur le cycle cyberpunk Seppenko Monogatari, qui s’inscrit également dans la Trame, vous voilà prévenus. Vous allez manger du Léa Silhol pendant quelques billets. 🙂

Entre poésie et théâtre

Une poésie en deux temps

On avait déjà rencontré cet aspect dans La sève et le givre, rapporté par Ossian. ici, c’est Kélis qui s’y colle. Il est pleinement barde : archiviste, témoin de temps à marquer dans les mémoires, mais aussi poète. La structure en cantos des deux romans complète cette position. Le récit alterne donc deux voix : un point de vue omniscient, et celui de Kélis dans son journal. On jongle entre l’extérieur et l’intérieur de ce qui se trame. Cela permet d’élargir le point de vue forcément plus restreint de Kélis, et de remettre ce qui se joue en perspective avec quelque chose de plus large.

Cela crée également une rythmique particulière, beaucoup plus binaire que La sève et le givre. Nigredo/Albedo, et deux cantos par roman. Comme les deux faces d’une même pièce; un miroir; une parfaite symétrie. Angharad/Finstern, et Seuil, 4 portes, 4 clefs et 2 clefs chacun. On retrouve la symbolique du chiffre 4 propre à la cour de Treaga, ancienne Seuil. Enfin, le cheminement vers Seuil se fait également en deux temps : la quête des Hallows (les courtises sont d’ailleurs tout aussi binaires, jusque dans les intitulés des scènes) dans Nigredo, et la recherche de chemins vers Seuil dans Albedo (constitué autour de deux éléments). Si la saga contient 4 tomes, en plus… (et je suis sûre que ce n’est pas un hasard du tout).

La mise en scène d’un récit épique

Il y a encore ici, dans ces deux romans, quelque chose de très théâtral. Une sorte d’épopée qui se joue sur scène, réunissant les plus grands du Royaume. Chants, poésie, (très longs) dialogues… autant de scènes dans ces 4 actes qui constituent cette duologie.

La langue est belle, soignée, riche en vocabulaire, en tournures complexes. Les dialogues peu naturels et très pompeux correspondent bien à ces Faes, mais surtout apportent une grande théâtralité à ce qui se joue. Entre quelques scènes de bastons avec épées, bravades, cors et sang versé avec la fierté et la noblesse qu’il faut, quelques blablas pour calmer un peu le public. Cela peut dérouter le lecteur, sans doute, mais pour ma part je trouve le tout très bien dosé, et très bien… joué. Je lis cette saga comme je l’imagine jouée sur scène. Il y a un mélange entre épopée et tragédie, héroïsme et sublime, beauté et cruauté à la fois.

Et je trouve que l’utilisation du glamour dans ce cycle, cette capacité à faire illusion, apporte la touche finale cette ressemblance avec le théâtre, qui n’est qu’un reflet du monde, une illusion du réel.

Une quête : classique, mais…

De la fantasy celtique

Un royaume de Faerie, des personnages déjà connus (Titania, Obéron, la Reine des neiges…), des lieux aussi (Tir-na-nOg). Des codes, des valeurs, un fonctionnement très faérique : des cours, des monarques, de la grandeur, du sublime. Peu d’émotions (ou en tout cas, bien masquées). Des bastons version XXL, des banquets, des pourparlers, des chants, des jeux.

L’univers semble donc familier, mais sachez qu’avec Léa Silhol, c’est plus qu’un background. D’abord parce que les univers aussi denses, fouillés, détaillés, se font rares. Chaque bouquin contient un glossaire, et l’autrice nous a même concocté en 2020 un Gramarye, guide de Vertigen. D’autre part, sachez que l’œuvre de l’autrice est une gigantesque toile. Pas mal de ses textes sont tous reliés entre eux et entretiennent des liens avec le cycle Vertigen. Je vous en avais parlé dans les Sacra et dans le satellite Sous le lierre. On a donc ici quelque chose de « huge ». Qui se comprend une première fois, et puis qui révèle d’autres saveurs au fur et à mesure qu’on avance dans la Trame.

Une quête classique ?

Là aussi, vous pourriez penser que c’est du déjà-vu et lu trente-six fois. Un personnage central parti de rien qui révèle peu à peu sa puissance. Une guerre majeure qui se profile. Une histoire d’amour, grande, belle, presque impossible. Un échiquier politique. Et puis cette quête d’un Ailleurs. De ses clefs, autant d’objets symboliques pour la conquérir. Avec une bonne dose de magie par-dessus.

Mais ça marche. Parce que bien écrit, parce que rondement mené, structuré, pensé. Et puis mine de rien, l’autrice nous réserve de superbes morceaux d’anthologie qu’on ne voit pas venir. Je pense notamment à Isenne, dont je dirai quelques mots plus bas. Et puis l’autrice est une formidable conteuse. Créer le suspense et l’émotion à point nommé, faire naître le Beau. Et surtout, générer des forces contraires qui donnent son sens au roman. Oui, Angharad avance. Mais son chemin n’est pas facile, et tandis qu’elle réussit là, elle échoue ici.

Enfin, l’autrice accroit considérablement dans ces deux tomes la force dramatique de ses personnages et leur psychologie complexe. En effet, les personnages gagnent en profondeur. Ils font apparaître leurs failles, se distinguent davantage par leur caractère, se définissent par leurs choix et leur passé. La Dubailte (la double, tiens tiens) est le miroir inversé de Finstern. Il est la Nuit, elle est le printemps et l’hiver. Il est le masque, elle resplendit. Enfin, il se révèle d’une froideur et d’une insensibilité illimité, et elle révèle son empathie. Son amour des autres, son bon cœur. Presque humain, finalement. Et ça crée une faille, formidablement bien exploitée par l’autrice. J’ai aimé cette réflexion sur les sentiments humains, mais aussi sur le sens de la vie et de la mort. Ce qui fait notre nature d’humains, et en quoi cela peut être une force et non une faiblesse.

Une quête alchimique

Et puis cette duologie amorce selon moi une quête alchimique.

Œuvre au noir, œuvre au blanc : on est, avec la quête de Seuil, dans la recherche du Grand Œuvre, de manière métaphorique. D’ailleurs, tous les personnages et toutes leurs actions y participent. Nigredo est la première étape : putréfaction et décomposition; retour au stade primitif. C’est une interprétation de ma part. Mais je vois dans la quête de Seuil/Treaga ce souhait de revenir aux origines. Egalement, dans la quête des Hallows, le souhait de recréer le chaos et de fragiliser le royaume actuel, pour reconstruire quelque chose de meilleur à Seuil. Métaphoriquement, Nigredo pourrait être aussi la manière dont Angharad et Finstern affrontent cette part d’Ombre. Albedo est l’étape de la purification, de la renaissance, et là aussi je trouve que le roman reflète bien cette seconde étape. Il renoue également avec la couleur d’Angharad, qui prend plus de place au détriment de Finstern qui tend à l’effacer quelque peu.

C’est une interprétation peut-être complètement à côté de la plaque, ou incomplète, toutefois c’est une idée qui m’est venue à la lecture de Cauda Pavonis, et je l’expliquerai dans le billet dédié. Je trouve que ça apporte un autre sens au texte, et il me plait de penser que ce n’est pas un hasard. Dans tous les cas, je pense qu’une autre lecture m’apporterait encore un morceau de sens, ou me ferait voir les choses encore autrement… !

Isenne

Seuil/Isenne

Autre rapport binaire et en miroir : Seuil/Isenne. Seuil, c’est la recherche de la liberté, en tant que celle-ci se caractérise par le choix. Seuil, c’est une possibilité de choisir. Je vois en Faerie et Seuil la transposition de notre propre monde, de notre propre fonctionnement. Parvenir à réunir dans Seuil autant d’individualités, d’objectifs, de caractères et d’aspirations différents, sans le joug de la Monarchie : une gageure ! Intéressant alors de voir comment Isenne la République s’est mise en place, comment elle fonctionne et ce qu’elle génère comme réflexions chez nos personnages monarques… Voilà un discours qui ne cesse pas, depuis des siècles, de nous interroger. J’ai beaucoup aimé les réflexions d’Angharad à ce sujet et l’évolution de sa conception du pouvoir.

Isenne, ville fantasy de renaissance italienne

Et puis Isenne, au-delà de cela, c’était… Ah. Quelle beauté. Une ville Etat d’une grande vitalité (car moins empreinte de Dorcha, et plus de Mortalité ?). On y sent bien le côté double d’Angharad, contrairement à Finstern très figé. L’autrice nous apporte des pages pleines de vie, de couleurs dans cette ville de style renaissance italienne. Angharad y est une autre femme, l’émotion à son comble, et cette ville une parenthèse, un souffle dans cette épopée. Et l’autrice a même réussi à me tirer les larmes au départ d’Isenne. Des pages d’une beauté à couper le souffle.

Isenne, le début de la fin ?

J’ai aussi aimé Isenne parce que c’est là qu’on commence à sentir les effets du Nigredo selon moi. Une rupture, de la fragilité, des chemins qui s’éloignent. Isenne, ce sont deux cœurs qui ne battent plus à l’unisson, deux visions qui ne regardent plus au même endroit, et des débats mettant en exergue cette dissension. (J’ai notamment en tête le jugement de valeur de Finstern sur l’Artisanat et le commerce qui font marcher la ville et le froid que cela génère chez Angharad) En bref, Isenne c’est peut-être le moment que j’ai préféré dans cette duologie; c’était Carfax ou Isenne (deux routes, deux choix), c’est vers Isenne qu’on est allés, pour mon plus grand plaisir (et celui d’Angharad et de Kélis). J’ai vraiment senti là que la série prenait un autre tournant et qu’on entrait dans les choses sérieuses, et beaucoup moins faciles.

En pratique

Lés Silhol, La glace et la nuit, opus 1 : Nigredo et opus 2 : Albedo

Nitchevo factoy, 2007 et 2020

Couvertures : Greg Silhol, Léa Silhol, Dorian Machecourt et PFR pour le blason de Dorcha sur Nigredo, et sur un design de Léa Silhol

Autres avis : Superbe voyage avec Nigredo, qui a plu à Latulu; idem chez Magali, qui a d’ailleurs enchaîné comme moi avec Albedo. Toujours un plaisir pour Max Sardane de revenir boire au flacon silholien, même si Albedo lui a semblé un cran en-dessous. Et je mets ici la chronique d’Hélène sur Albedo, qui comme moi, aimait beaucoup, énormément, Isenne; et je suis persuadée qu’elle y est désormais, en paix et heureuse comme Angharad.

Nigredo et Albedo sont deux tomes du cycle Vertigen que j’aime beaucoup, passionnément même. Léa Silhol y démontre encore une fois ses talents de conteuse exceptionnelle. J’ai particulièrement aimé Albédo pour toute l’émotion vibrante qu’elle a su y insuffler. C’est ce qui manquait selon moi aux tomes précédents et qui ici prend toute sa force. Ces deux tomes sont comme les deux faces d’une même pièce, fonctionnant ensemble, et nous amenant aux portes de Seuil l’imprenable. Il se dégage de ces deux volumes une continuité évidente, une harmonie assez incroyable, paradoxale dans la mesure où l’autrice nous dépeint un univers et des personnages qui se craquellent de toutes parts. Venir de…, Aller vers… : ainsi commence et se conclut Nigredo, qui constitue avec Albédo la route vers Seuil. Cauda Pavonis nous en fait passer les portes, et on verra si tous ces intérêts divergents peuvent être mis en commun, ou si cela ne relève que de l’utopie pure…

9 commentaires sur “Léa Silhol – La glace et la nuit : Nigredo & Albedo

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    1. Pour ma part, c’est une valeur sûre, j’adore !
      Ca pourrait bien te plaire aussi en effet…
      Oui c’est très vaste, en fait il y a plusieurs cycles différents mais on comprend en avançant dans la lecture des bouquins de l’autrice qu’ils sont tous plus ou moins reliés. L’autrice avait préconisé de lire dans l’ordre de parution ses œuvres; pour ma part, j’ai lu La sève et le givre à sa sortie il y a plus de vingt ans, et je trouve toujours que c’est une bonne porte d’entrée. C’est le début du cycle de fantasy celtique, et après cet opus vient la série La glace et la nuit qui en est la continuité directe.
      Il y a le cycle cyberpunk/fantasy japonaise, mais selon moi, c’est plutôt difficile de tout capter si on n’a pas les éléments du cycle celtique en tête.
      Donc je te conseillerais bien La sève et le givre, du coup !

  1. Ah, Léa Silhol…. devenue une de mes autrices préférées dès ma découverte de ses textes, et elle n’a jamais quitté ce top depuis ! 🙂
    Tu me donnes envie de m’y replonger… peut-être que je retournerai dans la forêt de Sous le lierre cet été, ou dans son recueil de nouvelle La tisseuse ! 🙂

      1. Alors : Vertigen (certaines nouvelles mettent en scène les fays, dont Finstern), Frontier (qui est lié à Vertigen), Seppenko Monogatori (le texte La loi du flocon, c’est dans ce recueil que je l’ai lu la première fois). Ma dernière relecture date, donc je ne sais plus si Isenne y figure ou non (mais je ne crois pas, de mémoire). Beaucoup de revisites de figures mythologiques ou du folklore féerique. Le premier livre que j’ai lu de Léa Silhol, et ça avait été le coup de foudre littéraire !

  2. Je crois que je te l’ai déjà dit (ou je l’ai pensé très fort au choix xD) mais j’étais ultra fan de Léa Silhol, j’avais tout lu d’elle à une période et j’ai réessayé y’a quelques temps avec son recueil de nouvelles Sacra et j’ai réalisé que je n’accrochai plus autant à son écriture. Ça me fait de la peine parce que je relirais/finirais bien ce cycle là mais je ne suis pas sûre que la nostalgie suffise…
    Bon c’est pas grave au pire je les lirais par procuration avec toi ^^

    1. Oui en effet tu me l’avais dit, on en avait parlé à je ne sais plus quelle occasion. J’espère ne pas me lasser, j’en serais vraiment triste, mais d’un autre côté, son style est tellement spécifique, que ce n’est pas impossible, si mes goûts évoluent vers autre chose je serai peut-être moins Léa-Silhol compatible. Déjà le fait que j’ai moins aimé Cauda Pavonis me met la puce à l’oreille, à la première lecture à sa sortie j’avais été éblouie. Ca y est, le charme commence à s’estomper !!
      Non, pas sûre non plus que les seuls souvenirs suffisent, en général c’est même rédhibitoire… Ne te force pas 🙂

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