Encore un ouvrage ramené des Utopiales. Je l’avais déjà remarqué l’année dernière, l’ami Rmd m’en ayant dit beaucoup de bien… Et comme je ne l’avais pas oublié, je l’ai feuilleté dimanche matin (mon moment préféré à la librairie). Vous le savez, le format court n’est pas vraiment ce que je préfère. Toutefois, j’ai eu du mal à finir un roman ces derniers temps, n’ayant plus que très peu de temps pour lire en ce moment. Le recueil de nouvelles semblait donc, pour une fois, particulièrement adapté à mon rythme. Et puis j’aime le fantastique. Alors je suis repartie avec Bienvenue à Sturkeyville sous le bras…
Présentation du recueil
Éditions Scylla & Dystopia
Je vais commencer par une présentation de l’éditeur. Il s’agit de la librairie Scylla, située dans le XIXe arrondissement de Paris. La librairie édite des recueils de nouvelles et dispose d’un petit catalogue en ligne. Les livres sont également diffusés par les éditions Dystopia. Ces deux petites maisons indépendantes sont très proches, tant dans la ligne édito que dans le format des ouvrages.
Les livres sont vraiment chouettes. Très belles couvertures graphiques avec une impression de texture et repliées ; préfaces ; maquettes au top ; bouquins corrigés (alléluia). Le tout à un tarif franchement plus que correct. Bref, du très good job.
J’en profite pour vous signaler que la librairie Scylla a lancé la semaine dernière une campagne d’envoi de services presse sur son compte Instagram, et ce jusque décembre. C’est l’occasion de découvrir ces recueils si vous ne l’avez pas encore fait.
Bienvenue à Sturkeyville
La préface de Xavier Vernet, l’éditeur, apporte un peu de contextualisation. Bob Leman, auteur peu prolifique du XXe siècle, décédé en 2006. 15 nouvelles en tout et pour tout à son actif. 11 traduites dans la revue Fiction dans les années 70-80.
6 nouvelles composent ce recueil :
– La saison du ver
– La quête de Clifford M.
– Les créature du lac
– Odila
– Loob
– Viens là où mon amour repose et rêve
Bienvenue à Sturkeyville présente 6 textes mais une unité de lieu : Sturkeyville, bled un peu paumé au fin fond des États-Unis bouseux. Un cadre parfait pour la survenue d’événements bizarres, étranges, surnaturels peut-être, terrifiants dans tous les cas.
Avec cela, on a ici du pur fantastique, au sens todorovien du terme. Ce positionnement toujours sur le fil, dans l’hésitation quant à la qualification de la chose qui survient. Hésitation accompagnée d’angoisse, d’incompréhension, de suspense. Et surtout, la réponse n’est jamais donnée. On n’a jamais le fin mot de l’histoire, au lecteur de se faire sa propre idée, en fonction de ce qu’il a lu, de ce que le ou les narrateurs ont bien voulu lui révéler, de son imagination…
Autre récurrence : les créatures repoussantes, terrifiantes et antédiluviennes. Ambiance weird et air franchement lovecraftien se ressentent dans plusieurs textes, qui parviennent cependant toujours à se distinguer pour proposer quelque chose de différent. Les illustrations intérieures, signées Arnaud S. Maniak, accompagnent à la perfection les textes. En noir et blanc, très graphiques, et un peu dans le style pointilliste, comme pour marquer un monde de l’entre-deux, pas vraiment là et qui s’efface un peu.
Enfin, une plume très fluide, factuelle, qui aime raconter et mettre en scène. Récit dans le récit dans le récit, effets de rythme, création de suspense… Bob Leman est un conteur affirmé qui sait tenir en haleine, tout en s’amusant avec le style, la structure des textes et les mots.
Les nouvelles de Bienvenue à Sturkeyville
À Sturkeyville, il y a une dizaine d’années, vivait un certain Harvey Lawson, dont la femme était un ver.
La saison du ver
Incroyable incipit, je trouve, pour ce recueil. La première nouvelle du texte est assez courte, mais son positionnement en ouverture du recueil est très bien choisi. Dès les premières lignes, l’ambiance et le ton sont donnés.
La saison du ver met en scène une bestiole terrifiante, sournoise. Tout met mal à l’aise dans ce texte : cette espèce de ver, mais aussi les personnages, véritables péquenauds (à cause de la bestiole, aussi, ne soyons pas trop méchants) et les lieux franchement hostiles (crades, désolés et abandonnés par les personnages). Le malaise vient donc de là : du retrait des personnages de leurs lieux de vie, de leur abandon de tout (y compris de leur lutte pour leur survie), et des dialogues rapidement coupés court.
Il y a une sorte de fatalité qui pèse dans ce texte, d’autant plus pesante que le texte est court. Comme si les personnages n’avaient de toute façon aucune chance de s’en tirer, ni même d’essayer. Le texte est assez implacable, et met rapidement fin aux lueurs d’espoir qui se dégagent parfois.
La quête de Clifford M.
Pure nouvelle lovecraftienne. Elle est construite sur le même modèle : une enquête/étude a posteriori des faits, qui revient sur les événements passés avec la volonté de raconter les faits avec objectivité. Très Appel de Cthulhu dans la structure.
On a également une même façon de décrire l’horreur et de tenter de dire l’indicible. Superlatifs à gogo, adjectifs typiquement lovecraftiens (« abominable », mon préféré), des images hyperboliques, la convocation des 5 sens (l’odorat, toujours pour la puanteur, mais aussi la vue pour marquer l’incroyable et la mocheté repoussante ou l’ouïe). Mais également des lieux similaires : taudis reculé et désolé, en ruines.
Toutefois, comme je le disais plus haut, Bob Leman trouve toujours une manière de se distinguer, comme s’il s’amusait avec un substrat premier pour lui donner une autre forme. Ici, la nouvelle propose deux nouvelles choses :
- la revisite de la figure du vampire. Le vampire dans ce texte est une créature repoussante et dégueu. À coups de références littéraires détournées et moquées, l’auteur donne une tout autre image du vampire ;
- la chute n’est pas du tout lovecraftienne, pour le coup. Inattendue et ouverte, elle donne quelque chose de très appréciable. En lien avec le personnage principal, elle a la capacité d’émouvoir, là où on ne s’y attendait pas du tout. Une pointe d’humour, un chouïa d’humanité, et voilà comment une nouvelle horrifique parvient à nous toucher.
Les créatures du lac
On enchaîne avec d’autres bestioles dégueu. Cette nouvelle est la plus longue du recueil, et purement fantastique. De plus, cette sensation de malaise hésitant et angoissant est accentuée par le huis clos en place. Jamais on ne sort de Sturkeyville, même quand le narrateur premier quitte la ville. Quand il le fait, il ne donne jamais un seul aperçu de cet ailleurs. Mais ce qui m’a plu dans ce texte ici ne réside pas dans ces choix pourtant maîtrisés.
J’ai d’abord aimé la mise en scène : récit dans le récit dans le récit. De véritables poupées gigognes emboîtées, avec les commentaires du narrateur. C’est une nouvelle qui dépeint la déchéance et la métamorphose du personnage principal du récit, l’oncle Caleb. Or, celui-ci raconte à son tour une histoire de métamorphose humain/truc non identifié. L’histoire qu’il raconte le façonne alors, créant une fusion parfaite entre le conteur et son histoire.
L’objet du texte, c’est l’oncle, bien plus que les créatures étranges. À travers son récit terrifiant et ce qu’il lui arrive, c’est sa vie qui se déroule et que l’on parcourt. On suit ses déceptions, ses choix de vie, ses évolutions, son repli… sa déchéance. Mais finalement, jusqu’au bout, on cherche en lui non pas les traces de cet autre chose qui le phagocyte mais les traces de son humanité qui demeure.
Odila
Ou les joies des mariages entre cousins sur plusieurs générations, ce qui donne des résultats douteux. Nous voici ici dans un bled encore plus pourri que Sturkeyville, peuplé par les membres d’une même famille tentaculaire. Des humains plus très humains à force de se reproduire entre eux, et qui visiblement ne meurent pas comme les autres. On a donc quelque chose de vicié là-dedans. On retrouve ainsi le thème de la métamorphose en un truc gluant, puant et dégoûtant.
Le texte m’a un peu moins marquée, peut-être du fait de la répétition des thèmes, des lieux et de l’ambiance. Malgré tout, encore quelque chose de nouveau ici, avec l’intervention d’une magie indéterminée qui provoque amnésie et génère tromperie et abus. Ça m’a un peu fait penser au philtre d’amour que Mérope donne à boire au papounet de Tom Jedusor.
En revanche, la chute de la nouvelle m’a fait beaucoup sourire.
Loob
Peut-être la nouvelle de Leman la plus connue. Et pourtant, celle que j’ai le moins préférée, je crois.
D’abord, la nouvelle se détache des autres : ici, point de bestioles. On évoque plutôt le dédoublement de trames temporelles. L’ennui, c’est que je ne suis pas sûre d’avoir tout saisi. En dehors du temps comme ligne droite de gauche à droite, je suis un peu perdue.
En revanche, j’ai bien aimé la manière dont l’auteur nous balade pendant quelques pages avant de rentrer dans le vif du sujet. Il prend un malin plaisir à délayer son récit et retarder l’annonce de l’événement perturbateur. On a ainsi toujours l’impression qu’il digresse, ralentissant l’action, mais on se rend toujours compte que tout sert à un moment de l’histoire. Sur du texte court comme ça, c’est assez génial de donner cette impression de longueur d’abord, tout en étant très efficace ensuite dans la réintégration de ces morceaux dans l’histoire.
Viens là où mon amour repose et rêve
J’ai adoré cette dernière petite nouvelle. Très différente des autres textes, et qui clôt le recueil dans une tonalité très différente.
Il y a beaucoup d’émotion dans ce petit texte. Un deuil, une maison, un amour éternel… Et surtout un enfermement de plus en plus resserré. Le personnage principal s’enfonce dans l’illusion et dans sa maison comme on s’enfoncerait dans la caverne de Platon. Des illusions aussi belles que destructrices. De l’horreur beaucoup moins visuelle ici, beaucoup plus subtile et surtout associée à une forme d’amour. J’ai trouvé ça vraiment beau.
En pratique
Bob Leman, Bienvenue à Sturkeyville
Éditions Scylla, 2020
Traduction : Nathalie Serval
Couverture : Stéphane Perger
Autres avis : Carton plein chez les copinautes. Une pépite qui méritait bien une réédition pour TMBM; une fine composition de ce recueil de très bonne qualité pour L’épaule d’Orion; idem pour Anne-Laure; réussite totale pour Tigger Lilly qui a apprécié ce repas gluant ; un recueil très lovecraftien pour Xapur, avec quelques bémols dans la plume et la structure des textes ; une analyse sur ce recueil très weird par Marc ; recueil à ne surtout pas rater pour Lorkhan. Enfin, Stéphanie comme moi n’a pas été très emballée par Loob mais semble avoir beaucoup apprécié La quête de Clifford M.
Vous l’aurez compris, Bienvenue à Sturkeyville est un très bon recueil de nouvelles fantastiques. Lovecraftiennes souvent, mais originales toujours, que ce soit par la manière de structurer le récit, d’apporter quelque chose de nouveau ou surtout de l’émotion pure dans les textes, là on n’attendait plus rien. Un recueil que je vous recommande donc, d’autant plus qu’il fait gris, brumeux, moche et froid dehors : ça me semble absolument parfait pour prendre un peu de créatures gluantes et de bleds paumés au repas de ce soir.
Rien que le point de départ de Odila me fait frissonner. Des humains plus très humains, c’est le genre de thème qui m’angoisse. 🫣 Je ne suis généralement pas très adeptes des nouvelles, mais j’aime l’idée que toutes se passent dans le même petit village pour nous dévoiler son ambiance et les trucs étranges qui s’y passent. Merci pour cette présentation Zoé ! 🙂
Ouiiiii un deuxième billet par ici en quelques jours ! Finalement, c’est des nouvelles qu’il te fallait (bon et probablement d’un peu de temps quand même) 🙂
Petite coïncidence, je suis en train de relire Point du jour, de Léo Henry, qui est l’une des autres publications de Scylla (et aussi très chouette). Tu me donnes envie de relire Sturkeyville maintenant, ça ne va pas m’aider à réduire ma PAL x)
Et paf, juste au moment où j’étais repartie dans le rythme, patatras, grosse galère et grosse fatigue et panne de lecture 🙁
J’ai toujours trois bouquins en attente de chronique, mais je ne vois aucune fenêtre pour écrire ces billets dans les jours qui viennent…
En attendant, je l’ai repéré le texte de Léo Henry, et comme je ne l’ai jamais lu encore cet auteur, ça me dit aussi fort bien !
J’avais adoré ce recueil, il m’avait permis de conscientiser que tout de même le fantastique j’aime beaucoup ça. Je trouvais que sur la plupart des nouvelles l’auteur avait un certain sens de l’incipit. Le petit truc qui tout de suite t’accroche et te donne envie de continuer.
Ah mais oui carrément, d’ailleurs les premières lignes de la 1re nouvelle c’est quelque chose !
Les nouvelles c’est pas mon truc, mais Lovecraft et l’horreur si, donc, je vais peut-être me laisser tenter. A voir.
Il est vraiment très bien, ça se lit tout seul, et c’est très plaisant. Je pense, vu ce que tu dis, que ça te plairait bien 🙂