Je ne dis jamais non à un roman de Jean Krug. Après avoir découvert sa jolie plume musicale dans Le chant des glaces, je l’ai suivi avec plaisir dans sa Cité d’ivoire l’année dernière. Alors quand les éditions Critic m’ont proposé son dernier roman, La couleur du froid, en service presse, j’ai dit oui tout de suite. Un grand merci à Éric Marcellin et aux éditions Critic pour l’envoi de ce roman ! La couleur du froid renoue avec les premières amours de l’auteur : la glace, l’Antarctique, le froid. Munissez-vous donc d’une doudoune pour lire cette chronique !
4e de couverture
Antarctique, 2070.
Mila Stenson est l’héritière tourmentée d’une multinationale tentaculaire, fondée sur le cryo-dollar et le réchauffement climatique. Mais depuis quelques années, la situation se dégrade. La chute inexpliquée des températures menace son empire et des rêves étrangement vivants troublent son sommeil.
Lorsqu’un message, détecté dans la glace et rédigé dans une langue inconnue, arrive soudain à son attention, c’est le déclic. Accompagnée par Valda Kalitsch, une climatologue maladroite et brillante, et Paul Damann, un technicien polaire rongé par son passé, elle décide de répondre à l’appel austral. Une enquête dans la poudreuse et le vent déchaîné, à la toute pointe du froid, avec cette promesse de comprendre, peut-être, qui ils sont vraiment ?
Un retour aux sources
Le retour du froid…
La couleur du froid est un retour à la grande passion de l’auteur, qui est également glaciologue : le froid. Il nous emmène cette fois en Antarctique, terre des nombreuses expéditions qu’il a effectuées pendant plusieurs années en hiver. Une terre qu’il connait bien, et qu’il aime, je pense, profondément. En tout cas, c’est l’impression que j’ai eue en lisant La couleur du froid. J’ai lu le texte d’un passionné pour ce territoire, sa magie, sa beauté puissante et méconnue, les secrets qu’ils renferme, les clés qu’il contient pour répondre à pas mal de questions climatiques aujourd’hui. Jean Krug sait parler de ce qu’il aime, et transmettre cette passion.
Le retour de la plume du froid
J’ai alors retrouvé avec un grand plaisir sa plume chantante et musicale. Je l’avais beaucoup aimée dans Le chant des glaces. Mais cette musicalité se perçoit de manière encore plus évidente ici. Sonorités, rythmes, alternance de bruits, de sons et de silences… C’est un langage nouveau que l’auteur met au jour ici. Il donne la parole au froid, qu’il personnifie par la même occasion, et le fait très bien. Ainsi, j’ai eu la sensation aussi que La couleur du froid était vraiment relié au Chant des glaces. Le froid chante, parle, vit : oui, là encore on en est convaincus. Alors quand l’auteur rajoute à ces perceptions toute une palette de couleurs, le rendu est vraiment très beau, très vif, très palpable. Jean Krug sait nous faire aimer le froid. Vraiment.
Assez amusant de penser d’ailleurs que la plume de l’auteur est la plus belle, la plus maîtrisée, quand elle est dans son élément. Si j’avais beaucoup apprécié le registre de langage du Kid dans Cité d’ivoire, je n’avais pas retrouvé l’ampleur de ce travail musical dans le texte. En revanche, dans Le chant des glaces et La couleur du froid, c’est une évidence. C’est donc pour cela aussi, que je parle de retour aux sources. On sent que l’auteur revient en des terres connues, qu’il maîtrise bien, et qu’il aime raconter; alors sa plume libère toute sa beauté.
Qui aurait pu être vraiment parfaite si…
On peut juste regretter un bon paquet d’anglicismes encore et quelques erreurs qui traînent. Rien de méchant, toutefois. Mais quand on soigne un récit jusqu’à respecter à la lettre la concordance des temps avec l’imparfait du subjonctif et qu’on emploie le conditionnel passé 2e forme, les anglicismes font vraiment tache. Parce que ça ne va pas ensemble, et ça fait une fausse note dans la partition.
Une expérience particulière
Des bases en physique nécessaires
La couleur du froid, c’est une expérience à part entière. D’abord parce que réussir à attirer l’attention du lectorat et à la garder, compte tenu du sujet et des lieux assez hostiles (pour 99,9 % des gens), c’est un sacré pari. En ce qui me concerne, je me suis glissée assez facilement dans ces chaussons de verre. Moi qui aime, en général, accorder mes lectures à la température extérieure, je dois dire que ce petit coup de frais était bienvenu pendant que dehors le thermomètre s’affolait.
En revanche, le roman n’est pas facile d’accès. Il exige quelques connaissances de base en physique. Pour ma part, j’ai mis le bouquin en pause le temps d’ingurgiter quelques vidéos de vulgarisation sur la thermodynamique, l’entropie et l’expérience de Maxwell. Mes souvenirs de terminale sont lointains et, heu, comment dire – je n’étais pas la plus assidue en physique chimie malgré l’énorme coeff. Ahem. Ces théories doivent être a minima connues et comprises pour saisir ce qui se joue dans le roman. Celui-ci explique pas mal les choses, vulgarisant à son tour, mais il part quand même du principe, selon moi, que le lectorat sait de quoi on parle.
Une intrigue qui prend son temps
D’autre part, l’intrigue met beaucoup de temps, à s’installer. Quand je parle d’intrigue, je parle des éléments perturbateurs et du nœud central. Si vous attendez une structure narrative en 5 étapes rondement menée et réglée comme une horloge, vous risquez de vous perdre et de trouver le temps long. La mise en place prend du temps. Il faut dire qu’entre les trois personnages alternés et les différentes époques qui se chevauchent, il y a matière à vite s’embrouiller. La première moitié est assez lisse et peu marquée en rebondissements.
Pour autant, ce n’est pas la partie la moins passionnante, d’ailleurs c’est celle que j’ai préférée, de loin. Disons qu’on avance dans le roman pas à pas, comme le serait une marche dans la poudreuse antarctique, face au vent. J’ai d’ailleurs eu le plaisir, parfois, à lire des passages qui m’évoquaient La horde du contrevent, avec la même beauté, la même lutte face aux éléments (mais sans le côté pompeux damasiesque). Je trouvais que ce roman, en tout cas dans sa première moitié, était un parfait reflet de l’avancée des personnages dans le flou vers lequel leurs vies et leurs trajectoires se dirigeaient.
Réalité//fantastique
J’ai beaucoup apprécié également, durant toute la première partie, la présence d’une certaine tonalité fantastique. Des souvenirs qui n’en sont pas mais qui rejaillissent étrangement : d’où viennent-ils ? À qui apaprtiennent-ils ? Des pertes de repères, des expériences de pensée tellement perchées qu’elles emmènent les personnages très loin du monde physique concret; et puis des sortes d’hallucinations.
Durant toute la première partie, on n’a aucune explication à ces passages. De plus, des petits flocons parsèment le texte quand celui-ci semble quitter la dimension physique et concrète de la réalité. C’est bien fait, et c’est très pertinent. Si je parle de tonalité fantastique et pas de fantastique à part entière, c’est parce que les réponses finissent par arriver ensuite. On n’a donc pas tous les ingrédients pour dire qu’on est dans du fantastique; en revanche, ces quelques éléments parsemés par-ci par-là sont très bien intégrés à l’histoire et lui donnent un aspect paradoxalement plus humain, car plus propice aux ressentis, aux émotions, aux impressions.
Mais une 2e moitié très très rude
En revanche, la sensation que chaque page était comme un pas dans ces lieux, lourde et le résultat d’efforts colossaux… Ça va bien deux minutes. À un moment, passé la moitié, j’aurais aimé avancer plus franchement, voir le ciel se dégager un chouïa. Que nenni.
Pas au niveau scientifique exigé
Et là, ça a commencé à prendre une tournure assez déplaisante pour moi. Parce que l’intrigue ne décollait toujours pas. Que j’ai eu du mal à voir où ces événements, mis bout à bout et qui se succédaient ainsi en une chaîne interminable, allaient me mener.
Et puis parce que j’ai rapidement été complètement dépassée par la somme de connaissances à avoir, de concepts nouveaux à imaginer et comprendre. Jean Krug imagine un froid présent, conscient, vivant. Doté de plusieurs facettes, stades. Ce froid divise, quant à ses sources, et la manière de l’appréhender. Il y a donc pas mal de choses à comprendre, à retenir. Honnêtement, c’est passionnant et très riche. En revanche, il faut s’accrocher, parce que cela va à l’encontre des théories physiques communément admises. Donc il faut déjà avaler celles-ci pour s’en détacher ensuite et faire l’expérience de pensée inverse pour imaginer le « et si ». Qui vraiment, ne coule pas forcément de source, donc l’exercice n’est pas simple.
L’un des personnages, Valda, semblait tout comprendre – et pour cause, c’est une scientifique chevronnée. Plusieurs fois, elle note que ses compagnons semblent pédaler dans la semoule (ce faisant, ils sont le reflet du lectorat), contrairement à elle qui heureusement maîtrise tous ces concepts. Tant mieux pour elle, pour ma part, dans la semoule je suis demeurée jusqu’à la fin. La sensation du manuel scolaire assez aride est venue me chatouiller au milieu du roman et est allée crescendo jusqu’au bout. J’avoue que l’intervention des ondes gravitationnelles dans l’histoire était vraiment too much pour moi. Trop de lacunes dans ma culture scientifique pour tout suivre.
Un écart rationnel/irrationnel trop prononcé pour être crédible
j’ai surtout eu du mal à faire le grand écart entre le physique rationnel et l’imaginaire irrationnel. Certains rebondissements et réponses m’ont paru complètement délirants, trop pour que je puisse les trouver crédibles. Mon cerveau s’est complètement bloqué dans le dernier tiers. Cela m’a rappelé Vortex, le 3e volet de la trilogie Spin. Aride, difficile à avaler, très austère, avec les dernières pages complètement détachées de l’intrigue. Ici, le dernier chapitre après l’épilogue, qui est le compte-rendu de Valda sur les événements vécus, est assez similaire… Dommage de ne le trouver qu’à la fin, dommage qu’il prenne une forme aussi scolaire et dommage qu’il contienne autant de points à maîtriser pour saisir le roman…
Un roman, ou un manuel de physique ?
Selon moi, l’intrigue pâtit grandement des nombreuses déambulations dans toutes ces théories et expériences scientifiques. Non dénuées d’intérêt, bien sûr; mais à un moment, j’ai eu davantage la sensation de lire un manuel qu’un roman, et le lien entre contexte/théorie et fiction/intrigue s’est brisé. Par exemple, j’aurais aimé que les relations entre les personnages continuent de s’étoffer, au lieu de se distendre à ce point. Paul n’est finalement que très peu affecté par les pertes qu’il vit; de la même manière, les retrouvailles tant attendues entre Mila et un autre personnage tombent complètement à l’eau, totalement dépourvues d’émotion, de crédibilité, de vibrations. Les antagonistes m’ont également fait sourire…
J’ai également regretté des mécanismes un peu trop fréquents qui selon moi contribuent à désolidariser l’intrigue de son contexte : les cliffhangers très fréquents à la fin de chaque point de vue (ça devient agaçant à la longue, on dirait des épisodes de feuilleton télévisé), et les ellipses. Là où on n’aurait justement pu avoir des interactions entre les personnages : paf, ellipse. Cela ne permet pas de vivre profondément les choses; ce faisant, je suis devenue de plus en plus extérieure à ce récit qui devenait beaucoup trop factuel dans son déroulé. Le côté manuel a trop pris sur le reste.
Si j’ai adoré la première partie, je me suis en revanche complètement perdue dans les terres antarctiques. J’attends que quelqu’un vienne me repêcher. Et s’il vous plait, dépêchez-vous, ça caille un peu.
En pratique
Jean Krug, La couleur du froid
Éditions Critic, mai 2024
Couverture : Aurélien Police
Autres avis : un avis similaire pour Célinedanaë, qui n’a pas toujours saisi non plus toute la mythologie liée au froid construite par l’auteur;
Hé bien, me voilà fort marrie. Je me réjouissais de lire ce nouveau roman et de repartir dans le blanc, les nuances de gris et les perceptions du froid. Ça a vraiment superbement commencé, et j’ai été passionnée pendant une bonne moitié. J’ai eu plaisir, par le biais de ce roman, à replonger dans d’anciens souvenirs poussiéreux de physique, et à finalement les comprendre relativement facilement. Plaisir non feint aussi de retrouver cette plume. En revanche, le tournant de la 2e moitié me semble un peu loupé, et le roman s’enfonce dans des considérations physiques ardues, délaissant l’intrigue et dénuant le roman de son liant, la fiction. Dommage que les questions qui me paraissent justement à même de bâtir une intrigue solide, n’arrivent que dans les toutes dernières pages. Peut-être est-ce là une manière d’ouvrir vers une autre histoire dans le même univers ? J’irai volontiers, en espérant retrouver le plaisir de lire une fiction, plutôt qu’un livre de physique…
Chronique très intéressante et le bouquin pourrait me plaire sur le papier, mais ce que tu en dis me… refroidis. Je crois que je passerai à côté.
J’ai tendance, personnellement, à faire un blocage quand je ne pige pas un truc; j’ai du mal à outrepasser le truc pour me concentrer sur le reste. C’est très personnel, je sais que d’autres parviennent très bien à apprécier un texte qu’ils ne captent pas totalement – moi pas.
Peut-être que dans ton cas ça se passerait mieux ? 🙂
Argh ! Bon, je vais tout de même tenter l’expérience, mais je vais me couvrir chaudement et me munir d’un solide manuel de sciences.
Si tu es capable de ne pas faire de blocage comme moi et à passer outre pour apprécier ce qui se déroule, ça devrait bien se passer 🙂
Mais le plaid ou la couverture c’est une bonne idée, oui ^^
Je vais essayer. Merci pour les conseils.
Je vois que nos avis vont dans le même sens. J’ai vraiment été désappointée par cette seconde partie.
Et des différents retours et échanges que j’ai avec d’autres lecteurices, c’est un peu partout le même constat pour l’instant… 🙁
La couverture claquait tellement que j’aurais presque sauté dessus sans lire d’avis. 🙃 Ce qui est certain, c’est que je n’ai pas la tête à me plonger dans des théories physiques pour l’instant. Quelles soient réelles ou imaginaires
Alors en effet, ce n’est pas le bouquin à lire en ce moment, parce que des théories il y en a (c’est passionnant hein, mais comme tu dis : il y a un temps pour tout !)