Premières lignes #32 : Dans la forêt

Ma pile à lire avance bien, s’écoule petit à petit; alors je regarde un peu ce qui traîne dans la liste de souhaits, et l’occasion de ces premières lignes est aussi de parcourir un peu les premières lignes de ces différents titres pour prioriser ensuite. Quelques bouquins plus tard, me voici interpellée par l’incipit du roman Dans la forêt de Jean Hegland, paru en 1996 en VO, puis traduit en VF chez Gallmeister en 2018. La 4e de couverture n’offre pas grand-chose de novateur à première vue, pourtant quelque chose attise ma curiosité. Je partage donc ici ces premières lignes #32 et on se retrouve plus bas.

4e de couverture

Rien n’est plus comme avant : le monde tel qu’on le connaît semble avoir vacillé, plus d’électricité ni d’essence, les trains et les avions ne circulent plus. Des rumeurs courent, les gens fuient.

Nell et Eva, dix-sept et dix-huit ans, vivent depuis toujours dans leur maison familiale, au cœur de la forêt. Quand la civilisation s’effondre et que leurs parents disparaissent, elles demeurent seules, bien décidées à survivre. Il leur reste, toujours vivantes, leurs passions de la danse et de la lecture, mais face à l’inconnu, il va falloir apprendre à grandir autrement, à se battre et à faire confiance à la forêt qui les entoure, emplie d’inépuisables richesses.

Considéré comme un véritable choc littéraire aux États-Unis, ce roman sensuel et puissant met en scène deux jeunes femmes qui entraînent le lecteur vers une vie nouvelle.

Premières lignes #32 – Dans la forêt

C’EST étrange, d’écrire ces premiers mots, comme si je me penchais par-dessus le silence moisi d’un puits, et que je voyais mon visage apparaître à la surface de l’eau – tout petit et se présentant sous un angle si inhabituel que je suis surprise de constater qu’il s’agit de mon reflet. Après tout ce temps, un stylo a quelque chose de raide et d’encombrant dans ma main. Et je dois avouer que ce cahier, avec ces pages blanches pareilles à une immense étendue vierge, m’apparaît presque plus comme une menace que comme un cadeau – car que pourrais-je y relater dont le souvenir ne sera pas douloureux ?

Tu pourrais écrire sur maintenant, a dit Eva, sur l’époque actuelle. J’étais tellement persuadée ce matin que le cahier me servirait à étudier que j’ai dû faire un effort pour ne pas me moquer de sa suggestion. Mais je me rends compte à présent qu’elle a peut-être raison. Tous les sujets auxquels je pense – de l’économie à la météorologie, de l’anatomie à la géographie et à l’histoire – semblent tourner en rond et me ramener inévitablement à maintenant, à ici et aujourd’hui.

Aujourd’hui, c’est Noël. Je ne peux pas l’éviter. Nous avons barré les jours sur le calendrier bien trop consciencieusement pour confondre les dates, même si nous aurions aimé nous tromper. Aujourd’hui, c’est le jour de Noël, et le jour de Noël est une nouvelle journée à passer, une nouvelle journée à endurer afin qu’un jour, bientôt, cette époque soit derrière nous.

À Noël prochain, tout ceci sera terminé, et ma sœur et moi aurons retrouvé les vies que nous sommes censées vivre. L’électricité sera rétablie, les téléphones fonctionneront. Des avions survoleront à nouveau notre clairière. En ville, il y aura à manger dans les magasins et de l’essence dans les stations-service. Bien avant Noël prochain, nous nous serons permis tout ce qui nous manque maintenant et dont nous avons terriblement envie – du savon et du shampoing, du papier toilette et du lait, des fruits et de la viande. Mon ordinateur marchera, le lecteur CD d’Eva tournera. Nous écouterons la radio, lirons le journal, consulterons Internet. Les banques et les écoles et les bibliothèques auront rouvert, et Eva et moi aurons quitté cette maison où nous vivons en ce moment comme des orphelines qui ont fait naufrage. Ma sœur dansera avec le corps de ballet de San Francisco, j’aurai fini mon premier semestre à Harvard, et ce jour humide et sombre que le calendrier persiste à appeler Noël sera passé depuis très, très longtemps.

— JOYEUX Noël semi-païen, légèrement littéraire et très commercial, annonçait toujours notre père le matin de Noël quand, bien avant l’aube hivernale, Eva et moi faisions équipe dans le couloir devant la chambre de nos parents.

Tellement excitées que nous ne tenions pas en place nous les suppliions de se lever, de descendre, de se dépêcher, tandis qu’ils bâillaient, s’obstinaient à enfiler leurs peignoirs, à se laver la figure et à se brosser les dents, même – quand notre père était particulièrement agaçant – à faire du café.

Après la pagaille et les éclats de rire entourant l’ouverture des cadeaux, venaient le déjeuner que nous trouvions tout naturel, les coups de fil de lointains parents, le Messie de Haendel qui sortait triomphalement du lecteur de CD. À un moment dans l’après-midi, nous allions nous promener tous les quatre sur le chemin de terre qui aboutit à notre clairière. L’air frais et vivifiant et la forêt verte nettoyaient nos sens et nos palais, et lorsque nous arrivions au pont et étions prêts à faire demi-tour, notre père déclarait immanquablement :

— Voilà le vrai cadeau de Noël, nom de Dieu – la paix, le silence et l’air pur. Pas de voisins à moins de six kilomètres, et pas de ville à moins de cinquante. Bénis soient Bouddha, Shiva, Jehova et le service des Forêts de Californie, nous vivons tout au bout de la route !

Plus tard, une fois la nuit tombée, quand dans la maison plongée dans l’obscurité ne brillaient plus que les boules du sapin, Mère allumait les bougies de la pyramide de Noël et nous nous tenions pendant un moment en silence devant le carrousel pour regarder les bergers, les Rois Mages et les anges tourner autour de la sainte famille.

— Ouais, disait notre père avant que nous nous dispersions pour grignoter la carcasse de la dinde et couper des tranches du pudding froid, c’est ça l’histoire. Ça pourrait être mieux, ça pourrait être pire. Mais au moins, il y a un bébé au centre.

CE Noël-ci, il n’y a rien de tout cela.

Quelques réflexions

D’abord, j’aime bien le positionnement de la narratrice. Qui commence par expliquer pourquoi elle écrit, et nous rapporte son rapport à cet acte qu’elle entreprend. Dès le début, on connait le projet d’écriture de la narratrice.

Qui se positionne donc de manière assez originale : entre un passé qui semble révolu ou sur le point de l’être et un futur que l’on aperçoit déjà, et qui se dévoile en parfaite opposition au passé. Malgré tout, on sent déjà bien que ce qui est espéré, que le Noël de l’année prochaine soit redevenu « normal », ne va pas l’être du tout. Une manière pour la narratrice de se raconter des histoires, ou de forger un nouveau réel par l’écriture ? Pour conclure sur ce positionnement entre les temps, j’aime beaucoup la rupture finale, au présent. Après une vision du futur qui se dessine en négatif du passé et un souvenir lointain bien développé, le présent est brutal. Bref, réduit à rien. Une sorte de parenthèse.

Je disais en intro que cette 4e de couverture ne m’inspirait pas grand-chose de nouveau. Mais pourtant, quelques petites choses m’interpellent. Une forêt, deux sœurs, une certaine sensualité. J’attends alors une espèce de roman contemplatif, parsemé de nature writing (j’aime bien ça, de temps à autre). Quant à la sensualité, je ne sais pas exactement où elle va jaillir, toutefois ce début de roman me semble déjà intime et intimiste, plein d’émotions qui ne demandent qu’à s’exprimer. Peut-être une sorte de huis clos ? Une vie à deux resserrée sur l’essentiel, la vie à l’état de nature ? Un rapport resserré à un environnement naturel, créant une sorte de symbiose ? On verra, en attendant me voilà assez séduite par ces premières lignes, et un roman qui garde sa place de choix dans ma liste d’achats prochains.

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous créé par Aurélia du blog Ma lecturothèque est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses : Lady Butterfly & CoCœur d’encreLadiescolocblogÀ vos crimesJu lit les motsVoyages de KLes paravers de Millina4e de couvertureLes livres de RoseMots et pelotesMiss Biblio Addict !!La magie des livresElo DitLe nocher des livresLight and smell.

N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai ainsi actualiser la liste.

Que pensez-vous de ces premières lignes #32 ? Vous font-elles ressentir aussi des choses ? Suscitent-elles de la curiosité et de l’émotion chez vous ? Avez-vous lu ce roman ?Qu’en avez-vous pensé ? Si ce n’est pas le cas, ces premières lignes et la 4e de couverture vous donnent-elles envie d’y mettre le nez ? Je vous souhaite un bon dimanche ensoleillé j’espère, et bonnes lectures !

8 commentaires sur “Premières lignes #32 : Dans la forêt

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  1. Je suis curieuse d’en savoir plus quand tu l’auras découvert. J’ai beaucoup apprécié la touche d’ironie dans la phrase « Bénis soient Bouddha, Shiva, Jehova et le service des Forêts de Californie, nous vivons tout au bout de la route ! » On sent que peu importe la foi qui animait les gens, cette époque est révolue et le drame a dû être énorme. Je me demande ce qu’il s’est passé exactement. Je te souhaite une bonne lecture Zoé, et je te remercie pour ces premières lignes. 😊

    1. J’ai la sensation que ce roman laisse pas mal de questions en suspens et ne dit pas tout, ce qui pourrait aussi me plaire !
      Je le lirai cet automne je pense. (oui je programme loin :D)

  2. J’avais adoré ce roman. Je ne l’ai lu qu’une fois il y a plusieurs années, mais j’en garde un souvenir intense. Il fait partie de mes lectures inoubliables. Je te rejoins totalement pour la sensualité et la sensibilité du roman. J’espère que tu l’aimeras autant que moi et que ta lecture sera aussi immersive.

    1. Pour que tu en gardes un souvenir aussi fort des années plus tard, c’est qu’en effet il t’a bcp marquée ! J’espère avoir le même coup de foudre que toi sur ce roman 🙂

      1. Pour ma part, je suis rentrée dedans sans rien en savoir, sans avoir d’attentes ou d’avis préalables, comme ça a été le cas pour plusieurs livres qui font partie des perles de ma bibliothèque aujourd’hui, de mes inoubliables. Donc j’espère que des retours enthousiastes ne conduiront pas à une déception.

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