Roger Zelazny – 24 vues du Mont Fuji

Je découvre cet auteur avec sa novella 24 vues du Mont Fuji, par Hokusai, dans sa réédition au Bélial en 2017. Je n’avais pas envie de me plonger dans sa grande saga de fantasy Le cycle des princes d’Ambre de suite, et je voulais un texte court. J’ai vu passer pas mal de retours sur ce texte, notamment celui d’Ombre Bones il y a quelques semaines. Je l’ai gardé en tête pour le caser dans la lettre Z du ABC de l’imaginaire. La novella a reçu le Prix Hugo en 1986.

Synopsis

 » Son époux est mort. Ou disons qu’en tout cas, il n’est plus en vie… Pour Mari, le temps du deuil est venu. Un double deuil…

Armée d’un livre, Les Vues du mont Fuji, par Hokusai, elle se met dans les traces du célèbre peintre japonais afin de retrouver vingt-quatre des emplacements depuis lesquels l’artiste a représenté le volcan emblématique — autant de tableaux reproduits dans l’ouvrage. Un pèlerinage immersif, contemplatif, au cœur des ressorts symboliques de cette culture si particulière, un retour sur soi et son passé. Car il lui faut comprendre… et se préparer. Comprendre comment tout cela est arrivé. Se préparer à l’ultime confrontation.

Car si son époux n’est plus en vie, il n’en est pourtant pas moins présent… Là. Quelque part. Dans un ailleurs digital. Omnipotent. Infrangible. Divin, pour ainsi dire… »

Journal artistique

C’est Mari qui raconte, au présent. On est dans un style « journal intime », dans lequel la narratrice parle (beaucoup), philosophe, aussi (trop). Elle marche sur les traces de son mari autour du Mont Fuji, emportant avec elle un ouvrage de 24 vues du volcan, que lui a offert son mari. En parallèle, le lecteur marche sur les traces de beaucoup de monde, dans cette novella, riche en références littéraires et artistiques.

Chaque chapitre commence par une description succincte de l’estampe en question, puis rapidement la narratrice évoque les quelques similitudes ou différences avec le paysage réel (c’est le jeu des sept différences, en fait, j’ai testé c’est très divertissant). Puis elle brode ensuite autour de ce paysage : ce que ça lui inspire, ce qu’elle imagine. Si j’ai pu trouver ça soporifique parfois, j’ai apprécié l’idée de déborder du cadre de l’estampe, et de mettre celle-ci en mouvement. Comme si elle prenait vie; juste un petit pas entre la scène dessinée et la réalité. Il y a de ce fait un dynamisme induit par ce mécanisme de va et vient entre l’œuvre et la réalité, qui nous invite déjà dans une autre dimension.

Je conseille d’ailleurs d’avoir sous la main les estampes de Sieur Hokusai, pour mettre en images les scènes rapportées. On voit bien, avec les trois estampes ci-dessous (choisies parmi les 24, et dans l’ordre dans la novella) le chemin parcouru. J’ai vécu cette lecture comme une promenade artistique certes, mais aussi spatiale.

Une pensée philosophique

Un cheminement philosophique

On n’est pas dans la quête initiatique dans 24 vues du Mont Fuji; plutôt dans la marche vers la mort. Un retour sur soi, son passé, ses actes, et la manière d’accepter ce qui va advenir. Une façon de faire la paix avec soi-même.

La marche ici est un voyage à part entière, et chaque chapitre autour de Fuji est l’objet de pérégrinations de l’esprit dans des réflexions philosophiques. Mari s’interroge sur le sens de sa vie, ses actes passés, ses choix, fait la paix avec elle-même. J’ai eu la sensation en observant les estampes au fur et à mesure qu’on avançait dans les saisons, et plus largement la vie. Les couleurs changent, s’assombrissent, jusqu’à la dernière estampe. Une teinte d’amertume et de nostalgie imprègnent le voyage de Mari. On le voit bien dans les trois estampes ci-dessus, qui offrent changement d’ambiance très net, plus sombre au fur et à mesure que Mari se rapproche du Fuji, comme si cette promenade artistique mimait l’état d’esprit de la narratrice. En quelque sorte, on pressent une fin funeste rien qu’en considérant le choix des estampes et leur ordre.

24 vues pour 24 saisons ?

24 chapitres, 24 vues. Pourquoi 24 me direz-vous, quand en fait l’œuvre globale d’Hokusai en compte 46 ? J’ai automatiquement fait le parallèle avec les 24 saisons japonaises, et cela m’a fait penser à La péninsule aux 24 saisons de Mayumi Inaba. D’ailleurs, les deux œuvres se ressemblent dans la narration et la connexion entre les personnages et leur environnement direct, comme une espèce de flux qui passe entre les deux. Au-delà de l’intrigue nouée autour de Mari, il y a un bout de l’âme japonaise qui se lit ici.

C’est un double voyage que nous offre cette novella. Un voyage intime auprès de Mari autour du mont Fuji, et plus large, dans la philosophie et la culture japonaises.

Une intrigue cyberpunk

Entre SF…

Je me doutais bien que ça n’allait pas durer infiniment ainsi, sinon je n’aurais pas saisi la raison de la place de ce texte dans cette collection. Et heureusement d’ailleurs, parce que malgré tout ce que je viens de dire, je me suis parfois pas mal ennuyée, mine de rien. J’avoue avoir survolé quelques passages.

Passé la moitié du texte, la lumière se fait. Par petites touches, comme un pinceau sur la toile. On en apprend davantage sur Kit, son mari, coincé dans une sorte de dimension numérique (et pour le coup, j’ai pensé au Grid de Léa Silhol) et adepte du transhumanisme. Les raisons de son état et le passé de Mari sont restées pour moi assez nébuleuses. Mais je n’ai pas ressenti le besoin de tout comprendre et de tout savoir pour saisir ce qu’il était en train de se passer.

… et fantastique

A cette marche vers la Fin qui se colore de SF petit à petit, s’ajoute une dimension plus fantastique, quand la narratrice plonge lentement mais sûrement dans la paranoïa. Cela nous interroge : tout ceci n’est-il que le fruit d’une imagination poussée et dérangée par la paranoïa ou bien se passe t-il réellement quelque chose qui ne découle pas des lois physiques du monde réel ? Le doute est permis quelques temps dans la novella.

Un cocktail surprenant et réussi

En attendant, j’ai apprécié cette association de plusieurs choses : art/tradition-univers cuberpunk, marche/Nature-fin et mort… A priori, ce ne sont pas des éléments que j’aurais pensé accoler ensemble, et pourtant ça marche très bien. J’ai même finalement apprécié la manière dont l’auteur prend l’aspect « Nature » (dans son sens large) à rebours : habituellement, elle a un rôle ressource, accompagnant l’individu dans sa quête de soi et l’aidant à repartir, ancré dans et à l’écoute de son environnement. Ici, elle accompagne l’individu, mais pas dans le même sens.

En pratique

Roger Zelazny, 24 vues du Mont Fuji, par Hokusai

Titre original : 24 Views of Mt. Fuji, by Hokusai, 1985

Le Bélial, 2017

Couverture : Aurélien Police / Traduction : Laurent Queyssi

Autres avis : Ennui chez Le Maki; une lecture artistique et placée sous le signe du voyage pour Célindanaé sur son blog Au pays des Cave Troll; une lecture plaisante aussi chez l’Ours. Une bonne lecture pour Sometimes a book.

 

24 vues du Mont Fuji est une novella de Roger Zelazny. Ce fut une lecture surprenante, qui ne s’est pas terminée pas à la dernière page tournée. En effet, rien que l’écriture de cette chronique m’a fait y réfléchir et envisager les propos d’une autre manière. Nul doute qu’une lecture postérieure me fera voir autre chose encore… C’est une rencontre avec l’auteur réussie pour ma part, et un texte que je recommande pour sa densité incroyable malgré son petit format. Rien que pour faire (re)vivre et mettre en scène, le temps d’un instant, une œuvre artistique, cette novella vaut le détour.

2 thoughts on “Roger Zelazny – 24 vues du Mont Fuji

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  1. Etant fan des Neuf princes d’Ambre du même auteur, le sujet me parlant, ta très belle chronique achève de me convaincre de jeter un oeil dès que possible sur ce titre ! 🙂
    Merci pour ce retour détaillé qui fait bien envie !

    1. Je me note les neuf princes d’ambre, m’enfin c’est une super saga de plusieurs tomes, pas sûre de pouvoir la caser quelque part cette année !
      Avec plaisir, je suis ravie de t’avoir fait découvrir cette novella, merci pour ton retour 🙂

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