Joyce Carol Oates – Les mystères de Winterthurn

Et voilà, une relique de ma pile à lire ! Les mystères de Winterthurn est un roman que je traîne depuis des années, de challenge en challenge, et qui était resté jusque-là dans la bibliothèque. Je m’étais décidée de le lire enfin cette année avec mon challenge personnel 12 mois 12 auteurs. Ce roman est le 3e volet indépendant de la trilogie dite gothique de J. C. Oates, commencée avec le formidablement monstrueux Bellefleur, suivi de La légende de Bloodsmoor. Ce dernier était pas mal mais oubliable (d’ailleurs, je l’ai oublié). En revanche Les mystères de Winterthurn se hisse au niveau de Bellefleur.

4e de couverture

À la fin du XIXe siècle, au manoir de Glen Mawr situé dans la ville de Winterthurn à l’est des États-Unis, vit l’étrange famille Kilgarvan : Georgina, la «nonne bleue» et ses deux demi-soeurs qu’elle élève seule, la sage et studieuse Thérèse et la jolie, fantasque Perdita. À l’aube d’une journée de mai, Georgina s’en va mystérieusement en ville acheter cinquante livres de chaux vive. Peu après, on retrouvera le bébé de sa cousine Abigaïl égorgé près du lit de la mère.

Douze ans plus tard, cinq jeunes filles sont retrouvées mortes, atrocement mutilées, près de Winterthurn. Et, douze ans plus tard encore, c’est le pasteur, sa mère et une de ses paroissiennes qui sont sauvagement assassinés à coups de hache.
Xavier Kilgarvan mène les trois enquêtes avec verve et passion, au risque de perdre sa crédibilité, son coeur et son esprit. À travers lui, on suit avec délice les façons de la société du tournant du siècle, surannée, pudibonde, hypocrite.

Roman policier gothique

 Un roman façon chroniques. En effet, Les mystères de Winterthurn raconte trois enquêtes distinctes. Celles-ci sont menées par Xavier Kilgarvan, un membre de cette famille tentaculaire, mais de la branche reniée. Pourtant, Xavier semble être le plus sain d’esprit – enfin le moins détraqué, plutôt, de cette famille.

Ces trois enquêtes sont distinctes, mais se suivent chronologiquement. Il faut donc lire dans l’ordre, et considérer ce roman comme une pièce en trois actes avec changement de décors entre chaque (et encore, parce qu’on reste quasiment toujours dans ce petit bled arriéré de l’Amérique profonde). Les personnages secondaires restent aussi les mêmes (forcément, puisqu’on ne sort jamais de ce trou à rats – il y a un côté huis-clos comme Bellefleur, mais à ciel ouvert ici; ça ne fait pas moins avarié malgré tout).

Superstitions, mystères, un brin de fantastique parfois, décors macabres, manoirs forteresses imposants et repoussants : tout un programme. Ajoutez à cela des crimes sordides avec du sang et des viscères partout, et vous avez une idée du tableau. Des cadavres dans les placards, des histoires de famille, des complots, des secrets… Du bon gothique pur et dur, qui fonctionne superbement bien. Un roman bourré de mystères, de fils entremêlés, qui souhaite perdre son lectorat mais aussi le forcer à trouver lui-même les réponses jamais explicitement dictées.

Toutefois, le tout est dépeint et raconté avec une distance narrative ironique, qui rend le tout assez rigolo. On rit jaune, bien sûr. Mais l’autrice y va assez souvent avec de gros sabots dans les descriptions et l’horreur. Je trouve que ça marche bien, mais c’est moins fin que Bellefleur, qui pour moi était vraiment la perfection à ce niveau-là. C’est d’ailleurs pour cette raison que je place Les mystères de Winterthurn en dessous. Un peu trop dans la surenchère et le parodique à mon goût.

Une peinture caustique et ironique de l’Amérique fin XIXe

 Grosse ressemblance avec Bellefleur. Ici aussi, on voit comment l’environnement, le milieu très fermé, très puritain, très strict… peut pourrir une famille et ses membres jusqu’à la moëlle. Ce petit monde de l’entre-soi avec mariages entre cousins, vraiment ce n’est pas brillant brillant.

J. C. Oates ne nous épargne rien. Les enquêtes de Xavier restent des mystères à part entière. La faute à une police corrompue jusqu’à l’os qui ne sert pas à grand-chose. Mais aussi aux secrets bien étouffés par une population tiraillée entre religion et liberté, pudibonderie et sexualité débridée (et détraquée). Egalement à des puissants qui dirigent avec leur argent face à des faibles écrasés par leur statut, leur sexe, leur couleur de peau, etc. Puis à une population pas instruite, qui ne réfléchit pas, avide de faits divers et de racontars. Et enfin à une justice qui n’en est pas une. Tout dans ce roman semble relever de la parodie tant tout est énorme, incroyable, ridicule, scandaleux.

Toutefois, si l’on rit, on rit jaune. Car est-ce vraiment une caricature que l’autrice nous livre ici… ? J’ai trouvé la peinture de cette Amérique profonde, fin de siècle post guerre de Sécession, plutôt juste. Et terrifiante. Intéressant aussi de voir la métamorphose de Xavier qui revient à Winterthurn après sa vie à New-York. Ce sont deux mondes différents, le premier est resté coincé dans son jus tandis que l’autre est déjà entré dans le XXe siècle moderne.
A l’heure où les Etats-Unis sont moins unis que jamais avec une scission énorme villes/campagnes et Nord/Sud, relire cette trilogie fait quelque chose. Cela donne le sentiment que l’on vit aujourd’hui un bis repetita de l’Histoire, en quelque sorte. Difficile donc d’en rire très longtemps ou de se convaincre que tout ceci relève de la caricature…

Je dirais même qu’on retrouve aujourd’hui même des éléments de Winterthurn, notamment dans le comportement des foules dépeintes : commérages, on-dits, idées préconçues… J. C. Oates nous montre l’étendue de la bêtise d’une foule aveugle, manipulée, et la dangerosité de la justice populaire. Cela vous parle, j’imagine… ?

Un roman porté par une plume exigeante et redoutablement efficace

 J’ai retrouvé dans Les mystères de Winterthurn la plume que j’avais adorée dans Bellefleur. Cette plume tortueuse, qui reflète à la perfection l’esprit torturé et labyrinthique des personnages renfermés sur eux-mêmes et emprisonnés dans leurs tourments et leur bulle néfaste. Assez peu de dialogues, des phrases longues entrecoupées d’incises et de parenthèses, d’intermèdes, du discours indirect et indirect libre… Il se dégage de ce roman une impression d’étouffement qu’on ressentait très bien dans Bellefleur aussi. Et pour cause, on est dans deux environnements très fermés, où l’on tourne en rond, d’où l’on ne parvient pas à s’extraire.

C’est un roman pavé, exigeant, qui ne se lit pas avec avidité ni avec rapidité. Les mystères de Winterthurn n’est pas un page turner, on a plutôt l’impression de s’enfoncer dans des sables mouvants. Paradoxalement, j’adore ce type de textes. Si c’est effectivement une épreuve de lire ce roman, il permet, quand on a réussi à se faire à la prose particulière, d’accéder à l’esprit des personnages, à leurs pensées intimes (très souvent odieuses, répugnantes et arriérées, ce n’est pas une partie de plaisir non plus). Toutefois, on ressent une proximité telle qu’on a la sensation d’être pleinement dans l’histoire et de la vivre aux côtés des personnages.

Ajoutons à cela une prose qui n’est pas dénuée d’humour : on sent, derrière chaque pensée, chaque tournure… la voix de l’autrice, caustique et ironique. Ainsi, même si l’on avance difficilement dans ce roman, on s’y laisse entraîner, à la fois par sa peinture vivante, mais aussi par la proximité avec les personnages et ce côté entraînant (et parodique, j’en parlais plus haut) apporté par l’autrice. Et malgré cette présence humoristique dans la narration, cela ne crée pas de distanciation avec le récit, ne rompt jamais l’illusion romanesque ni ne brise l’immersion. C’est fichtrement bien fait, quand même.

En pratique

Joyce Carol Oates, Les mystères de Winterthurn
Editions Stock, 2012
VO : Mysteries of Winterthurn (1984)
Traduction : Traduit par Anne Rabinovitch

 

 3e volet de la trilogie gothique de J. C. Oates, Les mystères de Winterthurn est encore un sacré pavé. Dense, complexe, exigeant. A la fois terrifiant et caustique, ironique mais juste. Il clôt merveilleusement bien cette trilogie dont le 2e tome m’avait moins plu. J’ai retrouvé ici l’émerveillement devant la plume difficile mais maîtrisée et remarquable de l’autrice. De plus, j’ai beaucoup aimé son positionnement, cette impression de parodie dans tous les aspects du roman, mais qui interroge, tout de même. Est-ce vraiment une caricature, que j’ai lue là ? Très franchement, j’émets de très gros doutes. Et c’est sûrement cela qui fait que le roman est à mon sens réussi, au-delà de tout le reste.

2 commentaires sur “Joyce Carol Oates – Les mystères de Winterthurn

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  1. Bonjour Zoé, en lisant ta chronique, je me rends compte que j’ai lu plusieurs romans de Joyce Carol Oates mais pas un seul roman historique. Je choisirai cette veine la prochaine fois.

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