Joyce Carol Oates – La légende de Bloodsmoor

Second volet de la trilogie gothique de Joyce Carol Oates, La légende de Bloodsmoor nous emmène dans les Etats-Unis de la fin du XIXème siècle. On va suivre une famille d’aristocrates sur le déclin. On y retrouve des thématiques qu’on avait rencontrées dans Bellefleur, le premier volet de cette trilogie. Il m’aura fallu 12 jours pour venir à bout des près de 600 pages de ce pavé, tant le style est particulier. J’ai lu cette fresque éblouissante dans le cadre du Pumpkin Autumn Challenge, menu « Automne douceur de vivre » (catégorie Famille). C’est très rigolo, parce que cette famille ne respire pas la joie ni la douceur de vivre !

Synopsis

Pensylvannie. 1789. Cinq soeurs entre seize et vingt-deux ans. La narratrice : une vierge amère.
Tout commence quand Miss Deirdre Zin, fille adoptive de l’inventeur John Quincy Zin, est enlevée par un homme mystérieux en pleine journée. Avant cet épisode, la famille Zin était une famille comme les autres : cinq filles en âge de se marier, vivant tranquillement dans la vallée de Bloodsmoor. Mais après cet événement tragique, tout va basculer.
Constance Philippa, qui se comporte de manière scandaleuse la nuit de son mariage. Malvinia, séduite par les feux de la rampe, va attirer l’attention d’un dandy peu scrupuleux, Mark Twain. Octavia, la moins rebelle des soeurs, trouvera sa « récompense » non loin de chez elle. Samantha, la plus douée des cinq, se dévouera entièrement à l’oeuvre de son père… et en subira les conséquences. Quel sera leur sort à la veille du siècle nouveau ?

La légende de Bloodsmoor, chroniques de la famille Zinn

Des chroniques biographiques

Ce roman est raconté à la manière d’une biographie, écrite par l’historienne de la famille. C’est elle, la narratrice. On ignore qui elle est, à quel point elle est proche de la famille, mais elle l’est suffisamment pour rapporter des événements privés, laissant entendre qu’elle les a vécus.

Ce témoignage est clairement artificiel, mais cette construction est très minimaliste. Par exemple, ces chroniques ne sont ni datées, ni signées; il nous est demandé d’y croire pleinement sans avoir davantage d’indices. Et… ça marche.

Pourtant, rien ne nous permet de penser qu’on est dans quelque chose de véridique. D’ailleurs, le titre lui-même ne laisse aucun doute là-dessus. On est effectivement dans la légende : sûrement y a t-il du vrai là-dedans (le tableau d’une société américaine en voie de disparition, par exemple, on y reviendra plus loin), mais il est déformé, embelli par une imagination et ici une mise en scène du récit, par le biais de la narratrice (même si elle dit rapporter l’exacte réalité des choses).

La légende de Bloodsmoor se situe dans un entre-deux, entre mythe et Histoire, entre la vie privée d’une famille (imaginaire mais rendue véritable) et son intégration dans une fresque plus large, réaliste.

Un style narratif particulier

Près de 600 pages de discours narrativisé, avec très peu de dialogues. Beaucoup de paroles sont directement intégrées dans la narration, au style direct (entre parenthèses, bien souvent), ou au style indirect libre, rapporté directement par la narratrice :

Comme tous les êtes insensibles au visage d’ange, Malvinia Morloch ne songeait guère au chagrin qu’elle avait provoqué dans le passé […] Elle éprouvait de l’émotion, mais jamais de remords ni de culpabilité. Elle songeait avec nostalgie à son enfance (quelle jolie petite fille ! s’exclamaient tous les parents) […] Et il y avait Mme Zinn, qui ne lui avait peut-être jamais pardonné les souffrances atroces qu’elle avait endurées à sa naissance. (« Hélas, chère Mère ! … était-ce ma faute ? murmurait tout haut Malvinia, dans le luxe glacé de son boudoir au Saint-Regis, où parvenait le vacarme des voitures à chevaux dans la rue. Vous auriez pu aussi bien vous en prendre à la providence, après tout; ou a Père. »).

Cependant, la narratrice apporte un peu de variété dans son discours. Pour commencer, elle mélange tout, anéantissant la linéarité du récit (elle multiplie les analepses et prolepses, réduisant à 0 le suspense), et commente, avec son regard de vieille fille puritaine américaine, la déchéance de la famille et le comportement des 5 sœurs (« abject ! »). Elle interpelle le lecteur, et n’hésite pas à se mettre à sa place en anticipant sa surprise et ses questionnements. Enfin, elle met en scène son récit, en choisissant de développer tel événement plutôt qu’un autre, ou de nous balader de tableau en tableau.

La lecture est donc assez fastidieuse et lente. De la même façon que Bellefleur, le premier volet de la trilogie, on est ici dans un huis-clos familial, avec une écriture qui renferme les expressions dans la narration, ce qui amplifie cette sensation. Malgré tout, si c’est long à lire, j’ai énormément aimé cette lecture. La famille Zinn est aussi déglinguée et tordue que la famille Bellefleur; il y a quelque chose de monstrueux dans ces œuvres. Et je trouve que l’écriture et le style accompagnent parfaitement cette impression. Se plonger dans un volume de cette trilogie revient à plonger dans un gouffre, ou faire une plongée en apnée. C’est particulièrement génial et franchement réussi.

Le tableau d’une société en voie de disparition

Une société en déclin…

Comme Bellefleur, derrière la famille il y a le tableau d’une société et d’une économie à un instant T. On est ici à la fin du XIXème. C’est assez rigolo, car le récit se termine le 31 décembre 1899; comme les personnages terrifiés à l’arrivée du XXème siècle, la narratrice refuse d’aller plus loin.

Car effectivement, c’est une certaine société qui disparaît ici. Une société aristocratique, engoncée dans ses privilèges, ses rentes, son train de vie (le passage sur la gestion du linge et des toilettes des Dames est absolument exquis : où comment considérer le niveau de fortune du voisin en fonction du nombre de lessives faites dans l’année : plus il y en a, moins il y a de toilettes, et moins vous êtes fortuné !).

Une Amérique très puritaine, aussi. On vit dans le respect et la crainte de Dieu, sans cesse. Evidemment, les femmes sont les plus touchées par ce puritanisme féroce. Elles sont vouées à rester à leur place de mère et d’intendante de la maison. Les rapports humains sont vraiment stupéfiants et ce jusque dans l’intimité des couples. Et surtout : ne pas poser de question ! Une femme qui en sait trop ce n’est jamais bon, et elle n’a que le devoir d’obéir à son mari.

Et une nouvelle qui voit le jour

Si les 5 sœurs, par leur comportement, ne suivent pas les préceptes de la bonne société (ni ceux de la bonne maîtresse de maison, de la bonne épouse et de la bonne chrétienne), la narratrice s’attache (malgré son dédain) à nous rapporter quelques éléments de leurs vies. On découvre autre chose que Bloodsmoor (ouf, un peu d’air) : le monde du théâtre et du paraître, de l’édition, les cercles scientifiques, la mode du spiritualisme, la politique… Ce n’est jamais « mieux », c’est juste… différent. Une autre époque, qui commence, à l’aube du XXème siècle. Mais malgré tout, les sœurs s’émancipent du carcan qui était le leur adolescentes. Un bel entre-deux, entre passé presque révolu et futur qui se cherche.

Le décalage entre le comportement des 5 filles Zinn et le récit de la narratrice très puritaine est énorme. Deux visions de l’Amérique se confrontent dans ce récit, jusqu’aux scènes finales, véritable apothéose du récit. Pour raconter son récit, la narratrice utilise à la fois des exagérations grotesques (plusieurs fois elle dit manquer de s’évanouir en pensant à ce qu’elle doit raconter) mais sublime aussi des événements, et des personnages. Cela amplifie le décalage. La légende de Bloosdmoor se situe entre le grotesque et le sublime. On croirait presque à une farce, une pièce de théâtre qui se déroule sous nos yeux de lecteurs.

Entre réel et surnaturel

Et enfin, comme Bellefleur, le récit se trouve sur le fil entre réel et surnaturel. Bellefleur jouait la carte du fantastique, accentué par la folie des personnages et les thématiques gothiques (le manoir, le cimetière, les grands espaces naturels entourant le manoir, l’exacerbation des sentiments etc.).

Dans La légende de Bloodsmoor, on n’est même plus dans du fantastique (qui se caractérise par cette incapacité à se décider entre réel et surnaturel, accompagnée par une angoisse palpable). Dès lors qu’on choisit que ce qui est perçu n’est pas une illusion des sens ou un produit de l’imagination (et dans ce cas, les règles de la physique s’appliquent toujours) mais au contraire bien réel, on quitte le fantastique. On rejoint alors l’étrange, ou le merveilleux (cf. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique).

Or, plusieurs événements revêtent clairement un aspect surnaturel (l’intervention du monde des Esprits dans le roman, ou l’enlèvement de Deirdre, l’élément perturbateur de l’intrigue). Or, rappelons que la narratrice est très puritaine (autrement dit, si elle le rapporte comme étant vraisemblable, on peut la croire). De ce fait, La légende de Bloodsmoor sort parfois de la réalité tangible. Le roman se teinte d’étrange (tentative d’expliquer le surnaturel par des éléments rationnels) et de merveilleux (acceptation du surnaturel, inexplicable). Là encore, le roman hésite habilement entre les deux, sans jamais donner de solution.

Un monstre littéraire

On est donc ici dans un roman aux aspects protéiformes, très baroque, dans la suite de Bellefleur dont il est une parfaite prolongation. J’ai cependant préféré Bellefleur, que je trouvais vraiment beaucoup plus puissant, le traitement de la folie et l’évolution des personnages étaient tout à fait incroyables.

La légende de Bloodsmoor, ou plutôt la trilogie gothique de Oates dans son ensemble, est un monstre littéraire, par sa difformité, sa singularité, sa masse conséquente, sa férocité même, d’autant plus qu’il porte en lui les éléments d’un mythe, d’une légende : on retrouve dans ce roman toute l’étymologie du monstre.

En pratique

Joyce Carol Oates, La légende de Bloodsmoor, second volume de la trilogie gothique

Editions Stock, collection La cosmopolite, 2011 (Publication originale 1982)

Réédition en poche (2012)

Traduction : Anne Rabinovitch

 

La légende de Bloodsmoor est le second volet de la trilogie gothique de Joyce Carol Oates. Un monstre à trois-têtes que cette trilogie, à l’image de Touffu. Si j’ai nettement préféré Bellefleur, ce second tome est très intéressant dans sa position d’entre-deux (il est après tout au centre de la trilogie… oui, filons la métaphore jusqu’au bout !). Entre passé et avenir, mythe et histoire, sublime et grotesque, et enfin entre réel et surnaturel, étrange et merveilleux : ce roman nous donne l’impression qu’on l’a bien cerné, tant on y a passé du temps. Mais en fait, il nous file entre les doigts… C’est magistral.

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