Ugo Bellagamba&Jean Barret : Le monde de Julia

Le monde de Julia est un conte juridique du futur. Ecrit à quatre mains, celles de Ugo Bellagamba, historien du droit et Jean Barret, docteur d’Etat en droit et avocat. C’est la chronique du Nocher des livres qui m’a donné envie de mettre mon nez dans ce petit roman un peu particulier, surtout après l’exquis Le livre de Nathan. Le monde de Julia est ainsi ma 2e très bonne lecture du label Mu chez Mnemos. Jamais deux sans trois, dit-on, il va alors falloir que je me dégote ma prochaine lecture !

4e de couverture

C’est le chaos. Partout. Depuis des années, l’humanité exsangue, à la suite de bouleversements climatiques et sociaux, est réduite à une population congrue. Réunie en tribus aux règles tirées de romans, de séries ou de films, elle tente de refaire société au prix de conflits sanglants entre les clans.

Protégée des affres du monde, Julia vit loin, perdue dans la montagne. Sa vie n’est faite que de dessins et d’enseignements prodigués par Roland-17, son tuteur. Quand ce dernier, au bout de ses réserves énergétiques, s’éteint, Julia se retrouve seule et décide de partir à la recherche de ses parents.

Commence alors un voyage philosophique pour Julia et un faucon mystérieux qui l’accompagnera et l’initiera à l’esprit des lois pendant qu’un groupe de chercheurs tente des expériences pour comprendre et dessiner ce qui constituera la première pierre d’une société parfaite.

Julia apprentie philosophe et son maître

Un roman didactique rasoir ?

Le monde de Julia est un petit roman assez didactique. Le roman comporte deux trames, je parlerai d’abord ici de la première avec Julia.

Julia est comme ces personnages de romans d’apprentissage du XVIIIe. A un moment, elle m’a un peu fait penser à Jacques le fataliste, accompagnée de son maître Roland-17. Puis un autre maître dont je vous laisse le plaisir de découvrir l’identité. Mais on est bien dans cette idée : un dialogue-promenade philosophique, gorgé des idées des Anciens et des Lumières, forgeant la croissance intellectuelle de Julia. Je pense que le roman fait aussi un gros clin d’œil au roman Le monde de Sophie de Jostein Gaarder dans le concept (et son titre).

Son histoire est principalement émaillée de ces dialogues qui pourraient paraître parfois saugrenus tant leur rattachement au récit pourrait sembler factice. On pourrait aussi juger ces leçons philosophiques sur le droit très artificielles. Ca m’a fait un peu penser à ces méchants dans les films qui, sur le point de gagner face aux gentils, perdent un temps fou à blablater, suspendant ainsi le temps et le compte à rebours qui ralentit inexorablement. Là, c’est un peu pareil, ce qui peut donner une impression d’artificialité importante.

Enfin, le ton didactique pourrait agacer pas mal de monde, je pense. Ajoutons à cela des confrontations d’idées piochées dans des thèses d’auteurs un peu oubliés (en ce qui me concerne bien sûr – ouh la la, j’espère que les auteurs ne passeront pas par ici), et la leçon peut vite devenir aride. Oui, le débat d’idées entre Hobbes, Locke, Platon etc. ressemble aux joutes rhétoriques grecques, qui peuvent passionner les uns et profondément assommer les autres.

Plutôt malin, en fait

Vous aurez remarqué que j’ai volontairement commencé cette chronique par tous les reproches que j’ai pu glaner ici et là. Mais il y a un « mais ». En effet, je ne partage pas ce point de vue.

Car selon moi, ça marche très bien. Parce qu’on renoue, d’une part, avec l’essence des romans didactiques et l’esprit est bien là. J’ai trouvé les échanges parfois badins, avec ce Roland-17 qui maîtrise à la perfection les nuances entre conviction et persuasion. De parfaits petits numéros bien exécutés – et personnellement, j’ai trouvé cela très savoureux, cocasse et franchement malin.

Ensuite, hé bien on ne s’ennuie pas. Personnellement, les grands textes conceptuels des Anciens et des Lumières me semblent difficiles à avaler (c’est comme manger des pois cassés nature sans une petite crème légère pour les accompagner). Or, Le monde de Julia apporte cette rondeur manquante aux propos, un dynamisme dans l’échange d’idées, et un rythme dans la pensée qui se forge. Et que ça donne presque envie de retourner à la source pour lire enfin ces grands noms. Et puis c’est passionnant, jamais ronflant, ni juste théorique. Il y a des questions que l’on se pose chaque jour et qui sont fondamentales : qu’est-ce qui fait société ? Peut-on garantir la liberté sans égalité ? Dans les crises (politiques, sociales, des institutions…), que nous traversons, remettre à plat ces points est loin d’être inutile.

Enfin, j’ai trouvé que la construction du roman permettait au propos plus didactique de bien s’intégrer au reste. Il se compose de deux trames, l’une avec Julia et l’autre avec un chef de clan qui tente de trouver des solutions pour dépasser cette logique fragmentaire, et de mettre en place une société fondée sur le vivre-ensemble. Ce faisant, j’ai remarqué que les chapitres, qui alternent les points de vue, se répondent. Comme si le chapitre centré autour de Julia était la leçon, et le chapitre suivant la mise en pratique. De ce fait, il y a un liant bien présent qui redonne une fluidité à l’ensemble.

Du droit par l’angle de la SF ?

Le choix du conte

J’ai écouté, au cours de ma lecture, le podcast d’un numéro de La science, CQFD d’avril. Natacha Triou y recevait les deux auteurs pour échanger sur ce roman atypique. Parmi les nombreuses questions posées, il y avait celle-ci : « pourquoi faire le choix de la SF pour évoquer des questions de droit ? »

Il est vrai que le mariage des deux peut paraître atypique. D’abord, les auteurs ont choisi le conte pour raconter leur histoire. On ne sait pas trop où l’on est ni quand, même si quelques indices épars nous permettent de nous en faire une idée. Le conte a une portée universelle. Julia est une enfant lambda, qui a perdu ses parents et est élevée par un tuteur dans un monde qui ne semble pas très doux. En somme, voilà un cadre qui semble bien familier. Peu importe que le monde décrit ne soit pas exactement le nôtre, car Julia est proche de nous et va vivre des expériences qui nous parlent. Et puis quoi de mieux qu’un conte pour instruire ?

D’autre part, et les auteurs l’ont bien expliqué, le droit est une fiction. C’est un voile qui recouvre le monde naturel pour qu’on puisse faire société, qui est aussi un artifice. Elle repose en effet sur des règles que l’on s’impose pour gommer les différences de force et de puissance, établir une égalité et garantir la liberté de chacun. Il paraissait alors évident pour les auteurs d’intégrer leur propos dans un genre fictionnel. La SF décrivant les sociétés et leur évolution comme des êtres organiques et vivants, il semblait alors logique que ce soit la SF qui s’empare de cette question, d’autant qu’il n’y a pas de société sans droit.

Un roman de SF d’abord

Je parle de droit depuis le début, mais Le monde de Julia est un roman de SF d’abord. Le monde qui nous est présenté est dystopique. On l’approche par le regard de Julia, jeune fille éprouvée par les expériences de la vie. Son monde est dépeuplé, la « civilisation » lointaine, dangereuse, et de ce que l’on comprend, il n’en reste pas grand-chose. Le second regard est celui de Darius et d’Artaban, en tout cas pendant un temps. Leur monde à eux est constitué de clans, qui répondent chacun à des règles issues de bouquins de SF. C’est assez rigolo de deviner de quel bouquin telles règles sortent. Je me souviens surtout de Terra Ignota, mais ce n’est pas la seule référence, les auteurs puisant aussi allègrement dans le cinéma. Le roman s’ancre donc dans une culture pop culture et SF bien établie.

J’ai parlé tout à l’heure des deux trames qui se relient formellement, entre théorie et mise en pratique. Mais au-delà de cela, il y a un vrai dialogue entre ces deux trames, qui évidemment vont finir par se rejoindre à un moment. Si le lien entre les deux peut paraître obscur pendant un bon moment, on voit le ciel s’éclairer peu à peu, et les connexions se font petit à petit. C’est très bien amené, et quand on comprend alors, on considère différemment ce qu’on vient de lire. Je trouve les deux fils fort bien menés, imbriqués, comme le parfait reflet du travail à 4 mains qu’ont réalisé les deux auteurs.

Ainsi, je dois dire que le dénouement m’a énormément surprise, parce que je n’ai rien vu venir. Plus que ça : je l’ai trouvé brillant. Si on doutait qu’on était dans de la SF depuis le début, là on est servis. On retrouve là plusieurs concepts bien connus de la SF, utilisés à fort bon escient. Je dois néanmoins avouer que je n’ai absolument rien capté à l’épilogue. Mais ça ne m’a pas chagrinée, puisque pour moi le final se suffit à lui-même. Fichtre, ça décoiffe. Bien pensé, inattendu, vertigineux. Et ce final provoque aussi pas mal d’émotions, ce qui pouvait peut-être manquer jusque-là.

En pratique

Ugo Bellagamba & Jean Baret – Le monde de Julia

Mnemos, Label Mu, 2023

Couverture :

Autres avis : Un loupé ennuyeux et trop didactique pour Touchez mon blog; balade plaisante pour Gromovar; un conte érudit qui mérite le détour avec un Wow level de 7/10 pour JackBarronreads; roman intéressant et intelligent malgré des défauts pour Feygirl; fable dystopique amusante, érudite, peut-être un peu trop pointue pour Celinedanaë; et enfin, un texte maîtrisé, cohérent malgré un côté didactique peut-être un peu trop prononcé pour Lorkhan.

Voilà donc un petit roman que je relirai volontiers une fois, deux fois, même plusieurs fois. Son propos ne périme pas, c’est même tout à fait le contraire. Je pense que Le monde de Julia est tout à fait d’actualité. J’aurai plaisir à y retourner dans plusieurs mois, quand j’aurai lu les références qu’il mentionne, pour les confronter de nouveau. Un roman bien atypique et réussi que nous proposent là Ugo Bellagamba et Jean Baret. Alors oui, il casse les codes du genre romanesque, oui il peut paraître un peu trop érudit. Mais prout, des bouquins différents, bien ficelés, à la fois cocasses et diablement intelligents, il n’y en a pas tant que ça.

7 commentaires sur “Ugo Bellagamba&Jean Barret : Le monde de Julia

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    1. Incroyable, oui, je l’ai trouvé à la fois inattendu et pas vraiment, parce que bien rattaché au reste mais très différent du propos global dans le style, mais ça il ne pouvait pas en être autrement non plus, Mais je n’ai rien vu venir. Bref très grande surprise, et assez bouleversante cette toute fin !

  1. Ah, ah ! Deux livres du Label Mu que tu apprécies ? La malédiction serait-elle levée ? En tout cas, je suis très content que tu aies toi aussi aimé ce roman. En plus, il brasse tellement de concepts qu’il mérite, je suis d’accord avec toi, une autre lecture.
    On se retrouve pour le troisième « Mu » apprécié ?

    1. J’espère, j’espère ! mais oui c’est incroyable, et j’en suis vraiment ravie. Je te remercie pour tes conseils avisés et tes retours qui m’ont enthousiasmée et poussée à tourner les pages de ces deux romans.
      Pour le prochain, j’ai plusieurs idées : Demain le jour me tente beaucoup, comme Tous les hommes. Je vais aussi prochainement récupérer Sous la lune brisée. Am stram gram…

  2. Ta phrase d’accroche m’a de suite intriguée. Ce roman m’a l’air pas mal du tout. Je n’ai jamais lu aucun des classiques que tu mentionnes. Je me rappelle juste qu’on avait lu et étudier des extraits du Monde de Sophie en cours de religion.

    1. je n’en ai lu aucun non plus, enfin juste le Monde de Sophie avant de rentrer en terminale, mais je n’en ai qu’un souvenir très diffus.
      J’ai eu l’occasion d’écouter Ugo Bellagamba aux Utopiales, il est passionnant, humble, hyper cultivé, et assez rigolo. Un bonheur à l’écouter et à lire, ce Monsieur. Idem pour Jean Barret, qui m’a dédicacé mon exemplaire, c’était une rencontre marquante. j’ai eu bcp plaisir à échanger avec lui. Les deux s’entendent à merveille, on comprend alors comment les deux plumes se mêlent alors si bien.
      Bref, c’est un roman que je te conseille encore plus maintenant 🙂

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