Premières lignes #17 – Le chemin de la mort poudreuse

Bonjour et bon dimanche ! En direct des Utopiales ! (Non en vrai, j’ai programmé cet article le week-end dernier ^^) Me revoici dans les premières lignes dominicales, après une petite pause. Je partage avec vous ce matin une double nouveauté. A la fois un roman sorti en septembre, et d’une maison d’édition toute jeune. Le chemin de la mort poudreuse est une uchronie steampunk, de Francesca Theosmy, publiée aux éditions du Chant du cygne. J’avais déjà acheté en numérique Gestalt, que je n’ai pas encore eu le temps de lire, et j’ai reçu celui-ci à la dernière masse critique Babelio. Je vous laisse avec ces premières lignes #17 et on se retrouve après.

4e de couverture

À l’aube du XXe siècle en Atlantide, île mystérieuse au cœur de toutes les convoitises, survit le spectre de la domestication des esprits et des corps. Les ombres de l’oppression coloniale règnent encore, lustrant les progrès technologiques d’un sinistre vernis de sang et de larmes. Madeth, une jeune femme ballottée par des vents contraires, est prête à tout pour éviter d’être engloutie dans ce chaos ambiant.

Le Chemin de la Mort poudreuse est une uchronie steampunk mettant en scène une série d’odyssées individuelles et collectives dont les protagonistes – figures obsédées par leur propre libération – luttent pour reconquérir leur passé et leur identité perdue. Pourront-ils y parvenir sans s’aliéner eux-mêmes?

Une réflexion profonde sur la mémoire, la douleur et la quête de soi, qui vous suivra longtemps après avoir refermé le livre.

Premières lignes #17 : Le chemin de la mort poudreuse

JAMAIS auparavant, je n’avais ressenti la fièvre de l’Atlantide. Cette obsession. Je ne la cherchais pas, cette île. Elle ne m’attirait pas. Les mystères de sa disparition – je parle évidemment de la seconde – ne me tourmentaient pas. Curieux, me dirait-on, quand mon père fut l’un des derniers automates à avoir été conçus. Un corps d’acier et de fer émaillé l’abritait ; une essence singulière, mauve pâle, brûlait à la place de son esprit. Réduit à la part la plus sombre de sa mémoire, il connut les tranchées, le chant cruel des bombes et la tache muette du sang versé. Quels champs de bataille a-t-il pu arpenter ? Ceux d’Europe en 1914 ou des Amériques en 1915 ? La réponse, hélas, m’est inaccessible. Le jour de son arrestation, j’étais un petit haricot dans l’utérus de ma mère. Plus tard, elle contera souvent sa fuite par une fenêtre, son refuge chez les voisins, la froide brutalité des miliciens. À force de récits, je devins journaliste, à l’image de cet homme avant qu’il ne soit transformé en fantôme de ferraille. Une voie semée d’inconnus me ramena vers lui à rebours, des décennies plus tard. Vers son souvenir, vers l’Atlantide. Puis, surtout, vers la mer, cul-de-sac inattendu de mon voyage en spirale.

Au départ, j’enquêtais sur l’attaque de Veracruz par les Américains en 1914. Ma grand-mère maternelle opéra comme informatrice auprès des Allemands. Je lui devais mon prénom, Guillermo, et ces pommettes qui me donnaient l’air d’un chasseur indien échappé du temps où les pyramides croulaient sous l’or et les plumes colorées. Au fil de nos entretiens, la portée de son rôle m’apparut profonde, voire décisive. Le double cataclysme de 1916 avait précipité la fin des conflits à l’Ouest. Mais sans des personnes comme elle, qui sait si l’union sud-américaine serait née si tôt ? Si les États-Unis formeraient un empire transcontinental avec l’Allemagne ? L’histoire officielle tend souvent à oublier les petites gens, leurs actions dans l’ombre, leurs prises de risques. Nos livres préfèrent mettre en avant les automates clinquants, qui, même criblés de balles, luttaient sans repos. Ma grand-mère était de la même trempe, avec un cœur tout aussi lumineux dans la poitrine.

Je soumis ma copie revue et corrigée à Alphonso Diaz, mon éditeur. Vieux loup au grand nez et au sourire inattendu, il cherchait, dans l’envers des rêves éveillés, l’étonnement comme l’irrévérence. Sa vision était de créer une encyclopédie historique du siècle. Beaucoup l’achèteraient, très peu la liraient. Tous ou presque la rangeraient sous leur téléphone près de l’annuaire. Qu’importait. Cette aventure d’écriture, bien que futile, me séduisait.

Cela dit, le siècle n’avait pas encore noirci toutes ses pages. Nous nous trouvions dans les années soixante. Après les conflits européen et américain, une troisième guerre, cette fois mondiale, avait beaucoup de chances d’éclater bientôt. D’un côté, l’hostilité des Ottomans envers les Russes grandissait. Ces derniers étaient alliés de l’Empire transcontinental, depuis leur partage de l’Europe de l’Ouest. Le tsar Raspoutine, malgré ses quatre-vingt-quatorze ans, gardait la faveur de l’Église orthodoxe. Il se murmurait qu’il se faisait transfuser du numenoil toutes les semaines. Cette substance atlante, mêlée au sang des enfants de feu tsar Nicolas II, emprisonnés dans des catacombes, le rendrait immortel. D’un autre côté, les révoltes anticoloniales fournissaient aux Ottomans le soutien de rebelles dans tout le continent africain jusqu’au sous-continent indien. L’empire japonais, ogre insatiable, mettait une partie de l’Asie à feu et à sang. Nul ne savait quel bout de terre susciterait ensuite son appétit vorace. Entre tout cela, l’empire éthiopien jouait un astucieux jeu d’équilibriste. L’empereur Haïlé Sélassié profitait du fait que son territoire abritait un portail cosmique : frontière unique et seul passage vers la planète Mars.

J’étais en train d’exposer ces réflexions géopolitiques, alors qu’Alfonso feuilletait mon travail devant un café. Il releva la tête et changea radicalement de sujet. « Ta grand-mère évoque une histoire d’amour avec un colonel britannique, me dit-il. Ça rajoute quelque chose au récit. Il faut que tu creuses cette partie. »

Je me souvins de ce passage sans réelle pertinence. Grand-mère parlait non pas d’histoire d’amour, mais de liaison explosive avec un médecin de l’armée anglaise, devenu mercenaire à la solde des Mexicains. Son expression à l’évocation de cette anecdote m’avait mis mal à l’aise. Comme si elle savourait un secret croustillant. Ce n’était en tout cas pas digne de figurer dans un livre sérieux. J’étais journaliste, nom de nom ! Pas scénariste de feuilletons ! « Creuse, insista-t-il. Je sens l’odeur d’une bonne histoire. »

Le vieux loup ! Il sentait surtout l’odeur de l’Atlantide où le mystérieux amant se retrouva dès 1915. Moi, je subodorais une trahison du mercenaire dans tout son cliché. Reynolds Seawood. Un homme à la morale trouble qui aurait vite tourné le dos à ses employeurs pour rejoindre une possible manne dans les cieux. Alors, je creusai, tenté par le mystère et – autant l’avouer – l’ébriété que procurent les secrets associés au scandale.

Le principal problème était la mort de grand-mère, survenue trois mois plus tôt. Je relus mes notes, me tournai vers ses amies de l’époque. Très peu vivaient encore. Rien. Puisque l’île avait disparu en 1916, impossible de m’y rendre dans l’espoir de trouver le fameux personnage. Plus je cherchais, plus j’étais frustré et plus la fièvre atlante me gagnait. Ce n’était plus tellement Seawood, mais l’Atlantide qui m’appelait. Monstre sanguinaire ou voleur débauché, il devint à mon corps défendant mon prince de Serendip. Ma femme avait déniché dans un vide-grenier une toile peinte en 1912 représentant le Numen, le réacteur de l’Atlantide. L’esquisse, sans âme, mais rare, valait une fortune aujourd’hui. Sa vue m’occasionnait bien des palpitations. Je me retrouvai plongé dans des documents, certains remontant à l’Antiquité, pour tirer le vrai des chimères. De lectures en entretiens, de boules de papier froissé aux tasses de café refroidi, je progressai lentement dans les méandres d’un désir collectif amputé.

Quelques réflexions

Très partagée par la lecture de cet incipit, qui m’intrigue de ce fait fortement. Mais ce n’est pas seulement du fait de l’incipit; je crois que c’est plutôt un tout qui me rend à la fois perplexe et curieuse. D’un côté, il y a l’Atlantide, le côté steampunk promis et l’uchronie annoncée, alors je m’attends à quelque chose d’assez aventurier, plutôt léger, plein de péripéties. Mais d’un autre côté, la couverture (comme la ligne édito de la maison) n’est pas riante (mais je la trouve magnifique), le résumé semble beaucoup plus sombre qu’une simple aventure et ces premières lignes sont complètement à l’opposé de mes a priori. Je suis assez séduite par cette perspective.

Je trouve la plume déjà bien ferme, sûre; elle sait m’inviter à sa suite dans l’histoire et je la suis sans hésiter. J’aime bien les récits au passé, je m’y plonge plus facilement, comme dans une pensine. Ici, il y a aussi un dosage qui me semble bon dans la manière de s’exprimer, ni verbeux ni oral.

Dans le fond, je n’ai aucune idée d’où on va aller, donc je suis ouverte à tout. Les éléments de l’uchronie sont à peu près en place, à voir quand se situe le point de divergence et dans quelle mesure il a de l’intérêt dans l’histoire. Le narrateur semble être quelqu’un d’assez pragmatique, rationnel : est-ce que ces qualités demeureront au fur et à mesure qu’il progresse dans ces « méandres d’un désir collectif amputé » ?

Enfin, se dessine dans cet incipit la place d’une histoire individuelle dans quelque chose de plus vaste et collectif. En cela, je trouve que la 4e de couverture est assez juste dans la présentation du roman, considéré comme une « série d’odyssées individuelles et collectives dont les protagonistes luttent pour reconquérir leur passé et leur identité perdue ». C’est exactement ce que je pressens à la lecture de ces premières lignes. Le roman est un beau pavé, dense, je pense que ça va être une lecture assez exigeante, prenante. Peut-être aussi un peu obsessionnelle, à l’image de ce que vivent les personnages. Ca promet d’être une expérience inédite, en tout cas. J’ai hâte de vous en dire plus !

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous créé par Aurélia du blog Ma lecturothèque est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses : Lady Butterfly & CoCœur d’encreLadiescolocblogÀ vos crimesJu lit les motsVoyages de KLes paravers de Millina4e de couvertureLes livres de RoseMots et pelotesMiss Biblio Addict !!La magie des livresElo DitLe nocher des livresLight and smell.

N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai ainsi actualiser la liste.

 

Voilà pour ces premières lignes  #17, j’espère qu’elles vous auront plu. Au moins provoqué curiosité, à la fois pour ce texte mais aussi pour cette maison. A noter que celle-ci bénéficie des services d’une correctrice, Anne Ledieu, qui a corrigé un bon paquet de romans chez Noir d’Absinthe. C’est la garantie d’avoir un texte propre et bien ficelé, aujourd’hui c’est suffisamment rare pour mentionner ce point. C’est vraisemblablement ma toute prochaine lecture, donc je vous en parlerai bientôt. Et vous, que lisez-vous aujourd’hui ? Je vous souhaite un bon dimanche et à bientôt !

4 commentaires sur “Premières lignes #17 – Le chemin de la mort poudreuse

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