C’est en lisant le retour de Le nocher des livres sur ce titre que j’ai eu envie de le demander lors la précédente Masse Critique Babelio. Et surprise, je l’ai reçu ! Aussitôt reçu, aussitôt lu. Uchronies – Le laboratoire clandestin de l’histoire est un essai de Thierry Camous. L’ouvrage présente 10 moments clef de l’Histoire, et pose cette question : « Et si… ? » L’uchronie est en marche, on quitte la sphère de l’Histoire pour entrer dans celle de l’imaginaire. Vraiment ? Hé bien, ce n’est pas si simple que cela. Présentation.
Thierry Camous : l’auteur
Thierry Camous est un historien. Agrégé d’Histoire, il est chargé de cours à l’université de Nice et de Guangzhou. Chercheur associé au CNRS, il est spécialiste des origines de Rome. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages sur ce sujet (Ancus Marcus Rex, aux origines de la puissance romaine, 2004; Romulus : Le rêve de Rome, 2010). Il a également écrit des essais sur d’autres sujets plus transversaux (Orients – Occidents : 25 siècles de guerres, 2007 ou encore La violence de masse dans l’histoire, 2015).
La démarche globale
Uchronies – Le laboratoire clandestin de l’histoire est un essai; ce n’est ni de la SF, ni de l’imaginaire. Il est issu d’une méthode et d’un travail d’historien. On y retrouve la démarche scientifique propre à cette discipline.
Un préambule définit le terme uchronie et esquisse les grandes lignes de sa théorisation par les historiens. Théorisé par Charles Renouvier en 1876 dans son ouvrage Uchronie, ce genre établit un point de divergence par rapport aux événements historiques; à partir de là, une réalité parallèle se dessine. Le préambule présente également la démarche engagée :
- l’établissement du contexte dans lequel l’événement qui sera changé s’inscrit,
- un souci de réalisme et de pertinence, notamment dans les questions posées, qui sont alors en lien direct avec le contexte,
- des réponses scientifiques argumentées.
Enfin, est dévoilé le but de cette démarche. Il peut paraître paradoxal d’imaginer un futur différent pour un historien. Mais c’est un travail expérimental qui permet de comprendre les événements sous un autre angle et prendre conscience du cours parfois chaotique de l’Histoire.
La structure de l’essai
Après ce préambule, viennent dix chapitres, d’une trentaine de pages chacun. Ils se suivent dans l’ordre chronologique de l’Histoire.
10 moments clefs pour 10 uchronies : la mort d’Alexandre le Grand, Rome et les tentatives de réformes des frères Gracchus, la bataille de Charles Martel contre les Arabes à Poitiers en 732, Jeanne d’Arc et Charles VII, la découverte de l’Amérique, les affrontements de Rossbach dans la Saxe en 1757, la défaite de Napoléon à Waterloo, l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand en 14, la guerre du Pacifique en 1942, et les élections présidentielles américaines en 2000.
A la fin de l’ouvrage, on trouve toutes les notes (une plaie en cours de lecture pour s’y référer) et des cartes que je ne trouve pas exploitables en l’état. En effet, selon les chapitres, on a soit des cartes réelles, soit des cartes projectives. Il aurait été intéressant d’avoir à chaque fois les deux, pour comparer avant/après.
Pourquoi ce choix de moments clefs ?
- parce que leur survenue tient souvent d’un concours de circonstance, et dans ce cas, imaginer leur altération est chose aisée,
- parce que ce sont des moments charnières, où un changement infime aurait pu changer l’ordre des choses – ou pas,
- et cela en découle : pour comprendre aussi que ce n’est pas toujours UN moment clef dans l’Histoire qui dessine le futur. Le battement d’ailes du papillon parfois déconstruit tout ici, mais parfois ne change pas fondamentalement l’ordre des choses là. Alors cela désacralise certains moments de l’Histoire en leur redonnant une juste place.
Et donc, en toile de fond, cette question : « Et si… ? » Elle n’est pas fantasque, et découle au contraire d’un contexte établi. Elle prend en compte les éléments historiques en place pour aboutir à la formulation d’une hypothèse jugée vraisemblable et probable.
Etude détaillée de la démarche
Je vais être honnête : je n’ai pas tout lu de manière assidue. D’une part parce que c’est indigeste pour qui n’apprécie pas plus que ça l’Histoire (ma maman lève les yeux au plafond, partagée entre le dépit et le désespoir). Certaines périodes me sont totalement inconnues ou obscures (la période romaine, la guerre de 100 ans, la Chine des Ming…). Certes, l’auteur décrit toujours le contexte de manière efficace et synthétique, mais quand on n’y connait rien, ça reste ardu.
Si je suis passée en diagonale sur pas mal de chapitres, en revanche j’en ai lu d’autres en entier. Les plus récents dans l’Histoire d’ailleurs, car j’en ai une connaissance plus précise (et plus fraîche). Mais aussi parce que les conséquences d’une divergence historique nous atteignent forcément plus.
A partir de là, je me suis rendue compte que l’auteur applique un schéma similaire :
- recontextualisation du fait historique;
- énonciation du point de divergence;
- explicitation de la divergence. Là est explicité le choix de l’hypothèse la plus vraisemblable (pourquoi celle-ci, pourquoi elle pourrait survenir);
- réponse à la question : « est-ce que ça peut marcher ? » Oui, non, et arguments en faveur de chaque réponse;
- formulation d’autres éventuelles hypothèses;
- passage en revue des conséquences des hypothèses formulées, à court et moyen terme. Au-delà, l’auteur s’arrête, indiquant que l’on passe dans la sphère de l’imaginaire plus que de l’expérimentation historique.
En vrac
J’ai donc appris par exemple que la Chine aurait tout à fait pu découvrir en premier l’Amérique; tous les ingrédients étaient réunis pour. Je vous laisse découvrir pourquoi cela ne s’est pas fait et ce qui aurait pu se passer, si… 😉
Plus loin, j’ai appris que si l’attentat de l’archiduc en 14 n’avait pas eu lieu, la guerre aurait toutefois été déclarée. Les germes de la guerre étaient déjà là depuis plusieurs années, rendant le conflit de toute façon inéluctable.
Ce qui m’a le plus marquée je crois c’est le duel Al Gore/Bush, qui pour le coup, a eu des répercussions dramatiques ensuite et que l’on mesure encore aujourd’hui, notamment dans la situation du Moyen-Orient.
Des uchronies dans les arts
Le procédé est courant, tant en littérature qu’au 7ème art.
En littérature, je citerais Les temps ultramodernes de Laurent Genefort, Vers les étoiles de M.R Kowal, et j’aimerais bien lire Civilizations de Laurent Binet, ainsi que Le maître du haut château de Philip K. Dick.
Un guide de l’uchronie, de Karine Gobled (Lhisbei) et Bertrand Campeis est paru en janvier 2015. Il offre un panorama du genre dans la culture littéraire, vidéo, BD… avec conseils de lecture, interviews d’auteurs…
En série, j’ai surtout en tête For all Mankind, dont la première saison date de 2019. Dans cette série, ce sont les russes qui ont posé les premiers le pied sur la Lune.
En pratique
Thierry Camous, Uchronies – Le laboratoire clandestin de l’histoire
Editions Vendémiaire – Mai 2022
Uchronies – Le laboratoire clandestin de l’histoire est un essai de Thierry Camous. Cet ouvrage est intéressant pour sa démarche historique et scientifique. Loin de proposer des scénarii farfelus, il s’appuie au contraire sur un contexte vérifié et très bien documenté pour élaborer des hypothèses vraisemblables. J’ai apprécié l’honnêteté du propos : parfois, des conséquences tout à fait nouvelles sont dessinées, mais parfois aussi, ces hypothèses ne changent absolument pas le cours de l’Histoire. C’est une autre manière de lire celle-ci, de porter un autre regard sur les événements et de redonner à ceux-ci une place plus exacte. Un ouvrage ardu toutefois, qui s’adresse davantage à mon avis à un public averti ou passionné d’Histoire.
Le côté indigeste me fait un peu peur, mais je trouve la démarche super originale/audacieuse !
Alors c’est un peu rude oui; il manque une petite sauce pour enrober le tout ^^
Cela dit, la grande force de cet essai, contrairement aux autres, c’est que la démonstration suit le même modèle à chaque chapitre. Nul besoin donc de tout se fader, et de le lire d’un coup. t
Tu peux picorer comme je l’ai fait un chapitre par-ci ou par-là selon les périodes historiques qui te plaisent davantage.
Et effectivement, la démarche est intéressante, et rappelle à quel point l’Histoire est une science, qui répond à un process bien méthodique, et non un récit qu’on peut réinventer à sa guise, magnifier selon le message qu’on veut faire passer… Oui, très éclairant !
Moi il me tente bien… ça me changerait un petit peu, et j’aime bien les trucs un peu lourds sur l’estomac 😀
ah alors je te le conseille ! Tu verras, le petit préambule fait un super apéro. Ensuite, en entrée tu as un beau chapitre sur les frères Gracchus (inconnus au bataillon de mon côté jusqu’ici), en plat de résistance un bel exposé sur Jeanne d’Arc et la guerre de 100 ans (je crois que je n’y comprendrai jamais rien) et en dessert un replay des dernières horreurs qui se sont déroulées au Moyen-Orient. Tu peux même demander une mise en bouche, une seconde entrée, un trou normand et le fromage si ça te plait ^^
Non sans rire, ça change, on voit les choses autrement et le point de vue méthodique de l’expérimentation est très très intéressant.
Merci pour la citation. Je retrouve bien, dans ta chronique, ce que j’ai ressenti. Il est vrai que je n’ai peut-être pas suffisamment insisté sur le côté érudit et dense de cet essai dans ma propre critique. Quand on ne maitrise pas un peu la période, on est vite débordé par les dates, les évènements, les personnages. Mais c’est malgré tout bigrement intéressant !
Peut-être que tu as été moins à la peine que moi ^^ J’avoue que certains chapitres ont été rudes pour moi! Malgré tout, c’est effectivement passionnant, vertigineux, et on se rend compte que parfois, les choses se sont déroulées à partir de tellement peu de choses… et qu’il s’en fallait de peu aussi pour que ce soit autrement. Je te remercie de m’avoir fait découvrir cet essai, je ne regrette pas du tout d’avoir mis mon nez dedans !