Robert Jackson Bennett – American Elsewhere

Encore un livre qui figurait sur ma liste d’incontournables de l’année. American Elsewhere était un des premiers titres de la collection Albin Michel Imaginaire, traduit par Laurent Philibert-Caillat en 2018. Ce roman de Robert Jackson Bennett m’effrayait beaucoup. Parce qu’il se positionnait entre Stephen King et Neil Gaiman d’abord. Je ne suis pas fan du premier, et j’adore le second : j’étais donc le cul entre deux chaises d’autant que j’avais peur d’être déçue par la comparaison avec Neil Gaiman. Sans compter que c’est un pavé important. Et pourtant… après l’avoir lu en ebook, je suis allée l’acheter en papier. Preuve que la rencontre s’est faite. Et même plus que ça.

Synopsis

« Veillée par une lune rose, Wink, au Nouveau-Mexique, est une petite ville idéale. À un détail près : elle ne figure sur aucune carte.

Après deux ans d’errance, Mona Bright, ex-flic, vient d’y hériter de la maison de sa mère, qui s’est suicidée trente ans plus tôt. Très vite, Mona s’attache au calme des rues, aux jolis petits pavillons, aux habitants qui semblent encore vivre dans l’utopique douceur des années cinquante. Pourtant, au fil de ses rencontres et de son enquête sur le passé de sa mère et les circonstances de sa mort (fuyez le naturel…), Mona doit se rendre à l’évidence : une menace plane sur Wink et ses étranges habitants.

Sera-t-elle vraiment de taille à affronter les forces occultes à l’œuvre dans ce lieu hors d’Amérique ? »

Welcome in America – American…

Welcome Wink

J’adore les récits qui mettent en scène l’Amérique profonde. L’Amérique des patelins moisis, des routes interminables à perte de vue, de l’architecture Googie, des motels et des voitures très américaines.

Forcément, quand un récit me plonge dans ce décor dès le début, je signe tout de suite. Prendre le volant, traverser plusieurs états en voiture sur les routes à travers les mornes plaines américaines depuis le Texas, et arriver dans un bled paumé à la Twin Peaks (avec un panneau d’entrée de ville similaire) : j’entends presque la petite musique de Badalamenti résonner dans mes oreilles. Ca y est, je suis séduite : il y a même le petit hôtel miteux et le diner du coin où est bien sûr servi le meilleur café de tout l’état et la tarte spécialité (ici ce n’est pas à la cerise mais à la banane et au bourbon). Bref, bienvenue en Amérique.

Ca me fait tout de suite penser à d’autres œuvres : Sur la route, évidemment, mais aussi Les raisins de la colère, Motel Valparaiso, L’épouse de Bois, Thelma & Louise… Des œuvres qui mettent en scène des personnages qui plaquent tout, prennent le volant et la route pour espérer trouver un sens à leur vie « ailleurs », « loin ». Surtout si c’est au milieu de rien. J’aime ce type de récits. Parce qu’on voyage dans des lieux à l’écart, méconnus, et loin des regards. Dans mon imaginaire, c’est justement là qu’il se passe des choses zarbis (comme dans X-files, d’ailleurs souvent Mulder et Scully se retrouvent dans un Petaouchnok bien glauque). Ensuite, parce qu’on prend le pouls de cette Amérique. On connait bien la vitrine pimpante du pays, ses villes dynamiques et brillantes, moins son cœur dans les campagnes et plaines du pays. Il faut dire que ce n’est pas très reluisant comme cadre.

Un style américain

J’aime enfin ce genre de textes, parce que le voyage se livre avec un sentiment d’instantanéité qui me plait. Un langage plutôt courant, au présent de narration, avec des personnages entiers et des dialogues tout aussi bruts de décoffrage. Cela peut vous surprendre, car en général, je n’aime pas ça du tout. Mais je trouve ça typique d’une littérature américaine contemporaine, je m’attends à retrouver ça dans ce genre de lectures. Un style très vivant, sans fard, qui me semble être en parfaite cohérence avec l’esprit américain. Une sorte de liberté de mouvement, de plume et de style.

American Elsewhere offre tout cela à la fois. Un dépaysement, dans une ville au milieu de nulle part qui n’apparaît en plus sur aucune carte. Mona, un personnage écorché, simplement munie de sa bagnole, de ses casseroles familiales, d’une bicoque branlante et de son Glock, fidèle compagnon américain. Des habitants super bizarres, qui auraient fait de très bons figurants dans un épisode de X-files. D’ailleurs, comme Mulder, Mona est flic. L’alternance de points de vue présente plusieurs personnages tout aussi paumés que Mona, dans un village dont certains pensent qu’il n’y a rien au-delà. Bref, Bennett nous offre un récit huis-clos aux horizons très restreints, où l’on tourne en rond et en boucle en croisant les mêmes personnages à moitié défoncés – par la cocaïne ou la vie de merde qu’ils mènent.

Une remise en question de l’American way of life

C’est très palpable dans ce roman. Tout ce qu’on associe à la grandeur de l’Amérique est ici complètement détruit.

Ca commence très vite, avec Mona qui évoque son enfance ballotée de ville en ville à cause du boulot de son père, conditionné aux puits de pétrole. Après la destruction du Saint Pétrole, c’est le modèle de la famille américaine que Bennett bouscule. Wink, c’est une ville bien sous tous rapports a priori. De jolies maisons alignées à la Wisteria Lane, où chaque famille américaine a sa petite voiture, son petit carré de jardin et sa petite boîte aux lettres. Un paradis dont on sait déjà qu’il cache, à l’instar de Desperate Housewives, de sacrés cadavres dans le placard.

C’est ça, American Elsewhere : une Amérique, mais de l’ailleurs; du dessous, du derrière. D’un autre part. Un vrai visage qui se révèle quand on soulève le bout du voile, et qu’on commence à voir. C’est une autre réalité qui se dessine, un peu comme Neverwhere mais en moins magique. Juste en plus glauque, à la fois terriblement réaliste et crade, mais aussi perché. Une sorte de miroir déformant (et le miroir a toute son importance dans ce bouquin).

Un roman d’horreur ? – … Elsewhere

Une prédisposition à l’étrange

American Elsewhere s’inspire très clairement de plusieurs auteurs. L’intertextualité est très forte, et les références à peine voilées. Cela rend la lecture assez savoureuse, d’autant que le cocktail est réussi.

Concernant Stephen King, je ne peux pas en dire grand chose. En effet, j’ai lu Simetierre et Christine dans mon adolescence, mais ça remonte à loin. Et comme j’ai toujours été très impressionnable, j’ai rapidement arrêté à force de faire des cauchemars. Je me souviens néanmoins que ces bouquins avaient sur moi un effet addictif. J’étais happée par son talent de conteur, ses personnages hauts en couleur, et sa manière d’instiller la peur au fil des pages dans une ambiance fantastique assez flippante. Cependant, il me semble que ses récits ne sont pas vraiment horrifiques, toujours situés dans un cadre réaliste. Et je me souviens surtout que je doutais de ce que je lisais et de ce qui se produisait. Ce sont en tout cas des ressentis que j’ai eus à la lecture d’American Elsewhere.

Je trouve que l’auteur a bien utilisé toutes ses inspirations. Elles sont distillées ici et là, minutieusement, sans gros sabots, mais suffisent à poser un cadre et une ambiance. Le panneau d’entrée de Wink m’a automatiquement fait penser à Twin Peaks, et d’emblée, j’ai été conditionnée pour accepter un certain nombre de bizarreries qui se déroulent. De la même manière, Mona flic qui visite un ancien laboratoire scientifique abandonné dont personne ne veut parler m’a fait automatiquement penser à X-files. J’ai donc été là encore été préparée pour la survenue de certains événements du récit.

Du fantastique à la SF avec un peu de merveilleux

De fait, l’auteur glisse doucement mais sûrement du réalisme au fantastique. Si le début du récit peut paraître assez lent, je trouve qu’il permet de bien s’imprégner du cadre réaliste que l’auteur veut poser, et d’apprécier pleinement le glissement qui se fait ensuite, petit à petit.

En effet, la première moitié du récit est très clairement fantastique. Evénements étranges, qui semblent pour l’instant inexpliqués par la raison et la science. Des comportements qui provoquent de l’angoisse, du doute et de la peur. Le sentiment de perdre la boule. Autant d’éléments qui nous tiennent en équilibre sur le fil entre la réalité et un autre chose qu’on ne parvient pas, pendant un bon moment, à définir.

Et puis le roman prend dès la seconde moitié une direction beaucoup plus claire. Enfin, façon de parler. Car là encore, Bennett mélange plusieurs ingrédients et inspirations pour offrir un roman inclassable. En effet, le roman nous donne des éléments de compréhension rationnels, en tout cas explicables de cette manière. En cela, je dirais qu’American Elsewhere se poursuit avec une dimension plutôt SF. Mais cela se mêle toutefois à quelque chose de plus grand et de merveilleux. Et c’est sur cet aspect qu’il m’a semblé avoir des échos évidents à American Gods de Neil Gaiman. Je n’en dis pas plus – j’en ai déjà trop dit.

Finalement, on a dans ce roman plusieurs références et inspirations qui se côtoient, pour aboutir à une œuvre protéiforme, à plusieurs têtes et complètement inclassable. Je ne pense pas avoir lu une œuvre aussi nettement rattachée à d’autres être aussi unique en son genre et fonctionner aussi bien.

Avec une bonne dose d’horreur lovecraftienne

Dernier élément qui m’a plu dans ce roman, c’est son ambiance horrifique et la manière dont elle est mise en place. Tout se fait dans la suggestion. L’horreur, longtemps, ne se montre pas. On la sent, on la pressent, on subit son ombre qui plane sur Wink. Ou l’art de poser les choses sans les dire vraiment, de laisser le lecteur faire travailler son imagination. C’est très lovecraftien : avant que le monstre ne pointe le bout de son nez avec ses tentacules, le lecteur a eu le temps de flipper tout seul avec une installation très lente d’un certain malaise. Comme Lovecraft, Jackon Bennett réutilise les images sensorielles, le recours aux superlatifs et même un vocabulaire similaire (le fameux « abomination »).

On pourrait regretter les passages « explications », très scolaires et un peu artificiel, qui cassent le rythme et l’atmosphère savamment installée jusque là. Néanmoins, comme je suis du genre à ne jamais rien comprendre toute seule et qu’il faut toujours qu’on m’explique les choses, j’ai été plutôt contente de les voir là. Pour ma part, ça m’a permis de me raccrocher aux branches – sans quoi j’aurais été complètement larguée. Et quand l’horreur arrive enfin, elle est presque drôle – un petit côté grotesque qui permet d’accepter la vision du monstre tentaculaire et poisseux. En cela, American Elsewhere s’inscrit dans une veine très new weird, et ça a résonné avec ma récente lecture de Lazaret 44.

Malgré tout, là encore je trouve que l’auteur est parvenu à créer quelque chose d’original en se détachant de ce modèle. Il y a dans ce roman quelque chose qui va bien au-delà d’une esthétique de l’horreur. Celle-ci n’est pas gratuite, ni le but du propos. American Elsewhere dépeint une Amérique en négatif, interroge ce qui fait notre humanité, notre capacité à vivre avec d’autres espèces, et aussi les limites des découvertes scientifiques. Quel point de non retour ? Jusqu’où faut-il aller pour préserver l’Humanité ? Je n’en dis pas plus pour ne pas vous gâcher le plaisir de le découvrir… !

En pratique

Robert Jackson Bennett, American Elsewhere

Albin Michel Imaginaire, 2018; Livre de poche, 2021

VO : Orbit, 2013

Traduction : Laurent Philibert-Caillat

Couverture du AMI : Aurélien Police

Autres avis : Quasiment toute la blogosphère a lu ce roman, je ne vais donc pas tout lister ici. Je vous signale cependant les retours suivants : celui d’Apophis; de Boudicca qui pointe quelques bémols, notamment dans l’installation de l’horreur; déception pour Elhyandra; bonne lecture pour L’ours inculte. Le chien critique y trouve du Robert Charles Wilson et subrepticement me rappelle ainsi que c’est un auteur qu’il faut que je lise; très bonne lecture pour Célindanaë et un coup de cœur pour Chut Maman lit !

American Elsewhere est un roman de Robert Jackson Bennett que j’ai mis du temps à ouvrir enfin. Ca a été ma meilleure lecture de février. Je m’attendais à… je ne sais pas trop, en fait. Rien, plein de choses, un monstre inatteignable, tout ça à la fois. Pourtant, je suis rentrée dedans tellement facilement, et j’ai été complètement captivée du début à la fin. J’ai retrouvé des références et des influences qui me plaisent beaucoup, et qui ont rendu ma lecture particulièrement savoureuse. J’ai trouvé remarquable la manière dont Bennett s’en détache de manière intelligente pour offrir un roman passionnant, réussi et unique en son genre. Pour moi, c’est un zéro faute : j’ai adoré ce bouquin.

 

6 commentaires sur “Robert Jackson Bennett – American Elsewhere

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  1. je n’étais pas du tout convaincue avant de lire ton retour de lecture, mais ton retour me donne d’un coup envie de jeter un oeil à ce roman ! Hop, dans ma liste de livres à lire ! 😉

  2. J’avais bien aimé (on me l’avait vendu comme un livre à quelque part entre Stephen King et Neil Gaiman, ça résume bien), ceci dit je réalise que j’ai complètement oublié l’intrigue, si je le relis j’aurais de nouveau la surprise 🤣.

    1. Ah ça ça m’arrive souvent ! Je pense que ça ne restera pas forcément dans ma mémoire non plus, ce n’est pas ce qui m’a marqué le plus.
      Si tu le relis : parviens-tu à effectuer des relectures ? En vrai ? de mon côté, très très rarement…

  3. Ça correspond vraiment à mon attente d’après ta critique. Ayant beaucoup lu de Stephen King dans mon adolescence, je pense que la comparaison vaut avec celle que tu fais de Lovecraft : de l’horreur suggérée, sans la dévoiler réellement.

    1. Tiens, tu me donnes envie de relire ce bouquin ! J’ai peu lu Stephen King et je n’en ai qu’un souvenir lointain… Ca vaudrait le coup que je me remette à lire un peu King et que je revienne sur American Elsewhere, ça me donnerait un autre angle de vue sur ce roman.

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