Howard Phillips Lovecraft, un auteur dont j’ai entendu parler, beaucoup. Que j’avais lu par-ci par-là dans ma jeunesse. Ca ne m’avait pas vraiment frappée. C’est en lisant de la SFFF depuis quelques mois que je m’aperçois que son style et ses inventions sont un peu partout. A l’occasion du challenge #12auteursen2022 organisé par Charlène sur son compte Instagram, j’ai décidé que 2022 serait mon année Lovecraft. J’ai reçu à mon anniversaire l’année dernière une anthologie en 4 volumes des nouvelles relatives au mythe de Cthulhu, éditée chez Bragelonne. Un an plus tard, j’ai fini le premier volume.
Composition du volume
Une introduction assez brève mais complète de Jérôme Bouscaut présente l’auteur et son mythe, avec une liste des nouvelles qui composent le mythe de Cthulhu.
Voici les nouvelles de ce premier volume (les liens renvoient vers mes chroniques Babelio) :
- La cité sans nom
- Le festival
- L’Appel de Cthulhu
- L’Horreur à Dunwich
- Celui qui chuchotait dans le noir
- Le Cauchemar d’Innsmouth
- La Maison de la Sorcière
- Le Monstre sur le seuil
- Celui qui hante les ténèbres
Les textes sont de taille inégale (une dizaine/vingtaine de pages pour La cité sans nom, Le festival, par exemple, jusque près de 80 pages pour Le cauchemar d’Innsmouth). Néanmoins, il y a une unité de fond et de forme qui fait de ce recueil un ensemble homogène.
Des photos intérieures donnent un aperçu des lieux qui ont inspiré Lovecraft (portfolio « Les terres de Lovecraft en images »).
Ces nouvelles ont été écrites en 1921 (La cité sans nom) à 1935 (Celui qui hante les ténèbres). Elles ont été pour la plupart publiées dans le pulp américain Weird Tales.
Une mythologie complexe
Cthulhu et cie
Honnêtement, la mythologie créée par Lovecraft n’est pas ce qui m’intéresse le plus. Donc je vais être assez brève et reprendre quelques éléments de l’introduction, très résumés. Pour faire simple, le mythe de Cthulhu rassemble une tripotée de divinités qui se séparent en deux groupes : les Grands Anciens et les Autres Dieux.
Les Autres Dieux rassemblent deux groupes distincts de créatures :
- Les Dieux Très anciens, qui auraient engendré les Grands Anciens
- Et les Dieux Extérieurs. Là-dedans on trouve notamment Yog-Sothoth, maître de l’espace-temps. Ces Dieux représentent des principes cosmiques (le temps, le chaos, la fertilité…). Ils interagissent avec l’humanité par le biais de Nyarlathotep, messager des Dieux.
Quant aux Grands Anciens, ils ont défié les Dieux Très Anciens, et connaissent depuis l’exil. Ces créatures font l’objet d’un culte organisé en sectes. Cthulhu est un de ces Grands Anciens, et il attend « sagement », prisonnier dans une cité engloutie, R’lyeh. Il y a Dagon, aussi (Le cauchemar d’Innsmouth) ou encore Hastur (Celui qui chuchotait dans les ténèbres). Et là, vous vous demandez : « Mais il attend quoi, au juste, Cthulhu ? » Ben de remonter à la surface, tiens.
Ma lecture de Lovecraft
De la mythologie lovecraftienne, je ne connaissais jusqu’ici que Cthulhu, la bébête terrrrrifiante mi-poulpe mi-je ne sais pas quoi. Pour ma part, je l’assimile à une sorte de Kraken géant et gluant qui fait de grands bruits gutturaux venant des abysses et qui s’infiltre dans nos cauchemars. Et puis j’avais déjà rencontré ici et là quelques autres éléments de sa mythologie, comme le Necronomicon (un ouvrage de magie de l’auteur fictif Abdul al-Hazred) et Nyarlathotep, messager des Dieux auprès des Hommes. Il me semble me souvenir qu’il apparaît dans Les loups de Prusse d’Eric Cazenave. D’ailleurs, c’est justement ce roman qui m’a donné envie de me replonger dans Lovecraft.
Lovecraft a créé une mythologie complexe. Mais ce n’est pas vraiment ça qui m’intéresse, même si elle a beaucoup inspiré et inspire encore beaucoup d’artistes aujourd’hui. J’ai été beaucoup plus attentive aux mécanismes de narration et d’écriture que l’auteur utilise pour mettre en scène cette mythologie. Il y a une poétique de l’horreur chez Lovecraft qui m’a fascinée. C’est sur ça que je vais me concentrer dans mon blabla qui suit.
Lovecraft où la mise en scène de l’horreur
Une structure au service du suspense
Hormis les très courtes (Le festival, La cité sans nom), les nouvelles sont souvent structurées en parties distinctes et numérotées. A chaque partie correspond un pas en avant dans le mécanisme de l’horreur lovecraftienne. C’est un déroulé fort bien huilé, d’une précision extrême. Les nouvelles se structurent souvent de la manière suivante :
- Des incipit coup de poing. On est déjà dans l’ambiance. Ainsi commence La cité sans nom : « Lorsque j’approchai de la Cité sans nom, je sus qu’elle était maudite ».
- Un narrateur lambda explique, a posteriori, avoir eu à faire à des événements terrifiants. Il assure avoir toute sa tête, et entend raconter son récit de manière la plus objective et rationnelle possible.
- Il pose ensuite le cadre : qui, quand, quoi, où. Le narrateur fait le voyage jusqu’aux lieux en question.
- Puis intervient une montée en puissance des choses « bizarres », « inexpliquées ». Ce sont d’abord des témoignages indirects, des on-dit, des murmures apeurés et terrifiés. Voire même un silence pesant. Le narrateur tente de rester rationnel mais ça commence à tanguer un peu.
- Puis le narrateur expérimente lui-même les choses étranges. La peur s’installe. On se questionne encore : folie, ou élément surnaturel ?
- Enfin, souvent, un contre-temps, véritable pivot du récit. L’impossibilité pour le narrateur de retourner chez lui par exemple. Ce pivot amorce la plongée dans l’horreur pleine et entière. Celle-ci provoque un badaboum de péripéties et de terreur.
- Une chute, fracassante. Retour à la réalité. Le personnage en est changé à jamais.
C’est donc un mécanisme bien huilé, qui met véritablement en scène la montée en puissance de la terreur.
Le pouvoir de la suggestion
D’autant bien huilé que Lovecraft sait parfaitement doser les éléments. Il met en fait son lecteur en condition. Pendant la première moitié des textes, il ne se passe pas grand-chose. En fait, l’auteur nous installe un décor optimal pour avoir les chocottes. Il amène son narrateur sur les lieux des événements, rapporte les témoignages et récits des habitants du coin. Les ouï-dire et silences terrifiés nous mettent parfaitement en condition : on imagine déjà le pire.
C’est par ce pouvoir du non-dit et de la suggestion que Lovecraft parvient à mettre en place son horreur. Elle prend tout son temps pour s’installer. Quelle que soit la bestiole qui est présente dans le texte (il y en a toujours une), elle n’arrive souvent qu’à la fin du second tiers du récit. Comme un point d’orgue, ce qui donne au texte un aspect très mélodique : une longue protase qui explose avec l’Apparition.
Les personnages principaux dans Lovecraft : les décors
Ce mécanisme va de pair avec deux autres éléments phare, qui prennent tout leur sens dans cette poétique.
Des personnages transparents
Cela peut sembler paradoxal : les personnages n’ont aucun intérêt dans les nouvelles. Les narrateurs sont des types lambda. Toujours un peu les mêmes : blancs, plutôt citadins, éduqués et instruits, dans la force de l’âge. C’est assez rare qu’on en sache plus. Et en fait, on s’en fout un peu. Ces personnages sont réduits à leur fonction narrative.
De la même façon, les personnages que le narrateur rencontre sur les lieux de la manifestation de l’Horreur sont quasiment tous identiques. Lovecraft nous emmène dans des contrées reculées, au fin fond de montagnes isolées ou dans les villes d’Arkham ou d’Innsmouth. On n’y rencontre souvent des petites gens, des individus pas très futés, rudes, souvent frappés de consanguinité. Bref, des péquenauds analphabètes – en tout cas présentés comme tels (Lovecraft va jusqu’à reproduire le langage argotique de certains).
Ces deux axes sont très pratiques. Cela permet d’abord de mettre en doute les événements qui se déroulent. Comment croire ces affabulations quand elles sont rapportées par des rustres arriérés des montagnes ? Et puis surtout, ces pâles personnages permettent en creux de donner plus de relief aux créatures surnaturelles, qui en ressortent encore plus grandes et terrifiantes.
Ambiance et décors
Deuxième axe très important des nouvelles : les décors. En fait, ce sont eux, les personnages principaux. Ils sont vivants, ils bougent, ils avancent… Ils sont dotés d’une âme secrète, qui impacte la vie des gens qui y résident.
C’est particulièrement flagrant dans Le cauchemar d’Innsmouth, nouvelle que j’ai adorée. On découvre la ville par le biais d’un voyage en bus du narrateur. Elle se dévoile en plongée. Le trajet est comme un travelling à l’écran, c’est dynamique, vivant. Les couleurs changent, les éléments s’assombrissent, les contrées se désertent. Puis, on arrive en ville. Le parcours dans celle-ci est placé sous le signe de la curiosité architecturale, mais évidemment, avec tous les témoignages entendus à son sujet par le narrateur avant d’entreprendre son voyage, c’est mal barré. Et de fait, cette ville est un parfait décor de film d’horreur. Une ruine, à ciel ouvert.
C’est visuel, mais aussi sensoriel. Sons (tantôt cacophoniques, tantôt stridents…) odeurs (putrides et nauséabondes), accompagnent ces décors qu’on parvient sans peine à s’imaginer. Et qu’on rêve déjà de fuir à peine arrivés. On ne se croirait pas aux Etats-Unis dans ces nouvelles… Et pourtant, Lovecraft nous fait aussi voyager dans ce pays aux mille visages.
Entre les personnages pâlots, la structure narrative des textes et les décors plombés, le lecteur est déjà bien mûr pour affronter l’horreur. Il a des sueurs froides et un sentiment de malaise alors qu’il n’a encore rien vu. Cthulhu n’a plus qu’à se pointer.
Un art du langage
« Je ne peux décrire ce que j’ai vécu… »
Au-delà de tout ça, il y a un art du langage chez Lovecraft. Aujourd’hui, des auteurs qui feraient ça se feraient taper sur les doigts. Pourquoi ? Parce qu’avec Lovecraft, on est dans le dire, plutôt que le montrer. Or aujourd’hui, c’est plutôt « show, don’t tell » !
Et forcément, Lovecraft est obligé de recourir au dire. Car les manifestations de l’Horreur, les vraies, réelles, celles que le lecteur voit et vit en même temps que le Narrateur… n’arrivent que tardivement !
Lovecraft met d’abord en scène son récit, on l’a vu, avec une construction par paliers. Ce qui est assez amusant, c’est de voir l’auteur utiliser de manière très récurrente la prétérition. Cette figure de style peut se résumer ainsi : « je ne vous dirai pas ce que j’ai vu… mais je vais le faire quand même ». Le narrateur fait ça tout le temps. Il commence par quelque chose du style « Je ne peux vous décrire l’horreur ressentie tant… » et embraye sur « C’était comme si… ». Et hop, comparaisons et métaphores viennent ensuite en renfort pour bien mesurer l’ampleur des choses.
Epouvantablement épouvantable
Autres outils de langage très utilisés : les hyperboles, superlatifs et répétitions. Lovecraft utilise l’adjectif « abominable » un sacré nombre de fois. Qu’il transforme en adverbe, quand ça lui chante. Dans le même genre, on a « épouvantable/épouvantablement »; « incroyable/incroyablement »… Répété inlassablement.
Ces artifices de langage n’obéissent qu’à un seul but : dire le plus, traduire l’indicible. A la longue, j’avoue avoir trouvé ça pénible. Un peu usé, aussi, peut-être; pas très fin, ni très élaboré. Mais c’est efficace. L’horreur se dit plus qu’elle ne se voit, finalement. Peut-être est-ce pour cette raison que je n’ai pas été médusée par la mythologie créée par l’auteur. C’est davantage la forme qui m’a conquise.
En pratique
H.P Lovecraft, Cthulhu : Le mythe, I
Bragelonne, 2015
Traduction : Maxime Le Dain, Sonia Quémener
Illustration : Loïc Muzy
Première immersion totale dans l’œuvre de Lovecraft et son mythe de Cthulhu. J’ai trouvé ça… assez rigolo en fait. J’ai trouvé l’aspect horrifique assez gentil. Je m’attendais vraiment à quelque chose d’horrible qui m’empêche de dormir. Ca n’a pas été le cas, et tant mieux, parce que j’ai pu apprécier ces textes et les analyser un peu plus en profondeur. J’ai beaucoup aimé Le cauchemar d’Innsmouth, ma nouvelle préférée du recueil. L’appel de Cthulhu m’a plu aussi, pour son aspect plus cosmique. Je vais poursuivre avec le tome 2 de l’anthologie. Et vous, avez-vous lu Lovecraft ? Qu’en pensez-vous ?
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