Premières lignes #27 : Les sentiers de recouvrance

Bonjour ! Ce matin, je vous propose, dans ces premières lignes #27, l’incipit du nouveau roman d’Emilie Querbalec, Les sentiers de recouvrance. Ce roman est récemment entré dans ma pile à lire : j’aime beaucoup les textes de l’autrice, aussi désormais j’achète tous ses bouquins. J’avais beaucoup aimé Quitter les monts d’automne malgré une incompréhension finale, et adoré Les chants de Nüying qui était mon favori pour le PLIB 2023. Je vous laisse avec les premières lignes du texte et on se retrouve plus bas !

4e de couverture

Dans une Europe en pleine transition écologique, le portrait poignant et lumineux de deux adolescents invités à conjuguer leur guérison avec celle de la Terre.

2035. Ils s’appellent Anastasia et Ayden. Ils ne se connaissent pas, mais leurs chemins seront amenés à se croiser. Anastasia a grandi dans une Espagne qui subit de plein fouet les conséquences du réchauffement climatique. Après la mort accidentelle de son père, elle assiste, impuissante, au naufrage de sa mère. Ayden, lui, a appris à ses dépens qu’à trop jouer avec le feu on se brûle. Laissant derrière eux leurs existences brisées, chacun prend en solitaire la route de la Bretagne pour l’île de la Recouvrance où les attend l’espoir d’une vie meilleure.

Premières lignes

Anastasia était déjà morte une première fois à l’âge de sept ans, et depuis elle croyait en l’existence des Anges. Ses parents avaient acquis une ferme à Sarsa de Surta, en bordure de la sierra de Guara, alors qu’elle n’était encore qu’une promesse dans le ventre de sa mère. À l’époque, le village possédait une source, alimentée par un bras souterrain du río Vero. L’eau qui sortait du robinet était un pur miracle, et en qualité d’eau miraculeuse elle coulait, fraîche et limpide, dans une vasque en ciment adossée au mur de la chapelle qui avait donné son nom au hameau. Tout le monde pouvait y remplir sa gourde ou boire dans ses mains en coupe, sans demander l’autorisation de personne ni payer aucune taxe. Le village comptait une douzaine d’habitants, et son activité économique tournait principalement autour de La Casa de Laura, une auberge tenue par un couple de Belges qui en avaient fait l’acquisition au début des années vingt. Tous les matins, ils déposaient leur progéniture à l’abribus au bord de la N-220, à quatre kilomètres de là, pour le ramassage scolaire, et tous les matins Nas les regardait partir avec un drôle de pincement au cœur. Ses parents, en effet, avaient une conception hautement personnelle de ce que devait être l’éducation de leur fille, et ils n’avaient jamais pris la peine de l’inscrire dans un établissement officiel. Nas s’estimait satisfaite de ne pas avoir à rester assise pendant des heures en classe, comme devaient le faire ses petits voisins. Mais quand même, parfois, elle aurait bien aimé monter elle aussi dans ce bus de ramassage scolaire.

La mère de Nas travaillait sur Piau-Engaly en hiver, et elle réalisait des traductions littéraires l’été. Ce dernier métier ne payait pas beaucoup, car il consistait à réviser des textes déjà entièrement traités par des systèmes informatiques spécialisés. Quant à ses emplois saisonniers, ils avaient aussi tendance à se raréfier. Les touristes se plaignaient de la mince couche de poudreuse maintenue à grand renfort de canons à neige. Ces machines fonctionnaient en continu de décembre à février et consommaient une quantité effarante d’électricité. Il aurait fallu investir dans une centrale solaire, mais la région hésitait, à cause des hivers de plus en plus courts et du taux de remplissage des stations qui ne cessait de chuter, comme partout ailleurs en moyenne montagne. Il arriva même, une année particulièrement douce et pluvieuse, que sa mère ne parte pas du tout. Pour Nas, ce fut l’un des Noëls les plus heureux de son enfance. Ensemble, elles avaient passé les longues soirées venteuses de décembre à décorer la maison. Sa mère lui avait montré comment tremper de petites pommes de pin dans un pot de peinture dorée, et elles avaient recopié des calligrammes sur des bouts de papier coloré pour en faire des guirlandes. Il y avait toujours une casserole de vin chaud sur le poêle, et ça sentait bon l’écorce d’orange et la cannelle. Un matin, elles avaient trouvé les amandiers sur les collines autour de la maison tout couverts de givre, on aurait cru qu’ils avaient fleuri dans la nuit.

La rencontre avec l’Ange s’était produite au début de l’été. Son père l’avait emmenée voir les peintures rupestres qui décoraient les grottes à flanc de falaise dans le parc naturel du río Vero. Nas n’avait que sept ans, mais elle partait souvent avec lui pour des expéditions qui pouvaient parfois durer plusieurs jours. Paléolithique, levantin, schématique, son père lui expliquait les différents styles avec des histoires qui ne l’ennuyaient jamais. Elle imaginait les chants de ces danseuses groupées autour du corps encore chaud d’une biche, dans des paysages de toundra. Les animaux flottaient sur la scène comme des esprits familiers, protecteurs. Ce jour-là, ils avaient prévu de descendre jusqu’au fond du canyon pour poursuivre la balade. Trois cents mètres de dénivelé, au pas de course, facile. Après le pique-nique, chacun avait soigneusement rangé ses déchets et Nas s’était éloignée pour faire ses besoins.

Avec la chaleur, l’eau du Vero avait pris une couleur un peu trouble, presque laiteuse. Mais en certains endroits plus profonds, elle gardait sa belle teinte émeraude et on avait envie d’y plonger tête la première. Nas avait marché jusqu’à un petit cirque délimité par des éboulis, à distance du cours de la rivière. En revenant, elle avait emprunté un chemin différent, ce qui l’avait obligée à contourner un énorme rocher en équilibre au-dessus d’une cascade. Juste derrière, au pied des falaises, la carcasse d’un vautour pourrissait au fond d’une marmite naturelle, les ailes déployées, le corps déjà à moitié décomposé. Nas n’en fut pas surprise : il y avait beaucoup de vautours dans le canyon et il n’était pas rare de voir des juvéniles tombés de leur nid. Celui-ci, en revanche, était un adulte de belle taille. Il avait dû mourir de maladie.

Surmontant le sentiment de répulsion que lui inspirait l’odeur de putréfaction, Nas s’était approchée avec curiosité. L’œil voilé d’une couche vitreuse la fixait comme s’il avait été animé d’une intention. Soudain, un sursaut avait agité les flancs de la dépouille. L’oiseau n’était pas complètement mort. Nas aurait même juré voir la tête pivoter au bout de son cou décharné. Elle avait reculé d’instinct. Son pied avait glissé sur la roche humide, et elle avait basculé en arrière.

Quelques réflexions

Changement complet de décor avec cet incipit. Ici, le style est plus contemporain, il semble qu’on se situe davantage sur les frontières entre les genres. Rien ne laisse penser qu’on est dans un texte SFFF, et j’ai cru comprendre que cette tonalité était plus légère. J’aime bien les textes sur la frontière, donc cela ne me gêne pas tant que cela. Surtout, je suis habituée avec l’autrice à partir dans une direction, et en cours de route à prendre un virage à 90 ° voire à changer de dimension. Impossible pour moi de me faire un avis sur un bouquin d’Emilie Querbalec avant de l’avoir fini; je sais qu’elle peut nous perdre à chaque instant.

Ces premières lignes #27 sont aussi plus contemplatives. Des paragraphes sans aucun dialogue, entre récit et descriptions, emplies de sentiments et de sensations. De souvenirs, aussi. Il y a une intimité dévoilée par la plume qui me plait, quelque chose de personnel qui se dessine. Cela rend les personnages déjà très palpables. Il y a un écart entre des choses chaleureuses, aussi, et d’autres plus répulsives; je ne sais déjà pas sur quel pied danser à l’issue de cet incipit. Les parfums de cannelle et d’orange se battent avec l’odeur de putréfaction de l’oiseau, les souvenirs avec la mort présente de celui-ci. Bref, j’ai la sensation qu’on va être pas mal déséquilibrés dans ce texte, qu’on va peut-être avoir du mal à ne pas perdre pied, d’autant que le résumé n’est pas folichon. Mais lui aussi, entre passé douloureux et avenir peut-être plein d’espoir, nous laisse entrevoir cet écart.

Je pense que ça va être une lecture un peu étrange, différente de ce que l’autrice nous a offert jusqu’ici. Un cheminement personnel, comme le laisse deviner le titre; j’aime bien cette idée de chemins, de sentiers, de passages, de voies. Le roman est assez court, alors j’imagine, et j’espère, que le récit sera rondement mené sans sacrifier ces premiers ressentis. Je vous dirai cela prochainement !

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous créé par Aurélia du blog Ma lecturothèque est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses : Lady Butterfly & CoCœur d’encreLadiescolocblogÀ vos crimesJu lit les motsVoyages de KLes paravers de Millina4e de couvertureLes livres de RoseMots et pelotesMiss Biblio Addict !!La magie des livresElo DitLe nocher des livresLight and smell.

N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai ainsi actualiser la liste.

Qu’avez-vous pensé de ces premières lignes #27 ? Avez-vous envie, après cet incipit, de vous plonger dans ce roman ? l’avez-vous déjà lu ? Vous a-t-il plu ? Et vous, que lisez-vous aujourd’hui ? Je vous souhaite un très bon dimanche, et de très bonnes lectures en cours et à venir ! A bientôt 🙂

10 commentaires sur “Premières lignes #27 : Les sentiers de recouvrance

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  1. dans cet incipit on peut deviner au commentaire sur l’enneigement que nous sommes légèrement dans l’anticipation ,lu ce roman comme une ouverture vers une tentative de positiver le futur pour de jeunes handicapés (pas que physique) par, ce que la solastalgie pourrait peser sur leur esprit vite en dépression….

    1. Pardon pour ma réponse si tardive, ton commentaire était parti dans les indésirables, je ne sais pas pourquoi…
      (Et merci pour le terme solastalgie que je ne connaissais pas du tout ! J’ignorais qu’il y avait un mot pour ce ressenti; je connaissais éco-anxiété qui s’en rapproche mais pas ce terme.
      Je ne l’ai pas encore lu, sans doute en début de semaine prochaine, alors je verrai si tes suppositions sont vérifiées ! Mais oui je pense qu’on est dans un texte d’anticipation, avec une volonté de positiver l’avenir, malgré tout. Curieuse de voir ce que l’autrice nous réserve.

    1. J’ai beaucoup aimé Les chants de Nüying, même si c’était particulier et déroutant ! Mais c’est vraiment la marque de fabrique de l’autrice. Je suis ravie que ça t’ait donné envie de découvrir ce livre et cette autrice que j’apprécie beaucoup !

      1. Ma bibliothèque a ses deux premiers romans, donc je les lirai un de ces quatre. J’hésite : dois-je lire le second qui t’a tant emballée au risque d’être déçue en découvrant ensuite le premier ou les lire dans l’ordre de parution ?… Question difficile… ^^

        1. En fait, les deux romans sont assez similaires dans leur structure : ils possèdent tous les deux une grosse césure au milieu qui fait faire au roman un virage à 90°. Donc tu peux les lire dans l’ordre de parution, tout dépend de ce que tu préfères. Le 1er possède une 1e partie très poétique, avec une ambiance japonaise chouette, avant de partir sur quelque chose de radicalement SF. Le 2nd est complètement SF du début à la fin, mais il est assez déroutant, surtout quand on lit la 4e de couverture (qui fait naître des attentes souvent déçues – cette 4e est clairement loupée). Dans les deux cas, je trouve que l’autrice te fait comprendre que l’important n’est pas la destination, mais le voyage et le chemin emprunté pour y parvenir, qui souvent n’est pas celui que tu espérais prendre.
          Donc en bref, les deux peuvent tout autant de décevoir, comme te bousculer positivement 🙂
          (je sais, ceci ne t’aide absolument pas :D)

          1. Merci pour toutes ces précisions, j’en suis d’autant plus intriguée ! Je me laisserai porter par mon envie du moment en espérant que le premier lu me donnera envie de lire le second !

          2. Je viens de finir Les sentiers de recouvrance : je l’ai beaucoup aimé ! J’en ferai un article dans la quinzaine qui vient. Mais c’est le titre que je recommanderais le plus pour découvrir l’autrice; plus contemplatif, à la limite entre SF et blanche, mais court, très abordable, assez puissant et beau. Et évidemment, avec une surprise en plein milieu. Le tout sans être bisounours, ni idéaliste.

          3. Oui oui oui 🙂 Ses textes et son parti-pris narratif ne plaira pas à toutes et tous, mais au moins, elle a une patte, une vision, un style propres. J’apprécie beaucoup ça.

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