Frank Herbert – Dune

Il m’aura fallu visionner le premier film de Villeneuve deux fois et aller voir Dune 2 au cinéma pour enfin sauter le pas et ouvrir Dune. Jusque-là, je me tenais sur mes gardes, retenue par l’aspect monumental et classique de ce cycle, d’une part. Les chefs d’œuvre et moi, souvent c’est casse-gueule et je finis déçue. Je redoutais d’autre part un texte difficile d’accès, daté, aride. Finalement, les premières lignes, que j’avais partagées ici il y a quelque temps, m’ont captivée. Depuis le début du mois, je suis donc plongée dans le cycle; j’en suis actuellement au tome 4, L’Empereur-Dieu de Dune. Après La horde du contrevent, je poursuis mes découvertes d’auteurices incontournables avec Franck Herbert et c’est un succès, en ce qui me concerne. Je vous propose ici un billet regard croisé livre/films.

Le cycle de Dune : présentation

Les 6 romans de Franck Herbert

Le cycle de Dune comprend 6 volumes, écrits entre 1965 et 1985, par Franck Herbert. Celui-ci décède en 1986. Son fils Brian complète à partir de l’année 2000 le cycle avec l’écrivain Kevin J. Andersen. Des préquelles, des suites, des cycles annexes et dérivés… : au total 6 sous-cycles et plus de 15 livres. Les livres de Franck Herbert ont été récemment réédités chez Robert Laffont et chez Pocket, avec une traduction revue et corrigée par L’épaule d’Orion et Fabien Le Roy. Dune est le roman de SF le plus vendu de tous les temps.

Je vois les 6 romans découpés en trois cycles :

  • Dune et Le Messie de Dune, cycle centré sur Paul Atréides;
  • Les enfants de Dune et L’empereur-Dieu de Dune, cycle centré sur Leto Atréides;
  • Les hérétiques de Dune et La maison des mères, cycle sur l’après Leto et le devenir d’Arrakis.

Evidemment, tout est lié, mais je trouve qu’on peut aborder les 6 livres de cette façon, par « étapes ». Pour ma part, j’ai adoré « le premier cycle », que j’ai trouvé brillant, percutant, bluffant. Le cycle Leto m’a semblé un peu plus verbeux, philosophique et ardu : disons que j’ai mis plus de temps à le lire et que j’ai davantage baillé. Et à l’heure où j’écris ces lignes, j’ai décidé de faire une pause après le 4 que je suis sur le point de terminer, avant de lire les tomes 5 et 6 d’affilée plus tard.
Vous pouvez donc choisir de procéder de la même façon, si l’idée de devoir 6 livres d’un coup ne vous réjouit pas trop. Veillez quand même à ne pas laisser trop de temps entre Le Messie de Dune et Les enfants de Dune.

Les films et adaptations

Je n’ai pas vu la 1e adaptation de Dune, signée Lynch en 1984. Personnellement, je ne suis pas très fan de David Lynch. J’ai vu des extraits en revanche, et je me dis que bon, il faudrait quand même que je visionne ça parce que ça a l’air assez particulier ! J’avoue que Kyle MacLachlan en Paul me laisse un peu perplexe ; sans doute son visage est-il lié pour moi à Dale Cooper qu’il a joué 6 ans plus tard sous la direction de Lynch encore, d’ailleurs. Et Sting en Feyd’Rautha, heu, bon. En tout cas, le film est un échec commercial. Un autre projet de film n’a jamais vu le jour (du réalisateur Jodorowsky), notamment en raison de son coût hallucinant et des visions (trop ?) audacieuses de son réalisateur.

Dune a également été adaptée en mini-série, que je n’ai pas vue non plus. Elle date de 2000, et comporte trois parties. La série a été récompensée deux deux Emmy Awards (meilleurs effets spéciaux et meilleur directeur de la photographie). D’ailleurs, en parlant de série, un projet de longue date doit voir le jour bientôt. Dune : Prophecy sera adaptée d’un bouquin d’Herbert fils. J’ai cru comprendre que ce projet n’était pas gagné, parce qu’il y a eu pas mal de départs pour « désaccords créatifs » et une mise en pause quelque temps. Bon, a priori la série devrait arriver en fin d’année.

Et donc le premier volet du cycle, Dune, a été adapté par Denis Villeneuve, avec Dune et Dune 2. Ce sont deux films à grand spectacle, visuellement superbes et à la BO que je trouve parfaite (signée Hans Zimmer). Le premier est assez contemplatif, narratif, avec des couleurs plus douces, pastels. Le 2 m’a semblé plus marqué dans les couleurs, plus percutant dans certaines scènes et plus assumé dans ses choix. Choix qui diffèrent un peu des romans par ailleurs. Mais je ne vois pas comment Villeneuve aurait pu faire autrement pour certains personnages. Mais l’absence de personnages resserre à mon avis l’intrigue du film à un conflit entre maisons assez classique. J’ai ainsi moins senti la dimension religieuse dans le film et la métamorphose de Paul. Enfin, je suis curieuse de voir comment Villeneuve va retomber sur ses pattes ensuite pour adapter Le Messie dans le potentiel Dune 3.

4e de couverture de Dune

Il n’y a pas, dans tout l’Empire, de planète plus inhospitalière que Dune. Partout des sables à perte de vue. Une seule richesse : l’épice de longue vie, née du désert, et que tout l’univers convoite.

Quand Leto Atréides reçoit Dune en fief, il flaire le piège. Il aura besoin des guerriers Fremen qui, réfugiés au fond du désert, se sont adaptés à une vie très dure en préservant leur liberté, leurs coutumes et leur foi. Ils rêvent du prophète qui proclamera la guerre sainte et changera le cours de l’Histoire.

Cependant les Révérendes Mères du Bene Gesserit poursuivent leur programme millénaire de sélection génétique : elles veulent créer un homme qui réunira tous les dons latents de l’espèce. Le Messie des Fremen est-il déjà né dans l’Empire ?

Un cycle accessible

Un texte dans lequel il est facile d’entrer

C’est ici le premier point important à retenir. Si vous hésitez à lire Dune parce que vous craignez un texte difficile, poussiéreux et sec, ôtez-vous cela de la tête. J’ai eu les mêmes craintes, et elles se sont évaporées très rapidement. En effet, le cycle s’aborde très facilement : la prose est fluide, captivante. Le texte est d’une incroyable fraîcheur et très actuel. Ca se lit facilement, sans accroc, sans vocabulaire particulièrement compliqué, ni concept ardu à assimiler.

Alors certes, tout n’est pas expliqué tout de suite, et il y a beaucoup d’acteurs et de personnages. Le roman se concentre sur une petite partie de la galaxie qui semble immense, et on a parfois l’impression de nager dans un océan, laissant dans l’ombre beaucoup d’aspects. Mais ces zones d’ombre n’entravent pas la compréhension du texte ni des enjeux du roman.
Au contraire, l’introduction de chaque chapitre par un petit chapeau provenant de textes fondateurs propres au roman apporte du contexte et un regard a posteriori intéressant. De la même façon, le glossaire en fin de roman et les appendices apportent des éclairages fort bienvenus.

En revanche, certains choix typographiques m’ont semblé étranges, comme l’utilisation systématique de guillemets ouvrants et fermants pour chaque prise de parole dans les dialogues. On peut également regretter des fautes qui traînent (dommage, après la révision…), et un abus évident de majuscules. Mais dans l’ensemble, et vu la somme de pages, c’est anecdotique.

Un roman à la source des autres

J’ai eu, en lisant Dune, une expérience similaire à celle que j’avais eue avec Neuromancien : une révélation. Quand on lit Dune, on se rend compte que beaucoup d’œuvres postérieures s’en sont, de manière plus ou moins évidente, inspirées. Et on se rend compte aussi que ces œuvres sont parfois plus pâlottes. Quand j’ai lu Neuromancien, c’est Matrix qui m’a paru un peu moins novateur. Avec Dune, c’est Star Wars qui me parait bien fade.

Beaucoup de choses dans Star Wars s’inspirent de Dune, à commencer par cette planète désertique, Tatooine. Le conflit entre maisons qui devient familial également (je n’en dis pas plus). On peut aussi voir une certaine similarité entre le Bene Gesserit et les Jedi. Mais aussi avec le héros qui se métamorphose en anti-héros, ou encore la similitude entre les noms de certains personnages (Leia/Alia…).

Je n’ai jamais été très fan de Star Wars, parce que je trouve cette œuvre très basique dans le fond : des gentils, des méchants, pan pan dans l’espace avec des vaisseaux et des lasers. Le gentil qui devient méchant et le gentil gentil qui combat le méchant anciennement gentil. Forcément, après avoir lu Dune, cette impression est renforcée. Star Wars n’a pas la portée ni la richesse de Dune, encore moins ses réflexions visionnaires. La métamorphose du héros repose sur des ressorts beaucoup plus simples. En gros, je dirais que Star Wars est une œuvre de divertissement d’abord, quand Dune va au-delà de ça. Mais dénicher dans une œuvre toutes les sources de clins d’œil à des œuvres postérieures est un jeu que j’apprécie toujours autant.

Un univers qui se dévoile petit à petit

Une galaxie et une histoire vastes

Dune est un cycle très dense. L’action se déroule dans une galaxie très vaste, dont on ne connait pas vraiment l’étendue précise. Le premier tome reste assez concentré, essentiellement sur Caladan puis Arrakis, avec mention de Giedi Prime (le fief des Harkonnens) et Salusa Secundus (celui de la maison Corrino, dont est issu l’empereur Shaddam IV).

En réalité, on ne reste que peu de temps sur Caladan, la planète des Atréides. Mais cela permet un contraste assez intéressant. En effet, Caladan représente la jeunesse, l’insouciance, les souvenirs d’une époque un peu bénie, et la nostalgie de temps de paix perdus. C’est une planète qui ressemble à la nôtre, avec des arbres, des océans, de la pluie, des nuages. En revanche, Arrakis est plus vive et plus limitée dans ses couleurs. Elle représente les choix difficiles, le(s) futur(s) incertain(s), la violence et la dureté de la vie. C’est surtout dans Le Messie, j’en parlerai dans la chronique dédiée, que ce contraste est particulièrement vif et récurrent, mettant particulièrement bien en relief la métamorphose qui s’est opérée chez le personnage.

Côté écran, le film Dune exploite particulièrement bien ces contrastes. Le premier film est assez doux, tamisé, avec des couleurs pastels, ce qui correspond bien à son approche davantage narrative. En revanche, Dune 2 propose des couleurs plus vives, des contrastes plus violents. Arrakis : planète des conflits entre les maisons, des enjeux autour de l’épice et de la rareté de l’eau, et qui porte en elle les germes du prochain conflit interplanétaire. Cette gestion des couleurs souligne parfaitement bien le virage amorcé dans le roman et les enjeux de l’histoire.

Ainsi, dans ce premier tome on n’explore pas entièrement toute l’étendue de la galaxie, ni toute son histoire passée. Des événements sont évoqués (comme le Jihad butlérien), mais on n’en saisit pas encore toute la portée ni tout le sens. Il faut être patient : comme je le disais plus haut, ces zones d’ombre n’empêchent pas la compréhension des enjeux de ce premier tome. Petit à petit, la lumière se fera avec les tomes suivants, ajoutant de nouveaux acteurs et de nouveaux horizons.

Un système politique complexe

Au premier plan, on est sur un conflit entre maisons assez classique. Les Atréides (oui, ça vous fait penser à la mythologie grecque, c’est normal) face aux Harkonnens (moches et très très méchants, les sonorités des noms sont assez révélatrices d’ailleurs), avec comme « arbitre » l’empereur (maison Corrino). Je mets des guillemets parce qu’on a plus plus impartial comme arbitre. Il n’est pas tout blanc, notre Empereur (à part ses cheveux dans le film. D’ailleurs, à ce sujet, petite déception : Shaddam IV est un féroce tyran, mais Christopher Walken campe un papy fatigué et rabougri). Revenons-en à nos moutons. Donc une guerre de clans, en fait.

Mais il y a d’autres acteurs qui se greffent à ce conflit tripartite et qui apportent un niveau de complexité supplémentaire. D’abord, les Fremen, peuple d’Arrakis. Ces Free Men représentent les populations locales asservies par les colons. Ils portent en eux un désir de révolte face à ces maisons dirigeantes qui se succèdent pour contrôler leur planète et leur terre.
Et puis au centre de tout cela, il y a l’Epice. Qui permet à la Guilde de naviguer dans l’espace (et d’imposer un monopole du transport), au Bene Gesserit (sorte de sororité mi religieuse mi politique qui parvient à influencer, dans l’ombre, le pouvoir) d’exister, et qui offre surtout le pouvoir de prescience. Et puis on a la CHOM, la Compagnie des Honnêtes Ober Marchands, sorte d’OMC qui régit toutes les transactions commerciales. Evidemment qu’elle a un œil sur l’Epice.

Et pour finir, l’Epice

Vous l’avez compris, au centre de toutes ces relations, il y a l’Epice. Tout ça a l’air de bien fonctionner mais en fait ce système est pourri. Chaque acteur a des intérêts ici et là, de ce fait trahisons, complots, corruption et magouilles garantissent une histoire trépidante. Si vous ne captez pas tout du discours politico-religieux présent dans le bouquin (qui reste très abordable, contrairement aux tomes suivants, j’ai moi-même un peu décroché parfois à partir du tome 3), vous passerez malgré tout un très bon moment à ce premier stade de l’histoire.

Et je peux vous assurer que vous serez encore plus captivé en lisant le bouquin qu’en regardant le film, qui forcément a dû épurer un peu tout ça pour que cela reste intelligible et captivant visuellement. Le roman fait intervenir beaucoup plus d’intérêts croisés, d’enjeux propres à chaque groupe (notamment le Bene Gesserit, avec toute une politique génétique très intéressante et capitale dans le cycle). Tout ceci fait de Dune une œuvre foisonnante, mais qui sait rester accessible.

Ecologie et géographie de Dune

La mise en scène du désert

Au-delà de cette 1e couche d’histoire, Herbert offre un certain nombre de sujets qu’il exploite finement, épaississant son univers et son intrigue. Pour rappel, Dune date de 1965. Les déserts en fiction, ce n’est pas si fréquent ; ça ne fait pas trop rêver, le désert. Pourtant, il sera le centre du cycle, et le point de départ de toute une réflexion écologique carrément avant-gardiste.

Je l’ai dit plus haut : Herbert n’a pas une écriture très recherchée. Efficace, oui, mais pas particulièrement difficile ni imagée. Pourtant, c’est quand il évoque Arrakis que l’auteur offre de belles pages, sensorielles, mouvantes, très évocatrices. On se figure fort bien les lieux.

Et cela va de pair avec tout un tas de détails sur la manière dont les Fremen vivent dans ce désert. Cela commence par ces fameux vers de sable et la production de l’Epice. Tout tient la route, grâce notamment à la présence dans les personnages d’un planétologue, qui étudie Arrakis. On a ainsi toute une série d’explications passionnantes sur la formation du désert, la manière de récupérer l’eau, de faire pousser des végétaux sur ces dunes… Mais aussi sur le projet d’en faire un paradis vert. Un chapitre dans le roman fait intervenir ce planétologue dans un dialogue avec son fils, Liet Kynes (oui, c’est un homme dans le bouquin), particulièrement éclairant, et complété par l’Appendice sur l’écologie de Dune.

De l’importance de l’eau

« Une plaque de sel scintillait, maculée d’ocre sur les bords, blanche pourtant, ici où la mort était blanche. Mais cette plaque de sel disait bien autre chose. Elle disait : eau. Il y avait eu un temps où l’eau avait coulé sur cette blancheur scintillante. Jessica abaissa ses jumelles, ajusta son burnous et, durant un instant, prêta l’oreille aux mouvements de Paul.
Le soleil descendit plus bas encore. Les ombres s’étendirent sur la plaque de sel. Des lignes de couleurs fulgurantes jaillirent sur l’horizon du couchant. Puis elles se fondirent en un flot d’ombre sur le sable. Des rivages charbonneux apparurent et puis, tout à coup, la nuit s’épaissit sur le désert.
« 

Et donc, sujet majeur après l’Epice : l’eau. Comment récolter, économiser et exploiter l’eau dans le désert ? Là, Herbert va très loin. Il nous expose le fonctionnement des distilles, ces vêtements adaptés avec recyclage de l’eau du corps, mais aussi les collecteurs de rosée, les bassins de rétention… C’est remarquable, et franchement passionnant, vraiment. L’auteur a surtout le génie d’intégrer ces considérations techniques dans l’histoire. Tout est imbriqué, tout a un sens, tout a une utilité dans le récit. Il n’y a pas à dire, Herbert sait raconter. Sur cette thématique de l’eau et de leur gestion par les Fremen, il est particulièrement intéressant de mettre ces deux premiers tomes en regard du tome 4, où la culture Fremen n’est plus qu’un souvenir entretenu de façon muséale.

Mon anniversaire approche bientôt, et j’ai glissé dans ma liste de souhaits le livre de Roland Lehoucq intitulé Dune, exploration scientifique et culturelle d’une planète-univers. Je pense que ça va apporter énormément d’éclairages scientifiques et de pistes de compréhensions.

Politique et religion

C’est sans doute là le point central de sa série.

Cadre politico-religieux

Je le disais plus haut, Dune peut se lire, en premier niveau, comme un conflit entre maisons. Sauf que dans tout cela se greffent des acteurs qui complexifient l’intrigue. C’est notamment le cas du Bene Gesserit, dont les motivations restent assez obscures un bon moment. On ne perçoit pas bien le rôle de cette sororité, ni son but et encore moins son positionnement (actif, mais dans l’ombre). Mais on en apprend davantage au fur et à mesure de l’apprentissage de Paul dans la première partie de Dune, à l’occasion de sa rencontre avec la Révérende Mère (une séquence très marquante dans le film). Leur politique génétique s’allie à quelque chose de plus transcendantal, l’alliance des deux est particulièrement intéressant. Et c’est vraiment le cœur du cycle, qui se polarise dans le personnage de Paul, chez qui toutes les forces et intérêts des uns, des autres vont e confronter.

On conçoit assez vite, dans le roman, que politique et religion semblent fonctionner de pair, et que l’auteur va interroger ce rapport, ses conséquences, les modalités d’imbrication des deux… dans toute sa série, et dans des configurations différentes. Le Bene Gesserit est un exemple de ces liens, son fonctionnement étant similaire à une congrégation religieuse, avec ses règles, son école, ses litanies, ses vêtements types etc. Son implication dans la politique de l’Empire, son influence et ses buts en font un acteur majeur de la série. Là encore, l’évolution de cet ordre dans les livres suivants est tout aussi intéressante.

Il y a par ailleurs tout un discours sur l’Homme et la machine qui est également un fil rouge dans l’œuvre et l’univers de Dune. Cette thématique n’est pas sans lien avec ces sujets. D’ailleurs, un appendice sur la religion de Dune est lui aussi particulièrement éclairant. Ces appendices ne sont pas des ajouts postérieurs, ils font partie intégrante de l’œuvre.

Mutation de Paul

C’est évidemment ce qui m’a le plus plu, et je risque de divulguer pas mal de choses ici. Dune et Le Messie de Dune composent le cycle de Paul Atréides, jeune héritier de la maison du même nom (il a 15 ans quand il devient Duc). Dans les premières pages du roman, il est vraiment un enfant, nageant encore dans l’insouciance et le confort de Caladan, protégé par ses parents. Evidemment, cette insouciance ne dure pas et le voilà catapulté Duc sur une planète désertique qu’il ne connait pas, et a priori hostile, tant dans son climat que dans sa population et sa position sensible dans tout ce réseau de maisons et d’organisations.

Paul connait alors une première métamorphose intéressante, celle du passage à l’âge adulte. Ses rapports avec les autres, notamment Jessica sa mère, évoluent très vite, par la force des choses. Il est intéressant de lire les pensées des différents personnages, qui permettent de comprendre les choix des personnages et leur vision des choses. C’est très propre à l’auteur, qui fait ça dans tous les romans de sa série. Ce faisant, il désintermédie le rapport entre les personnages et le lectorat. Il en résulte une immédiateté qui permet de se lier intimement aux personnages. Il devient également peu à peu Fremen, apprenant les us et coutumes locales, parvenant à s’acclimater et à faire sienne cette terre aride.

De l’Homme au Messie

Et très rapidement, Paul aperçoit des avenirs. C’est d’ailleurs le passage qui m’a le plus marquée dans Dune : le dernier chapitre de la première partie. Ce chapitre est extraordinaire. La linéarité jusque-là du texte vole en éclat, prolepses et analepses se bousculent, comme pour mimer le bordel dans l’esprit de Paul. Les pensées se chevauchent, les révélations pleuvent, le rythme s’accélère… Et on prend là la mesure de ce que Paul va devoir affronter. En fait, les révélations sont beaucoup plus rapides dans le roman, ce qui permet à la seconde métamorphose du personnage de croître et de s’étaler jusqu’à un acmé assez fou en fin de roman.

Pour appuyer la métamorphose du personnage, plusieurs éléments : le changement de nom de Paul, le faisant changer de statut. Muad’Dib, Lisan al Gaib, Kwizach Haderach… On voit bien que Paul ne s’appartient plus, perd son identité d’humain. Il parvient alors à un autre stade, celui de Messie, et sa transformation en cette figure religieuse est remarquable. Les autres personnages qui l’entourent ne le considèrent plus de la même façon, les dialogues changent de ton. Certaines scènes ressemblent vraiment à des messes en adoration à un personnage divin, prophétique. Peu à peu, le fanatisme des personnages devient palpable, et ce mécanisme de manipulation des foules est assez incroyable à voir.

Ce qui est assez génial, c’est de voir la manière dont Paul subit ces métamorphoses. J’ai lu ici et là que l’auteur avait écrit Le Messie de Dune pour démythifier son personnage, parce que le lectorat à l’époque avait considéré Paul comme un héros, ce qu’il n’est vraiment pas. Or, cela se constate déjà dans ce premier volet. En effet, outre la mutation de Paul, on est également témoin de sa lutte intérieure, du lest qu’il va lâcher petit à petit pour accepter l’horreur inévitable. Et on voit son regard changer, lui aussi. On le voit devenir calculateur, politicien, et finalement acceptant, par fatalisme, le pire. Mais effectivement, Le Messie de Dune apporte beaucoup de complémentarité à ce premier volume (mais je vous en parle prochainement).

Le Messie à l’écran

C’est peut-être ce qui m’a un peu déçue dans les deux films de Villeneuve. J’ai trouvé que la dimension religieuse du personnage et le poids de la fatalité sur les épaules de Paul n’étaient pas assez marqués, car cela n’arrive qu’au milieu du second film. A ce sujet, LA scène de révélation dans Dune 2 m’a paru complètement loupée; trop tardive, trop rapidement balayée, pas suffisamment exploitée ensuite. Par ailleurs, le personnage de Chani est certes intéressant et compatible XXIe siècle, mais là aussi il amoindrit la folie fanatique des personnages gravitant autour de Paul. Bon, vous me direz que c’est justement en créant un personnage ainsi réfractaire que le fanatisme des autres ressort davantage. (N’empêche que je me demande comment Chani va évoluer dans Dune 3, tiens).

De ce fait, la trajectoire de Paul dans le roman m’a fascinée, et je l’ai trouvée bluffante, vraiment. J’ai même relu le roman une fois après avoir fini Le Messie, pour mieux y percevoir les germes du Messie ensuite. Dune est absolument génial pour tout ce que j’ai évoqué plus haut, et tout ce que je n’ai pas dit. Mais je l’ai surtout adoré pour Arrakis, qui m’a fascinée (vous le savez, j’aime le désert en littérature), et pour ce personnage de Paul, incroyablement clivant, déchiré, dépossédé, multiple. Et c’est ce qui me fera le lire une 3e fois, et d’autres encore. Et certainement, j’aurai d’autres révélations, tant cette œuvre est riche.

En pratique

Franck Herbert, Dune
VO : Dune, 1970
VF lue : Pocket, 2021
Traduction : Michel Demuth, révisée par L’épaule d’Orion et Fabien Le Roy
Couverture : Aurélien Police
Autres avis : la Terre entière !

Voilà, j’ai enfin lu Dune. Je regrette presque de ne l’avoir lu que maintenant, freinée par des craintes stupides. D’un autre côté, je ne suis pas certaine que j’en aurais apprécié toute la richesse et toute la beauté plus jeune. Alors je fais partie des derniers lecteurs de cette œuvre, arrivés au livre par les films. Pour moi qui ai toujours du mal à m’imaginer et à me représenter les choses, les films et séries sont une grande aide et un excellent complément à mes lectures. J’ai évidemment adoré les films, ce n’est peut-être pas évident dans ma chronique tant je passe mon temps à critiquer. Mais rien que pour m’avoir ouvert les portes de la saga, je dis : contrat rempli. J’en suis au tome 4, et je dois dire que mes favoris sont les deux premiers du cycle. Donc oui, Dune est un chef d’œuvre et une sacrée révélation pour moi. Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas eu une expérience de lecture comme ça. Elle va être indétrônable un bon bout de temps, celle-là.

21 commentaires sur “Frank Herbert – Dune

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  1. Je l’avais dévoré ado, je l’ai lu à peu près en même temps que Fondation d’Asimov en parlant de classiques, que j’avais trouvé beaucoup plus ardu, et je trouve qu’en termes de classiques SF globaux Dune se lit très bien même à notre époque, en tous cas les premiers livres.
    J’avais lu jusqu’au 4 je crois, je ne suis plus sûre. J’avais commencé à décrocher déjà sur Leto, je crois me souvenir qu’on est moins proches de personnages précis dans les tomes suivant le premier cycle et que c’est ce qui m’avait moins fait accrocher, on est plus sur de la politique pure et dure et un genre de folie constante (mes souvenirs de lecture d’il y a 20 ans :D)

    1. Ah ben justement, Fondation est prévu aussi cette année. J’allais dire « je sens que ça ne va pas être le même plaisir », mais je vais arrêter d’avoir des a priori, ça ne marche pas bien ^^
      Et oui je suis d’accord avec toi, les premiers livres se lisent très bien et sont très actuels, pouvant offrir une lecture transposée de notre actualité.
      Je finis le 4, et je te rejoins aussi : les 3 et 4 sont assez différents; beaucoup plus de dialogues philosophiques et politiques, je sens qu’il y a moins d’action mais pas forcément moins d’impact, au contraire : les dialogues sont puissants, mais assez souvent j’ai eu l’impression de passer à côté du message; les paroles de Leto me laissent perplexe, je me sens un peu bêta comme Moneo souvent. Il y a beaucoup de sens qui passe dans le non-dit, et j’ai l’impression qu’on est dans une relation maître/élève, avec le lectorat dans la position de l’élève (avec Duncan et Moneo); sauf que je pige pas toujours tout 😀 Tes souvenirs sont encore très frais, visiblement 🙂
      Et j’admire les personnes, comme toi et tant d’autres, qui ont dévoré ce livre jeune. Ce n’est pas un roman si évident pour un public ado, pourtant !

      1. J’ai lu Fondation plutôt comme un essai, si tu veux une comparaison qui ne fasse pas trop peur. Ce n’est pas tout à fait le même style de SF en tous cas sur les premiers tomes.

        1. J’étais en Seconde et je m’ennuyais terriblement, je n’ai jamais lu autant que cette année-ci (en moyenne un bouquin tous les 2-3 jours), dont du très bon et du très mauvais ! Il y avait un rayon SFFF dans mon petit CDI et je ne l’ai pas intégralement lu mais je l’ai passé au peigne fin pour lire les trucs qui me tentaient. J’ai dû découvrir aussi Pratchett en même temps (mais avec les Rincevent, qui ne sont pas mes préférés), également les Pullmann, et j’ai lu aussi d’autres grands noms en passant, mais je ne me souviens pas de tous. Parfois je retombe sur des titres et je me dis : eh mais il ne faisait pas partie de ce que j’avais lu à cette époque ?… Dune et Fondation ont fait partie des lectures de cette année qui m’ont marquée.

          1. J’aurais aimé avoir cette stimulation ! C’est génial que tu aies pu avoir accès à autant de choses et les découvrir seule, à ton rythme.

  2. « Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas eu une expérience de lecture comme ça » : depuis « Neuromancien » ou c’est plus fort que ça ? ^^

    1. beaucoup plus que ça, parce que Neuromancien avait été une baston avec le texte pendant la lecture ^^ Au contraire, lire Dune a été un plaisir incroyable, du premier mot au dernier. Et l’effet est plus intense, parce que Neuromancien je ne connaissais pas, mais Dune j’ai procrastiné des années avant de le lire, pensant que c’était super ardu !

    1. Merci ! Oui beaucoup. Une nette préférence, pour l’instant, pour les 2 premiers tomes, les 3 et 4 m’ont paru moins faciles d’accès : ils demandent beaucoup plus de réflexion et de temps pour assimiler tout ce qui est dit – et non dit; je les relirai très prochainement, parce que je pense que je suis passée à côté de pas mal de choses d’importance.

  3. Content de voir que le « chemin » que vous avez suivi pour entrer dans un livre (ou une série de livres) est celui qui m’est familier, à savoir découvrir l’oeuvre écrite après avoir vu une adaptation au cinéma!
    Si j’ai bien compris, Villeneuve fera un troisième film, axé sur le Messie de Dune, avant sans doute de « passer la main » pour les films suivants (s’ils doit y en avoir).
    J’ai moi aussi relu mes deux vieux tomes en Presse Pocket de Dune (ancienne traduction…) après avoir vu les deux films en une semaine (le 1er en DVD…).
    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

    1. Je fais très souvent ça, parce que j’ai une imagination très limitée et l’image me permet de mieux me glisser dans un livre ensuite. Et c’est vrai qu’ici ça a été un succès ! Je retourne voir Dune 2 demain, cette fois avec un œil plus distant et plus critique.
      Oui j’ai cru comprendre aussi qu’on aurait un Dune 3, selon le résultat du box-office qui pour l’instant est très satisfaisant – mais il va falloir être patient je pense !

    1. Je suis ravie que mon expérience sur ce livre (pleine de préjugés aussi, que j’ai écartés enfin) te donne envie de faire pareil, ou en tout cas te fasse voir la série autrement !

  4. Très chouette article ! Il faudra décidément que je lise tout ou partie de ce cycle, et ton papier a un côté rassurant sur la chose !

    1. Surtout qu’il y a de fortes chances que ça te plaise ! Et comme tu dis, tout ou partie : le cycle est ainsi bien fait qu’on n’est pas obligé de tout en lire, ni tout d’un coup. Ca rend le mur moins insurmontable !

  5. Bel article, je suis à deux doigts de mettre ma chronique à la poubelle et de pointer directement vers ton article 🤣

  6. Je n’ai vu que le Dune 1 de Villeneuve ; en revanche, j’avais adoré le documentaire Jodorowsky’s Dune parce que c’était vraiment un projet incroyable, avec des envies folles, des coups de chance, et des collaborations qui ont ensuite nourries plein d’autres films. Ce documentaire était vraiment prenant, drôle, il y avait quelque chose de fascinant à ce projet et aux visions du réalisateur.
    Ton article est passionnant et m’a vraiment donné envie de me lancer ! Peut-être quand j’aurai terminé Les aventuriers de la mer, histoire de ne pas accumuler les sagas. Je n’ai pas tout lu, je me suis arrêtée au passage sur les métamorphoses de Paul où tu dis révéler pas mal de choses.
    Cependant, ce que j’ai lu m’a convaincue de laisser une chance à cette oeuvre qui a l’air d’une part aussi riche que prévu, mais d’autre part, parfaitement accessible.
    (Je garde ton article sur le second tome pour plus tard, quand j’aurai lu tout ça pour éviter de trop me spoiler.)

    1. Ah je vais y jeter un œil à ce documentaire, alors !
      Oui, il faut lui laisser sa chance, et dis-toi que voilà, tu ne pars pas forcément pour la lecture des 6 d’un coup : tu sais que tu peux faire une pause après Le Messie ! 🙂

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