Première anthologie des Editions Noir d’absinthe parue en 2019, le recueil La folie et l’absinthe propose 13 textes (13, ça ne s’invente pas !) sur la Fée Verte. Histoires réelles, oniriques, surnaturelles… dans lesquelles la folie générée par la petite fée n’est jamais loin. Cette lecture a été faite dans le cadre de deux challenges : le ABC de l’imaginaire (lettre X, Collectif) et le Pumpkin Autumn Challenge, dans le menu Douceur de vivre (!!), catégorie « il n’y a jamais trop d’épices dans ma pumpkin pie – mot-clé : nourriture (!!). Retour sur cette première anthologie, globalement assez sympathique mais beaucoup moins marquante que Monstresse(s).
4ème de couverture
« Au fond d’un verre vert d’absinthe, la fée vous observe, vous attend, vous séduit, ses petites dents pointues prêtes à écorcher votre langue lorsque la dangereuse et néanmoins délicieuse substance s’approchera de votre bouche, baiser anisé.
Du bout des lèvres, elle vous y contera ses histoires, au nombre de 13, et de ses mots tissera une toile tantôt glaçante, tantôt brûlante, vous entraînant avec elle dans des terres de rêve et de cauchemar où règne une douce et brutale folie.
Boirez-vous à l’encre de ce recueil ? »
Détail des nouvelles
Céline Chevet – je plonge, tu plonges, nous plongeons
La nouvelle se déroule dans un univers futuriste poisseux, dans lequel des spécialistes s’insinuent dans l’esprit d’assassins pour purger leur mémoire des crimes qu’ils ont commis. Le but étant de les réinsérer ensuite. Tout ceci à partir d’une drogue appelée Absinthe.
Textes très marquant, d’autant plus important qu’il ouvre le recueil. C’est un peu l’incipit d’un roman, il ne faut pas se rater. La violence de cette nouvelle est particulièrement marquée. On aborde des questions sociétales dérangeantes, une narration au style très courant, et l’on perçoit les effets ravageurs de la drogue. Les rapports humains sont réduits au minimum, dénués d’amour ou d’empathie.
Sans nul doute, j’ai mis ce recueil dans la bonne catégorie du challenge : douceur de vivre, c’est absolument cohérent ^^
Wilfried Renaut – Juste au cas où
Petite nouvelle qui nous emmène à Prague, où les distilleries ont connu un fort développement début 20ème, quand la Fée Verte était prohibée en France et en Suisse.
Le texte est raconté sous forme de conte, d’un grand-père à son petit fils. Conte raconté en pleine nuit, après un cauchemar du petit Stépan. Le texte renoue avec l’oralité de ce type de récit, offrant une immersion parfaite avec du lexique tchèque. Cette nouvelle évoque le harcèlement scolaire et offre deux rebondissements inattendus, dans pour les personnages du conte que pour ceux qui racontent et écoutent l’histoire. Une manière de relier les deux.
Emilie Chevallier Moreux – Brune
Brune est une jeune fille qui va connaître l’horreur du viol et la manière dont il peut détruire une vie.
Nouvelle très courte, qui agit comme une sorte d’interlude. C’est bref, mais percutant. La dureté du sujet, associée à la taille très limitée du texte foudroie littéralement le lecteur qui se prend un uppercut violent dans la figure.
Geoffrey Legrand – Les illusions de Cyprien Eisenberg
Dans un début de XXème siècle uchronique, nous assistons à un antagonisme père-fils assez fort. Papa riche industriel préfère largement son fils aîné. Il en résulte une jalousie entre frères également. On retrouve aussi l’ami du cadet, l’espèce de boute-en-train sympathique, qui lui fait goûter à l’absinthe.
Moins convaincue par cette nouvelle, qui pourtant offre un cadre intéressant, illustrant jusque dans les décors et les personnages la citation d’Oscar Wilde en début de texte. On peut effectivement y voir un hommage à l’auteur, du fait des personnages dandys qui se complaisent dans une esthétique de la débauche. Malgré tout, ces personnages m’ont semblé un poil caricaturaux, et l’intrigue ne m’a pas surprise, encore moins sa chute.
Amaryan – Fantômes de glace
Cette fois, nous sommes sur Encelade, à la rencontre de la vie sur cette planète de glace. Le narrateur est un empathe qui a été choisi pour cette mission. il prend des ampoules d’harmonisation mentale pour s’y préparer. Des petites boules vertes. Mais notre ami abuse un peu sur les bouboules…
La descente sur Encelade est vraiment violente. Mais est-elle réelle ? Ou n’est-elle qu’une métaphore ? Aboutit-elle réellement à une rencontre ou n’était-elle que le fruit d’un délire ?
J’ai aimé la manière dont le texte accompagne le mouvement descendant, traduisant le trop plein d’émotions et de ressentis effrayants. Le texte nous amène ainsi vers la chute brutale.
Dorian Lake – La fée du réservoir
Rébellion de petites fées vertes coincées dans des moteurs. L’une d’elle accepte d’aider Germain, assassin notoire, en route dans un fourgon blindé pour rejoindre la prison la plus proche.
Autre nom de plume de Morgane Stankiewiez, Dorian Lake nous offre un texte alléchant. Peut-être que ce texte finalement permet de rattacher de manière plus évidente le recueil au menu et à la catégorie du challenge (rappel : douceur de vivre, et nourriture). Car les métaphores liées à la nourriture dans ce texte sont légion. C’est une nouvelle très gourmande que nous livre l’autrice. Des crânes écrasés comme des melon, de la cervelle qui se tartine comme de la confiture…
C’est loufoque, déjanté, violent évidemment mais divertissant en même temps, grâce à des trouvailles géniales et des détournements rigolos. Caricatural à souhait, une sorte de comédie horrifique très visuelle.
Arthur-Coriolan Wilmotte – Le manque toujours
Après une rupture, un personnage recourt à l’Absinthe pour faire face à l’Absente. Quand l’addiction crée un autre manque…
Second interlude du recueil, qui fait habilement le lien avec la nouvelle suivante intitulée L’absente. Pas dénué d’intérêt ni de force, mais ce texte prend surtout son sens avec son positionnement dans le recueil, son lien avec les autres textes.
Sarah Buschmann – L’absente
Clara a un rendez-vous dans un hôpital psychiatrique pour troubles suicidaires. Elle ne parvient pas à se faire à ce monde ultra-technologique et hyperconnecté. Elle souffre en fait de solitude, ayant en plus été larguée par son conjoint. Rupture qu’elle ressasse. Elle commence alors un traitement à base d’artemisia absinthium. Autant dire que Clara n’est pas sortie de l’auberge.
La nouvelle est assez longue (une vingtaine de pages) et se déroule dans un monde froid, blanc, aseptisé, dénué de contact humain. J’ai cru un moment que Sarah avait changé de registre, et allait nous proposer un texte tout propre sans déversement de litres d’hémoglobine et de viscères écrabouillés.
D’ailleurs, la folie de Clara est tout aussi glaçante que cet univers dystopique. Aucune émotion, aucune empathie, avec une écriture saccadée, sèche, presque clinique. Et là… à un moment sans savoir pourquoi ni comment, ça éclabousse de tous les côtés. La chute est un feu d’artifice gluant et poisseux. Voilà, bon appétit ! Vous reprendrez bien de la pumpkin pie, non ? 🙂
Patrice Quélard – Les diables noirs
1915, Hartmanswillerkopf. Rencontre d’un gendarme avec les diables noirs, anciens bataillons de chasseurs à pied. Des corps d’allemands ont été découverts dans les tranchées complètement bouffés, visiblement par des bêtes sauvages. Notre gendarme enquête.
Une nouvelle que j’ai beaucoup aimée, parce que je connais bien les lieux et je me souviens encore de l’émotion qui m’a serré la gorge en les parcourant. Ce texte mêle fantastique et Histoire; pas forcément évident, mais j’ai trouvé le tout très bien exécuté, sans réécriture de l’Histoire justement. Les dialogues sont justes et savoureux, chargés de cynisme et de perte de foi, notamment en l’Humain.
Audrey Salles – Manuel d’anthropologie botanique
Une étudiante se sent investie par une plante qui pousse à l’intérieur de ses entrailles. Une absinthe prend vie en elle, tel un parasite. c’est assez pratique, quand on y pense : elle devient un bar à absinthe sur pied, et gratuit. Pas étonnant qu’une tripotée de demeurés sectaires avec à leur tête son petit ami viennent se servir. mais l’addiction, c’est mal…
Jolie nouvelle pleine d’amertume qui évoque le parasitisme végétal chez l’humain. Entre imaginaire et réalisme, la nouvelle se déroule dans un monde qui est le reflet absurde de notre monde actuel, évoquant pas mal de sujets de société.
Les personnages sont complètement azimutés, l’horreur est distillée à petite dose, paraissant presque normale. L’écriture faussement mignonnette accentue tout cela et permet à la chute et à l’horreur d’être encore plus relevées.
Roland Voegele – Mathilde mon absinthe
Un poète soliloque. Il évoque sa bien-aimée, Mathilde; la prie, peut-être; l’appelle. Finit par dérailler tout seul, sans trop savoir où il va, ce qu’il raconte, à qui…
Cette nouvelle est très courte encore, mais intense. Elle se situe entre prose et poésie, entre prière et communion. Les paroles du poète sont pleines de ferveur religieuse.
En revanche, je n’ai pas saisi grand chose à ce texte, dont la chute m’a laissée perplexe. Onirisme, fantasme, réalité ? J’ai été dans le flou durant tout le monologue de ce personnage que j’ai laissé parler tout seul, sans oser le couper ni le déranger.
Cécile Pommereau – Elizabeth
Laurent est accro à l’absinthe. Jusqu’à l’arrivée d’Elizabeth, qui va tout faire pour le sortir de ce trou. Mais qui est Elizabeth ? Mas la fée absinthe, pardi.
Petite nouvelle intéressante et qui se détache du recueil, parce qu’elle finit bien ! Mais oui 🙂 Il est question de folie dans ce texte, mais pas tant que ça non plus finalement; le texte s’ancre dans quelque chose de fantastique sans le côté angoissant du genre. c’est surtout un texte qui parle d’amour. Et c’est beau, l’amour.
D’autant que cette histoire est un peu magique et saupoudrée de paillettes; qui contrebalance le niveau de langage assez familier et la violence brute de certaines scènes. Un contraste saisissant qui ne m’a pas forcément plu mais que j’ai trouvé bien trouvé et original.
Gillian Brousse – Please stand by
Encore un personnage qui blablate beaucoup. C’est un long soliloque, une sorte de one man show d’un auteur humoriste visiblement reconverti dans l’humour noir et le cynisme le plus complet. Il déblatère tout seul pendant quelques pages sur ce monde pourri qui tourne à l’envers. Un compte à rebours ponctue ses propos. Tic, tac, tic…
Dernière nouvelle du recueil, qui clôt celui-ci de manière magistrale. La chute est marquante, d’autant plus qu’elle intervient après un très long monologue du personnage au narrataire sur tout et rien, j’avais hâte qu’il se la boucle. Je ne m’attendais simplement à pas ce qu’il le fasse de cette manière !! Pas ma préférée du recueil mais elle termine le recueil en beauté. Chute de rideau, clap de fin.
Quelques remarques globales
Diversité & unité
J’aime les anthologies parce qu’elles permettent d’explorer une thématique sous plusieurs angles. L’unité de ce recueil vient de la diversité des styles, des plumes, de la taille des textes, et de la manière dont les écrivains se sont emparés du sujet.
Fantastique, réalisme, SF. Interludes et textes plus longs. La variété réside également dans le traitement de l’absinthe. On retrouve son pouvoir addictif, son côté romantique chez les poètes du XIXème siècle; sa personnification en petite fée verte, aussi. Mais j’ai aimé ses diverses représentations : elle n’est pas que boisson, elle est aussi pastille, médicament, pilule, ou encore plante parasite dans son ensemble.
La mise en scène des textes concourt également à unifier le recueil. Chacun est à la bonne place, relié aux autres d’une certaine façon, ce qui permet un dialogue entre les nouvelles. La dernière nouvelle clôt particulièrement bien le recueil, comme la scène finale d’un dernier acte. Les interludes sont comme des entractes, redonnant au lecteur du souffle après les émotions ressenties et s’apprêter à replonger dans la folie verte. Ils entretiennent également l’intérêt et la curiosité.
La folie et l’absinthe vs Monstresse(s)
Cela dit, le recueil a souffert de sa comparaison avec l’anthologie la plus récente de la maison, Monstresse(s). A mon sens, La folie et l’absinthe manque de force dans certains textes; de folie, même. Plusieurs semaines après la lecture, j’ai déjà oublié quelques textes, pas très marquants dans la durée. Je m’attendais à quelque chose qui perde beaucoup plus les pédales, qui explose davantage, qui s’enfonce plus fortement dans le vice et le non retour possible.
En cela, je trouve Monstresse(s) beaucoup plus abouti, avec une exploration plus complète de la thématique choisie. Et surtout, selon moi il n’y avait aucune fausse note dans les textes choisis, qui fonctionnaient bien ensemble. Aucun n’était « en-dessous » comme certains m’ont semblé l’être dans La folie et l’absinthe.
Mais j’ai eu plaisir à retrouver des autrices que j’apprécie beaucoup, notamment Morgane Stankiewiez (au sommaire de Monstresse(s) également, et autrice de la novella gothique Meredith) Sarah Bushmann (dont j’ai lu le fascinant et terrifiant Sorcière de chair). J’ai aussi beaucoup aimé la nouvelle d’Audrey Salles; cette autrice a écrit d’autres nouvelles dans d’autres anthologies, notamment aux éditions Luciférines que j’ai découvertes aux dernières Imaginales. Pas impossible que je la relise à l’occasion, donc !
En pratique
Noir d’absinthe, La folie et l’absinthe, 2019
Sous la direction d’Émilie Chevallier Moreux
Couverture : Emilie Léger
Autres avis : Un voyage qu’a beaucoup apprécié Miss Chatterton; un voyage dans la folie assez sympathique pour Ivredelivress, malgré des textes de qualité inégale; un retour global pour La brybliothèque, qui a eu la sensation de passer à côté du recueil.
La folie et l’absinthe est la première anthologie de la maison Noir d’absinthe. Une plongée dans 13 univers différents, mais centrés sur la fée verte et la folie qu’elle engendre. J’ai étalé cette lecture sur plusieurs semaines, en parallèle de romans. Peut-être que ça n’a pas facilité mon immersion dans le recueil, car j’ai un peiné à avancer dans la lecture et à la terminer. La folie et l’absinthe est une bonne anthologie, qui propose quelque chose d’unifié, une diversité de plumes et de styles et qui explore habilement plusieurs facettes de l’absinthe. Malgré tout, je n’ai pas ressenti la même ampleur, la même force qu’il y a notamment dans Monstresse(s). Un recueil un peu en-dessous, donc.
Certains textes me paraissent intéressants, tels que tu les présentes. Mais tout cela ne correspond pas trop à mes thèmes de prédilection, à ce que je recherche en littérature. Pourquoi pas, entre deux autres lectures. Mais je commencerai plutôt par Monstresse(s).
Oui oui oui, s’il faut en privilégier une, clairement c’est Monstresse(s) qu’il faut découvrir.
La folie et l’absinthe, à mon sens… est dispensable. Mais pour l’anecdote, c’est avec cette anthologie que la maison a noué des liens avec des auteurices qui ont ensuite signé des romans chez eux !