La mer sans étoiles est un roman d’Erin Morgenstern. Je l’avais vu passer récemment ici et là, et il me tentait bien. J’avais envie d’une petite lecture différente, aussi j’ai commencé à lire le roman en version ebook. Et puis… je me suis rendue compte que ma petite lecture m’occuperait une semaine entière (il fait 750 pages), et que ce n’était pas le genre de texte qu’on peut avaler comme ça rapidement. Alors j’ai poursuivi ma lecture avec le format poche. Et j’ai annoté le livre. Beaucoup. Ma petite lecture récréative s’est transformée en étude littéraire assidue, tant le roman est d’une complexité incroyable.
Résumé maison
Zachary Ezra Rawlins est un étudiant lambda en Master 2 « Nouveaux médias ». Un jour, dans la bibliothèque universitaire de sa fac, il tombe sur un bouquin un peu étrange, Doux chagrins. L’ouvrage est sans cote, sans nom d’auteur. Il aime bien les trucs comme ça. Alors il l’emprunte, et commence sa lecture…
Zachary se rend alors compte que Doux chagrins est un ensemble d’histoires décousues. Surtout, il comprend un épisode de sa vie connu de lui seul. Il était enfant; il se souvient d’une porte peinte sur un mur. Vraie porte, ou juste un trompe l’œil ? Son cœur lui criait que c’était une vraie porte, et qu’en actionnant sa poignée, il aurait su ce qu’il y avait derrière. Mais c’est sa raison qui a gagné, cette fois-là. Alors il n’a jamais su, ce qu’il y avait derrière cette porte.
Comment est-ce possible ? Il va alors mener l’enquête. Retrouver l’historique du livre dans la bibliothèque, intrigué par ses petits dessins d’abeilles, de clés et d’épées. Tout ceci va le mener jusqu’à un bal costumé à Manhattan, où il va rencontrer des personnages tout aussi étranges et pas très sympathiques. Là, il croise un certain Dorian, qui l’emmène dans les tréfonds de la terre.
Zachary descend dans le terrier du lapin et découvre un monde labyrinthique, peuplé d’étagères remplies de livres. Racontant des histoires qui ont été, qui n’ont pas pu être et qui pourraient être. Et puis plus bas, beaucoup plus bas, une mer, sans étoiles, qui peuplait déjà Doux chagrins. Sur tous les murs, des portes. Qui mènent ailleurs, dans des mondes qui existent, ou pas, d’autres passés, et enfin d’autres rêvés.
Marchant sur les pas des abeilles, des épées, des cœurs et des clés, Zachary tente de retrouver son chemin dans ce monde merveilleux. De porte en porte et de livre en livre…
Un livre labyrinthe
Structure du roman
Il fallait bien un résumé maison pour saisir l’ampleur du labyrinthe livresque qu’Erin Morgenstern a créé ici.
Le livre se divise en 6 parties :
- Doux chagrins, ouvrage emprunté par Zachary dans sa bibliothèque; il comporte plusieurs histoires qui a priori n’ont pas de liens ensemble. On y croise un pirate et son amoureuse, des maisons de poupées, un port sur la Mer sans étoiles, un petit garçon devant une porte peinte qu’il n’ouvre pas…
- Fortunes et fables, ouvrage favori de Dorian
- La ballade de Simon et Eleanor, sorti des Archives du monde d’en bas. Il raconte l’histoire de deux personnages qui se rencontrent dans le monde d’en bas. Mais chacun semble dans un espace temps différent.
- Ecrits dans les étoiles : quelques pages arrachées par Eleanor dans Doux chagrins
- Le roi des chouettes : oui il est aussi question de chouettes dans ce roman, qui seraient la marque d’un changement de l’ordre établi
- Le journal secret de Katrina Hawkins, journal écrit a posteriori des événements qui se déroulent dans le récit.
Narration et dynamique
La narration est double. Les passages centrés sur Zachary sont au présent, rapportés à la troisième personne du singulier. Le narrateur, externe, observe les événements avec un regard factuel. Cette narration un peu spéciale donne au récit des allures de conte hors du temps et de l’espace. Une sorte de vérité générale, dans laquelle tout ce qui parait bizarre et étrange à nos yeux est en fait tout à fait normal. En cela, le texte est pleinement inscrit dans le registre du merveilleux.
Entre ces passages sont intercalés des récits provenant des textes lus/empruntés/retrouvés. Ces passages sont au passé, et donnent aux événements vécus par Zachary un contexte réel, puisque tout ceci fonctionne en miroir.
Une mise en abyme parfaite
Du livre dans un livre…
La mer sans étoiles est un emboitement géant de livres dans des livres. Autant de murs recouverts de pages de livres, et de portes, qui ouvrent sur des pièces similaires. Jamais vous ne repasserez deux fois dans le même couloir. Ou peut-être que si ?
A cette perte de repères spatiaux s’ajoute une perte de repères temporels, quand une porte vous emmène dans une histoire antérieure, ou qui n’a peut-être encore jamais été lue.
Bref, ces miroirs se reflètent de manière perpétuelle, et vous plongez littéralement dans l’objet livre. Ce monde regorge d’histoires qui se parlent. Une histoire dans une histoire, un livre dans un livre, des personnages dans des livres d’autres personnages…
… A une réflexion sur les pouvoirs de l’imagination
La mise en abyme n’est pas seulement un emboîtement; elle offre aussi un questionnement réflexif. Par exemple, dans Les ménines de Vélazquez, on voit un peintre travailler sur une toile. On pense qu’il est en train de peindre cette scène royale autour de l’infante au milieu de la pièce. Sauf que le miroir au fond de la pièce reflète une partie du tableau, et représente le couple royal. D’ailleurs, ce tableur attire aussi le regard vers le personnage qui se détache dans l’encadrement de la poste à côté. Dans ce tableau, Vélasquez illustre l’acte créateur lui-même (la pose du peintre, la taille de la toile, la pièce décorée d’autres toiles, la palette du peintre, la peinture sans modèle…). Mais il sert aussi à interroger ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, par un subtil jeu de lumières et de reflets.
C’est exactement ce qui est à l’œuvre dans La mer sans étoiles. Le roman interroge la force de la littérature, le pouvoir de l’imagination et de la fiction, et les frontières entre fiction et réel. Mais aussi la figure du personnage. En effet, certains personnages dans le roman se désespèrent de n’être que des créations de papier oubliées.
Vertigineuse mise en abyme, donc.
Une perte de repères totale ?
» L’aventure commence quand on se perd «
Bien difficile de « raconter » ce livre. Car la mise en abyme créée ici va jusqu’à déconstruire l’intrigue. Pas de début, de milieu ni de fin, puisque tout se mélange, tout s’imbrique, pour s’annuler, s’effacer, prendre un autre visage.
Ce roman me fait un peu penser à la métaphore d’un monstre à plusieurs têtes qui repoussent sans cesse avec un visage différent. Ajoutons à cela la perte de repères spatiaux et temporels que j’ai évoquée plus haut, et nous avons là un lecteur perdu au fond d’un gouffre hypnotisant, entouré des échos de ses propres « ohé ! ».
Je suis sortie de ce roman en me demandant ce qu’il venait de se passer… Qu’étais-je censée comprendre ? Est-ce que je devais repartir pour un tour et tenter de rembobiner le fil ? Je doutais d’avoir un fil d’un seul tenant à la fin; plutôt d’en avoir plein de petits bouts et de toutes les couleurs, sans aucune idée précise des moments où chaque morceau se serait interrompu.
J’ai rarement lu des livres de ce genre. Je me suis demandé quel génie il fallait pour créer tout ceci sans s’y perdre. J’en suis venue à me rappeler d’un proverbe tibétain je crois : « l’aventure commence quand on se perd« .
Un roman ancré dans une tradition littéraire
La mer sans étoiles dresse des murs très hauts autour de son intrigue, de ses personnages. Si l’on peut ressentir une sensation d’enfermement et de claustrophobie, c’est pour mieux parfaire ce labyrinthe narratif.
Ce ressenti colle très bien au genre du roman, entre merveilleux et urban fantasy. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Neverwhere de Neil Gaiman (et à son fabuleux manifeste « Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination » : ce roman en est la démonstration parfaite), ou encore Sombres cités souterraines de Lisa Goldstein. Ces romans ont un élément clef en commun, outre le développement d’une fantasy planquée dans les interstices du monde réel contemporain : c’est l’envers. L’en-dessous, l’arrière du décor. Comme s’il suffisait de soulever le voile pour voir. Tous ces romans vous emmènent en-dessous, via des trappes, des portes.
On est alors Ariane avec son fil, le Petit Poucet et ses petits cailloux (petits cailloux qui se transforment ici en clefs, abeilles, épées et cœurs), ou encore Alice qui s’enfonce dans son terrier du lapin. D’ailleurs, toutes ces références sont parsemées dans le roman, rattachant l’œuvre à un matériau merveilleux et imaginaire ancien. On aura noté au passage le clin d’œil au portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde avec le personnage de Dorian. Une référence pas anodine, qui rappelle au lecteur le pouvoir du miroir, et qu’une certaine magie est à l’œuvre ici, pas forcément bienveillante.
Comme quoi, des signes, il y en a; le tout étant de savoir les déchiffrer pour se raccrocher aux branches.
La mer sans étoiles : un magnifique décor
Un univers superbement dépeint
On pourrait se demander quel est l’intérêt de livre un roman pareil qui vous crame les quelques neurones qu’il vous reste en fin de journée.
Outre le fait que j’adore les romans comme ça, originaux, faussement et savamment farfelus, brouillant les frontières entre réel et fiction… j’ai beaucoup aimé suivre tous ces personnages et parcourir cet univers mouvant.
La peinture des décors est magnifique. C’est un lieu de rêve pour tout bibliophile, qui n’attend qu’une chose, c’est de trouver cet endroit, lui aussi. Chaque salle est représentée en quelques traits de plume, ce qui suffit néanmoins à la rendre palpable et à rendre tout ceci vivant. L’immersion est totale et parfaite.
Si certaines pièces sont merveilleuses par leur faste, La mer sans étoiles exerce un attrait inquiétant mais fascinant. Il y a en effet quelque chose de magnétique à l’œuvre dans ce roman.
Des personnages émouvants
L’univers décrit semble complètement décorrélé du monde physique réel; il se passe des choses terrifiantes, et vous avez un personnage qui semble accepter tout ceci avec une facilité déconcertante – sans chercher non plus à saisir quelles sont les règles qui régissent ce drôle de monde. Il l’accepte, point. Typiquement merveilleux.
Zachary s’enfonce donc de plus en plus dans ce gouffre, jusqu’à la mer sans étoiles en contrebas. Et on le suit volontiers, à la fois dans son périple physique et dans ses lectures, qui donnent à ses aventures un éclairage nouveau. Je me suis longtemps demandé l’intérêt de nous présenter son amie Kat : le roman donne la réponse – et cette réponse offre elle-même des éléments pour saisir ce roman… à clefs.
J’ai beaucoup aimé les autres personnages, qui ont tous une consistance incroyable malgré un passage fugace pour certains ou des apparitions morcelées pour d’autres.
Il y a de l’émotion dans ce roman, beaucoup, au-delà de ce complexe jeu intellectuel narratif. Des histoires touchantes, qui parlent d’amour, d’attachement, d’amitié, sous toutes leurs formes. Une ouverture d’esprit et une tolérance qui semblent couler de source. Et malgré la sensation d’enfermement dans ce gouffre, on ne peut s’empêcher de ressentir de la fraîcheur bienvenue.
En pratique
Erin Morgenstern, La mer sans étoiles
VO : The Starless Sea, 2019
VF : Editions Sonatine, 2020; Pocket, 2021
Traduction : Julie Sibony
Couverture : Rémi Pépin
Autres avis : Yuyine, partagée, tant la perte de repères lui a paru trop grande pour apprécier pleinement. Ca me fend le cœur ! Mais je comprends totalement ce point de vue. J’admire la concision efficace de Maks, qui dit tout ce que je viens de dire en beaucoup moins de mots, et en plus éclairant 🙂
La mer sans étoiles est un Objet Littéraire Non Identifié. Je dois dire que la traductrice, Julie Sibony, a fait là un travail d’une extrême qualité. L’immersion est totale, chaque mot à sa place. Je n’ai jamais eu la sensation de lire un roman traduit, tant c’est fluide et la magie du merveilleux présente. Ce roman offre un moment de lecture rare, tant il est complexe, unique, et incroyablement dense. Un roman à savourer, dont il faut lire chaque mot sous peine de se perdre – et même avec cela, il faudra accepter de perdre le fil. Alors il gagnera à être relu, et rerelu. J’ai adoré me perdre dans ce labyrinthe. Ce roman figurera très certainement dans mon palmarès de lectures en 2022. C’est une œuvre qui relève du génie, il n’y a pas de débat.
A la longueur et la qualité de ta chronique, on ne peut que constater que cette lecture t’a fait réagir!
C’est l’un des romans de ma wish list qui me fait le plus envie, c’est qu’une question de temps pour que je craque ! D’ailleurs je ne sais pas si tu avais vu ma chronique coup de coeur de Piranese mais il paraît que les deux sont dans la même vibe, donc je te conseille vraiment de t’intéresser à Piranèse ?
Ce roman me faisait déjà de l’oeil à sa sortie, vu ta chronique, je vais tâcher de l’emprunter rapidement à la bibliothèque ! 🙂
Je regrette tellement moi aussi de ne pas avoir su apprécier ce roman. J’ai du mal à lâcher prise et à me laisser porter sans repères (quoique ça m’arrive mais plutôt sur des formats courts). Je l’ai cependant encore bien en tête depuis que je l’ai lu.
Pour apprécier, il faut accepter d’être aveugle dans un labyrinthe et je comprends que ça puisse être difficile. Surtout si le moment est pas le bon.
Mais qu’il te reste encore en tête est positif malgré tout ! Il t’a marquée, d’une quelconque façon. Toi aussi, alors, tu as voyagé un peu au royaume de la mer sans étoiles 🙂