Premières lignes #11 : L’étreinte du roncier

Bonjour et bon dimanche ! Je suis très contente de vous retrouver pour le dernier épisode de la saison 1 de Premières lignes ! En effet, je fais un petit break en août, et publierai le prochain numéro le 3 septembre. Peut-être avant mais je préfère ne pas m’engager de manière certaine. Voici donc, pour ces premières lignes #11, l’incipit de L’étreinte du roncier de Manon Ségur, que j’ai prévu de lire en automne.

L’étreinte du roncier, 4ème de couverture

Montagne noire, 1934.

Célia Wilkinson, peintre alcoolique exilée sous un faux nom, partage ses journées entre le château qu’elle garde pour ses parents adoptifs, des toiles qu’elle-même trouve médiocres et ses promenades dans le petit village de Rocagne.

Lorsque celui-ci gagne un nouveau pasteur en la très pieuse Clémence Saleyrou, sa façade silencieuse commence lentement à s’écrouler, révélant noyades, suicides et manipulations… Rien encore que l’artiste ne puisse supporter.

Cependant, lorsque les visions horrifiques de ses cauchemars se mélangent aux évènements secouant le voisinage, elle n’a plus d’autre choix que de s’impliquer. Une menace mystique se précise de jour en jour sous le granit de la vallée et la jeune femme traumatisée la soupçonne d’être incarnée par Sylve Tanat, un étranger au visage douloureusement familier.

Une brûlante question se pose au cœur de leurs rencontres : pourquoi le sadique qu’elle a achevé dans son passé aurait-il décidé de revenir la tourmenter ?

L’étreinte du roncier, premières lignes #11

Je suis la pierre.

La pierre à tout jamais.

La pierre moussue accrochée à la montagne.

La saveur de plusieurs millénaires hante ma gorge immobile.

Je suis la grâce d’une statue érodée par les années. Je suis un rêve dont on ne peut sortir. Je suis une tragédie revenant trop souvent au goût des mortels. Je suis la pierre, surtout quand les nuits se font mauvaises.

Quand la chance me prend en pitié, ou que je me suis suffisamment concentrée en me couchant, mon esprit réalise vers quelle sinistre vision mon sommeil veut m’emporter. Je peux alors me détacher du supplice et contempler l’éternelle répétition depuis les rochers qui surplombent mon gisant. Mes poumons ne s’encrassent plus d’un air capiteux. Je suis toujours la pierre au fond de moi. Je la serai jusqu’à mon dernier soubresaut de vie, mais le ballet m’effraie un peu moins d’un point de vue extérieur.

Drapée dans ma chemise de nuit satinée, j’affronte le vent de ma contrée natale. J’attends qu’on vienne rendre hommage à mon tombeau minéral, à cette effigie couchée qui devait servir de divinité à des peuples oubliés par le temps.

Une visite finit invariablement par troubler cette veille.

La créature me rejoint sans faillir, en s’annonçant parfois d’un puissant éclat de rire. Elle cherche à s’unir à cette pierre que je suis. Elle la chante, l’honore de caresses que je déteste aimer. Elle lui parle un langage brûlant. Elle lui présente libations et sacrifices, danses et lamentations. Elle la renforce… tout en la terrifiant. Tout en me terrifiant.

L’abomination qui hante mes nuits joue avec moi, mais je refuse toujours d’affronter son regard. Sa présence anéantit le peu de résistance qu’il me reste. Elle me fait battre le cœur et pomper le sang comme si un bataillon de pillards me talonnait et que je m’étais engluée dans la terre. Parfois, comme cette nuit, ma mystérieuse compagne prend son temps. Elle ne survient qu’à l’aube – l’aube véritable, j’entends, celle qui me réchauffe les joues et me tire hors du lit. Je dois alors patienter des heures dans ma torture mêlée d’excitation.

Ce val escarpé où je dépéris me rappelle certains des paysages écorchés de ma jeunesse. Peu de végétation repose mes yeux. Je dois me contenter de pics brûlés, d’une herbe malade qui pousse en rares touffes autour de hameaux écroulés et d’un petit ruisseau. Ce sanctuaire, bercé d’un souffle étrangement parfumé, stagne entre aurore et crépuscule. D’épais nuages noirs cachent le soleil, dont je ne saurais dire s’il naît ou agonise. Au loin, le tonnerre chante, mais jamais l’orage ne s’approche. Si j’essaie de descendre vers l’illusion de civilisation qui tapisse les alentours du cours d’eau, mes pieds s’alourdissent et je me fais encore plus minérale. Mon âme retourne aussitôt s’étouffer dans la statue couchée. Mes poumons éclatent de panique. Je ne peux même plus pleurer ma douleur en paix.

Ayant bien appris de mes premières horreurs, je garde tout mon calme. Je marche en rond autour de mon double de pierre. Je ressens le grondement des roches sous lui et le cercle des insectes à sa surface. Je demeure malgré tout ma propre entité : ennuyée, effrayée, lasse. En ce moment encore, je fais les dix pas – puisque je ne peux en faire cent. J’apaise mon cœur. Je chantonne des paroles incohérentes soufflées par mon rêve. Je me prépare à la rencontre qui m’empêche de m’éveiller et je gratte la couronne de mes cheveux en maudissant la retardataire.

Puis le tonnerre se calme. Un tintinnabulement annonce la créature.

Ce coup-ci, elle ne rit pas. Elle m’a aperçue sur les rochers, mais elle ne viendra pas m’attraper. Je suis la pierre qu’elle respecte, et seule cette partie immobile, abandonnée à la nature, l’intéresse. Elle émerge lentement de la pente. Je la vois s’élever petit bout par petit bout sur le plateau qui m’emprisonne. Ma geôlière n’est pas plus formidable qu’un très grand homme, mais son impossible maigreur la fait paraître immense. L’informe tunique de nuit qui recouvre son squelette la mélange au fond des nuages. Un vent puissant accompagne son arrivée, et l’odeur d’herbes médicinales ramollit les rares forces que je veux lui opposer. Sous un vaste capuchon, je discerne des traits familiers : un visage ensanglanté pelant par lambeaux grisâtres, un nez tordu et osseux, deux petits yeux de rat à la teinte douteuse. Cette créature représente une époque atroce. Elle est ma malédiction et me revient toujours comme si l’injustice m’avait marquée de son sceau.

Premières lignes #11 : quelques réflexions

J’ai l’impression d’écouter un chant. Les nombreuses anaphores et répétitions de pronoms scandent le texte, lui apportent une rythmique très musicale. Je retrouve là le goût de la prose musicale de Manon, que j’avais beaucoup aimée dans Le cloître des vanités. D’ailleurs, dans la même veine, l’autrice propose une playlist pour accompagner la lecture et parfaite l’immersion. Alors oui, la narration est au « je » et au présent. Pourtant, cela ne me déplait pas. parce qu’il y a quelque chose de contemplatif, d’introspectif qui correspond selon moi parfaitement aux choix narratifs effectués. Ce recentrement sur le « je » accentue les répétitions et anaphores.; c’est entêtant. Le texte opère une série de cercles autour de ce « je » omniprésent. Jusqu’à l’arrivée de l’Autre.

Je retrouve également l’aspect très minéral de ses ambiances. Le mot même est prononcé, dans l’extrait. Tout est pierre, os, statue, montagne. Les mots écorchent autant que les paysages représentés tout en métaphores. Nulle douceur avec Manon, qui aime les choses sombres, violentes, horrifiques. Il y a un malaise évident ici, que l’on pressent sans pouvoir encore vraiment mettre le doigt dessus. On comprend que ce « je » n’est pas toute seule dans sa tête, et la « créature » particulièrement repoussante. En quelques phrases, Manon Ségur dresse là un tableau particulièrement peu engageant. On pressent que l’on va être à vif comme cette créature sous son capuchon.

Assez contradictoire pour un incipit d’aller à l’encontre de ce pour quoi il existe. Il est là pour poser un cadre, et surtout attirer le lecteur. C’est comme une fleur pour un insecte : il est censé être attirant, bienveillant et positif, pour s’assurer l’adhésion du public et attirer sa curiosité; un peu à l’image de la captatio benevolentiae des discours rhétoriques antiques. Or ici, c’est plutôt l’inverse. Tout est repoussant, même le personnage du résumé n’attire pas particulièrement la sympathie. C’est hostile et austère, sombre et rocailleux, on dirait un locus terribilis. Et pourtant… chez moi le charme opère, et cette laideur apparente m’attire irrémédiablement. Mais Manon Ségur est une sorcière moderne, je le sais…

En pratique

Manon Ségur, L’étreinte du roncier

Crin de chimère, 2022

Couverture : Jenn’Art

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous créé par Aurélia du blog Ma lecturothèque est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses :

Lady Butterfly & CoCœur d’encreLadiescolocblogÀ vos crimesJu lit les motsVoyages de KLes paravers de Millina4e de couvertureLes livres de RoseMots et pelotesMiss Biblio Addict !!La magie des livresElo Dit.

N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai ainsi actualiser la liste !

Voilà pour cet incipit de L’étreinte du roncier ! Qu’en avez-vous pensé ? Ce roman vous tente-t-il, ou au contraire ce n’est pas du tout votre style ? L’avez-vous lu ? Je vous souhaite un très bon mois d’août ! Je continuerai de poster quelques chroniques, à un rythme plus irrégulier, mais de toute façon, le blog est suffisamment rempli désormais pour vous fournir un peu de lecture en attendant du frais. Et vous, que lisez-vous aujourd’hui ? Très bon dimanche, bonnes lectures et à très vite !

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