Entre science-fiction, uchronie, et récit post apocalyptique, Vers les étoiles monte en puissance durant tout le récit. A l’image d’une fusée, la tension se consolide et s’accélère, tandis que les personnages se construisent peu à peu. En toile de fond, se lit le combat d’une héroïne qui cherche sa place dans une Amérique alternative mais réaliste. Vers les étoiles est un récit imaginaire mais d’une vraisemblance incroyable.
Un roman plusieurs fois primé
Vers les étoiles est paru en 2018 aux USA, et a été traduit en français en 2020, aux éditions Denoël (collection Lunes d’encre). Le roman a été primé 4 fois :
- Prix Locus du meilleur roman de SF en 2019 (prix des lecteurs du magazine américain du même nom)
- Prix Sidewise de la meilleure uchronie de format long en 2018
- Prix Nebula du meilleur roman de SF en 2018. Ce prix est décerné par la Science Fiction and Fantasy Writers of America, organisation à but non lucratif qui rassemble des écrivains, d’auteurs, d’artistes… de SF et de fantasy. Le prix récompense l’œuvre jugée la plus novatrice. La 1ère œuvre primée était Dune en 1966
- Et enfin le prix Hugo du meilleur roman de SF en 2018 (récompense décernée par la WorldCon ou world science-fiction society, qui est la plus ancienne convention de SF. Le prix a été créé en 1953, en référence à Hugo Gernsback, créateur du Pulp de SF Amazing stories en 1926.
Synopsis
1952, Etats-Unis, en pleine guerre froide. Une météorite s’écrase en Atlantique, ravageant la côte est des USA. Les météorologues sont unanimes : le réchauffement climatique engendré par la chute de la météorite va dérégler le climat de manière irréversible et provoquer l’extinction de l’humanité. Il faut donc quitter la Terre, et chercher d’autres planètes habitables, dans l’espace. La NASA rassemble ses meilleurs scientifiques, ingénieurs et calculatrices, dont la narratrice Elma York, mathématicienne et pilote de génie. Un programme spatial est lancé, en vue des prochaines colonisations extra-terrestres. Elma rêve d’y participer… mais le programme est réservé aux hommes.
Vers les étoiles : structure du récit
Un texte qui s’élève vers les étoiles
De manière mimétique, le roman Vers les étoiles possède un mouvement similaire à celui d’une fusée s’élevant dans le ciel. En d’autres termes, la structure du roman mime le récit. Celui-ci se divise en deux parties :
- la première partie se concentre sur la chute de la météorite, et ses conséquences directes (survie des personnages, compréhension de la catastrophe, dénombrement des pertes humaines et matérielles, réorganisation de la société, recherche des origines de cette chute)
- la seconde partie s’attache à l’après, à l’exploration spatiale qui s’accélère en vue de coloniser l’espace.
Le texte se compose ainsi d’une longue protase, qui débute dès le début du texte avec la chute de la météorite. La tension créée progresse ensuite tout au long des pages pour atteindre son acmé avec le décollage de la fusée en fin de récit. La structure narrative épouse donc parfaitement le rythme du récit. Finalement, à l’image de l’exploration spatiale et des fusées qui s’élèvent et quittent l’attraction terrestre, le texte s’étoffe, se déroule, jusqu’à laisser le lecteur en apesanteur, imaginer la suite.
Des personnages romanesques ?
J’ai été prise au dépourvu au début, et j’avais du mal à accrocher : le début du récit est très factuel. Pourtant, Elma raconte l’histoire, et le point de vue interne est plutôt propice au développement des ressentis, pensées, sentiments etc. Or le début du récit tranche complètement avec cet attendu. Lors de la chute de la météorite par exemple, les calculs d’Elma sur l’épicentre potentiel du phénomène prennent le pas sur ses ressentis, ses peurs, ses sentiments. Or, derrière elle, sa maison est en ruines, et sa vie en lambeaux…
D’autre part, les personnages ne sont pas des personnages romanesques traditionnels. Ils ne font pas l’objet de portraits détaillés, ce qui rend difficile leur représentation mentale. D’un autre côté, ils diffèrent du personnage romanesque et réaliste, ancré dans le réel par un certain nombre de qualifications (psychologie, portrait, nature, caractère…) qui ne sont pas livrées ici. Le point de vue interne est donc complètement pris à contrepied, et les personnages déconcertent.
Un récit de faits
Si j’ai pu être déroutée, la suite de la lecture a révélé toute la cohérence de ce parti pris. En effet, le texte se base lui-même sur des faits. Par exemple, une ellipse de 4 ans sépare les deux parties. Il n’y a pas de développement sur l’adaptation des personnages après la catastrophe. On ne sait absolument pas ce qu’ils ont vécu pendant ce laps de temps, comment ils se sont remis de la catastrophe, comment ils se sont adaptés. Par ailleurs, un chapeau introductif, sorte de dépêche AFP, introduit également chaque chapitre, et présente le contexte immédiat du chapitre.
Enfin, le récit se donne à voir, plus qu’il ne se raconte. L’importance des dialogues, le découpage des chapitres en événements datés et la pratique du cliffhanger dans certains chapitres cruciaux… donnent au récit un aspect théâtral. Le récit se compose en fait de scènes qui se suivent. La narratrice ne raconte que très peu, finalement. Or la fonction de récit est la fonction première du narrateur. Cette fonction du narrateur ramenée au minimum accroît l’effet de réel. L’absence du narrateur comme intermédiaire génère une impression d’immédiateté. Si elle interpelle le narrataire par des commentaires extradiégétiques, le prenant à témoin (supposant par là que le narrataire a vécu la catastrophe), Elma reste distante. Elle rapporte les dialogues tels quels, ne procède à aucun portrait, et l’organisation du récit (ellipses, datation des événements…) n’est pas de son fait.
Il y a donc une cohérence d’ensemble dans le roman, le trio narration-mise en texte-personnages est construit de manière mimétique.
En toile de fond, un décor réel
Récit uchronique mais…
Vers les étoiles est un roman uchronique. En effet, le début du récit, en 1952, suit le cadre historique que l’on connaît. La chute de la météorite est l’événement à partir duquel la réalité qui va suivre va être alternative.
Le récit démarre en 1952. Par la suite, les événements racontés et les exploits astrophysiques réalisés sont en avance sur leur temps. Le vol de Parker dans l’espace a lieu en 1956 dans le récit. Or dans la réalité que l’on connaît, le vol habité par un humain dans l’espace se produit pas avant 1961. En cela, ce roman peut être qualifié de science-fiction. Il développe aussi toute une série de thématiques propres au genre (exploration et colonisation de l’espace, prouesses scientifiques). Mais M.R Kowal joue aussi avec ces codes. Elle introduit un événement typique d’un potentiel environnement post-apocalyptique (la chute de la météorite), typique du genre. Mais c’est pour mieux s’en détourner ensuite : non seulement ce n’est pas l’objet du récit, mais en plus cet environnement n’est pas détaillé, et visiblement encore habitable quelques temps. Elle joue donc avec les codes, comme pour brouiller les pistes.
En revanche, certaines données, sociales et culturelles, restent ancrées dans une réalité bien réelle. C’est par exemple le cas de la ségrégation raciale, très présente dans le texte. De la même façon, le sort des femmes dans la science et l’économie, est au centre du roman. C’est le second récit qui se lit en creux de l’exploration spatiale. Si le récit est un cheminement vers le ciel, c’est aussi le cheminement d’Elma dans un monde d’hommes, vers ses droits et sa reconnaissance.
Enfin, le roman anticipe à tel point que sa réalité rejoint et dépasse celle d’aujourd’hui. C’est par exemple le cas de l’effet de serre qui rend inhabitable la planète. Il est question de réchauffement climatique, enjeu que l’on connait bien aujourd’hui. Le roman parvient aussi à mettre en relief les questionnements actuels (la planète qui pourrait être habitable si les émissions à effet de serre étaient limitées… ).
Elma vers les étoiles, et vers son destin
Je disais plus haut que les personnages dans ce roman ne se construisaient pas sur le modèle romanesque habituel. Ici, et c’est ce qui est très réussi à mon sens, c’est le texte qui construit Elma.
Ce récit est aussi celui du cheminement d’Elma vers sa place de scientifique, reconnue, au même titre que ses collègues masculins. Au fur et à mesure du récit, on découvre les failles d’Elma, qu’elle cache volontairement derrière ses calculs (elle récite Pi, la suite des chiffres premiers, la suite Fibonacci pour calmer son stress et taire ses sentiments qui la ravagent). Elma se découvre en creux, et dévoile ses angoisses, son agoraphobie… et sa maladie. Plus elle stresse, plus elle vomit, plus elle mincit. Or, paradoxalement, son personnage s’étoffe au fur et à mesure qu’elle s’enfonce dans ses angoisses qui la minent. La redécouverte de membres de sa famille durant le récit apporte aussi de l’épaisseur aux personnages. Ceux-ci regagnent une famille, un passé, une culture partagée.
De la même façon, ce sont les silences et les non-dits qui révèlent l’ampleur du choc psychologique ressenti par les personnages. Face à une telle catastrophe, que dire ? et comment dire ? Plusieurs passages sont révélateurs. Par exemple, Elma dans sa cabine d’essayage pour se trouver des habits, pendant que la télé passe en boucle les images de la côte Ouest ravagée. Dans un autre passage, Elma qui mange son sandwich aux cornichons sans savoir quoi dire à son hôte, à part des banalités d’usage…
Enfin, derrière le récit de la colonisation spatiale, il y a celui de la construction de Lady Astronaute. Vers les étoiles est aussi l’histoire d’Elma York qui construit son personnage. La couverture du roman le montre bien.
Vers les étoiles, un roman féministe ?
Ce roman est à mettre en lien avec la publication des Figures de l’ombre, par Margot Lee Shetterly (2017), qui ont fait l’objet d’un film du même nom. Ces œuvres remettent en lumière le rôle de toutes ces femmes de l’ombre de la NASA. Mary Robinette Kowal a procédé à une enquête approfondie sur les sujets scientifiques mais aussi sur les aspects sociaux de cette course à l’espace.
Elle évoque notamment l’engagement des femmes pilote pendant la guerre (les WASP), la présence des femmes à la NASA, en tant que « calculatrices » (tandis que leurs homologues masculins bénéficiaient du titre d’astronaute)… Sont également mis en lumière tous les surnoms gratifiants dont elles ont fait l’objet, le harcèlement quotidien et la misogynie ambiante dont elles ont été victimes, et le silence de plomb de la communauté scientifique face à ces comportements (jugés normaux)… Ces faits sont relatés au travers d’épisodes très parlants (l’épisode du bikini lors des tests d’aptitude, les remarques sur « la beauté » des astronautes femmes, les questions des journalistes sur leurs compétences en cuisine, les réponses embarrassées des scientifiques masculins quant à l’absence de femmes dans le programme de colonisation).
On s’identifie ainsi au personnage d’Elma, pétrifiée devant une assemblée masculine détestable, on comprend (et on se remémore ?) la panique qu’elle éprouve à l’idée d’être jugée, mais qu’est ce qu’on aime aussi la voir combattante, et clouer le bec à Parker… ! Par petites touches toujours bien placées, M.R Kowal dit ce qu’elle a à dire, et ça tombe toujours à pic. Sans forcer, sans chercher non plus de coupable, elle évite le piège du tableau homme/femme stéréotypé. Le sujet des femmes de la NASA est donc abordé avec beaucoup de justesse, sans que cela n’occulte le récit de SF. C’est très habile.
M R Kowal présente un récit de SF qui interroge des aspects sociaux des années 50. Vers les étoiles mêle anticipation scientifique et réflexion sur des questions historiques et d’actualité (réchauffement climatique, statut des femmes dans la communauté scientifique, ségrégation raciale…). Si le roman peut surprendre par son apparent détachement, son écriture et ses choix narratifs offrent un incroyable effet de réel. Enfin, le roman propose deux récits en un, qui s’entremêlent de manière très habile. Le lecteur est alors amené jusqu’au point d’orgue final, par une montée en tension savamment maîtrisée.