Ma 13ème et dernière lecture du challenge printanier de l’imaginaire francophone ! Rivages est un roman de Gauthier Guillemin, paru chez Albin Michel Imaginaire en 2019. La magnifique couverture d’Aurélien Police, la promesse d’un récit contemplatif et d’un univers naturel m’ont incitée à me plonger dans ce roman, qui a donné lieu ensuite à une suite, La fin des étiages. Rivages peut cependant tout à fait se lire en one shot. J’ai intégré cette lecture dans le menu Rêver (sauter du cocatrix à la chimère : créatures mythologiques, légendaires et imaginaires).
Synopsis
« On l’appelle le Voyageur.
Il a quitté une cité de canalisations et de barbelés, un cauchemar de bruit permanent et de pollution qui n’a de cesse de dévorer la forêt.
Sous la canopée, il s’est découvert un pouvoir, celui de se téléporter d’arbre en arbre.
Épuisé, il finit par atteindre un village peuplé par les descendants de la déesse Dana, une communauté menacée par les Fomoires, anciennement appelés “géants de la mer”. Là, il rencontre Sylve, une étrange jeune femme au regard masqué par d’impénétrables lunettes de glacier.
Pour rester avec elle, dans ce village interdit aux Humains, le Voyageur devra mériter sa place. »
Rivages est un roman qui puise dans plusieurs sources de l’imaginaire (post-apo, mythes, créatures imaginaires, magie) et qui déconstruit tous nos repères. Personnage, cadre, intrigue : le roman devient une sorte de rêverie d’un promeneur solitaire, qui n’a d’autre but apparent que d’être. Avec une écriture poétique et imagée, Gauthier Guillemin nous emmène dans un voyage métaphorique et philosophique, interrogeant la portée du rêve et de la mémoire d’un peuple sur le déclin. Alors, c’est le motif de la quête qui est questionné et complètement renversé.
Un roman d’imaginaire qui s’appuie sur des éléments bien connus…
Dystopie & post-apo
Rivages commence comme un roman post-apo. Le premier chapitre s’ouvre sur La Cité, seul reste de la civilisation face à l’avancée de la forêt. Le combat Hommes-Nature a tourné en faveur de celle-ci. La Cité est un organisme vivant de béton, de fumée et de cendres, un enfer à ciel ouvert, dans lequel une armée d’esclaves s’esquintent à déplacer les murailles de la ville, grignotant petit à petit des parcelles de forêt, tels Sisyphe. Cette Cité a des allures de Fort Bastiani, d’ailleurs on note une référence au Désert des Tartares pour décrire ce chantier derrière des remparts, face à un ennemi inconnu, lointain. « Vous qui entrez, abandonnez toute espérance » : ces mot du chant III de la Divine Comédie sont apposés sur le portail des remparts. Une ville Enfer : dès le départ, tous les éléments d’une dystopie sont en place.
Mythologie…s
Au fur et à mesure de l’avancée du Voyageur dans la forêt, le Dômaine, le roman s’adoucit. On croise des créatures totalement imaginaires (un peuple doté de branchies, des Nardenyllais plus avancés technologiquement parlant), mais aussi des personnages issus de la mythologie celtique irlandaise. Par exemple, les Ondins du village dans lequel le voyageur se fixe se disent descendants des Tuatha Dé Danann, peuple mythique arrivé en Irlande après une guerre contre les Fir Bolg. Les femmes ondines présentent par ailleurs des similitudes assez fortes avec les Gorgones de la mythologie grecque, de par la capacité des femmes ondines à pétrifier tout ce qu’elles regardent; elles se protègent donc de lunettes opaques.
Magie magie, et vos idées ont du génie
Enfin, le récit est ancré dans un monde où la magie semble partout et liée à la nature. Le voyageur prend conscience de ses pouvoirs sans bien pouvoir les comprendre; sa capacité à se téléporter d’arbre en arbre se révèle fort pratique. Par ailleurs, on retrouve aussi une magie provenant d’une culture folklorique, populaire et ancestrale (Sylve herboriste).
Plusieurs matériaux convoqués dans ce roman, donc, ancrant Rivages dans une certaine continuité littéraire. En revanche, Gauthier Guillemin prend un malin plaisir à déconstruire tout ça, offrant un roman déconcertant.
Pour mieux les déconstruire
En effet, si quelques éléments permettent de nous raccrocher à un imaginaire connu, l’auteur de Rivages s’empresse très vite d’effacer ces traces pour mieux nous perdre en route. Car l’aventure commence quand on se perd, n’est ce pas 🙂
On assiste d’abord à une déconstruction complète du héros. En effet, Le voyageur n’est jamais nommé, à aucun moment. On ne sait pas d’où il vient, son passé n’est pas évoqué, on ne sait pas à quoi il ressemble. D’autre part, à part sa fuite et sa survie qu’il estime lui-même incertaine, ce personnage ne semble pas non plus avoir de but. Il est, et c’est tout. Les autres personnages sont à cette image. Rivages met complètement à l’eau le schéma actanciel de Greimas (qui schématise les rôles et relations entre personnages en prose narrative).
D’autre part, le cadre spatio-temporel est complètement effacé. A peine sait-on que La Cité est un concentré du monde moderne. Est-on dans un futur dystopique ? Peut-être; en tout cas, pas de date, pas de localisation. La forêt ne semble pas avoir de limites, et Le Voyageur n’est pas doté de matériel technologique lui permettant de se retrouver. Enfin, des ellipses dans la narration donnent un aperçu très différent du temps (par exemple, le couple Sylve-Voyageur semble très rapide après leur rencontre, ce qui est peut-être le cas, mais plus loin, il est précisé que Le voyageur réside au village depuis deux ans). Le long fleuve tranquille de cette vie au village gomme complètement l’échelle du temps qui devient alors complètement relatif.
Et enfin, Gauthier Guillemin détruit complètement les attendus classiques d’une intrigue. Ne cherchez pas les 5 étapes du schéma narratif ici : on n’a pas vraiment de début, ni de fin, pas d’élément perturbateur, ni de nœud… Alors quoi ? Alors, ce récit est une marche, une promenade sylvestre; des rêveries d’un promeneur solitaire, qui admire, apprend, découvre, au gré de ses pas. Un rythme très lent, qui suit les pas du Voyageur dans ses contemplations.
Si ce rythme a pu dérouter beaucoup de lecteurs, au risque de les endormir, cela n’a pas été mon cas, bien au contraire. J’ai adoré cette promenade, portée par une plume simple mais très imagée, et qui donne au roman sa portée philosophique. Ce faisant, Gauthier Guillemin réintroduit dans Rivages la notion de quête, pour la renverser complètement.
Et offrir un roman métaphorique et philosophique
Une écriture simple mais imagée
L’écriture est elle-même un cheminement. Elle est très simple, comme le Voyageur et les personnages. Dénuée d’artifices, de subordonnées compliquées. Elle est comme les pas du Voyageur : posée, sûre, relativement confiante; une phrase après l’autre, sans précipitation, sans complexité. La simplicité de la plume va de pair avec son efficacité, et sa justesse. Les mots sont choisis avec soin, et l’économie des mots leur donne une force amplifiée.
C’est de la prose poétique que l’auteur nous donne à lire. Les chapitres sont d’ailleurs introduits par des chapeaux de poèmes, dont les premiers mots sont repris par les titres de chapitres. Cette référence cataphorique permet au lecteur d’entrer dans le texte comme dans une poésie, et ce dès les premiers mots.
La plume évolue ensuite entre champs lexicaux et métaphores de la mer pour décrire le Dômaine. L’auteur file la métaphore de la mer/forêt sur la totalité du roman. On retrouve tout le vocabulaire maritime dans le texte : marée verte, houle, une profondeur d’abysses, un plongeon dans taillis… Une fluidité des éléments sylvestres que l’on retrouve dans le rythme simple et mélodique de la narration. Et évidemment, cette métaphore fait le lien avec le titre du roman, Rivages, cet entre-deux qui sépare la Terre de la Mer.
Je regrette simplement que des expressions très ancrées dans notre époque n’aient pas été gommées (des tics de langage à la mode du moment, comme « c’est clair », ou « j’avoue »). C’est un peu dommage, car ce récit semble vouloir se détacher de la réalité pour prendre une portée plus universelle, et ces petits défauts de langage sonnent faux.
Un récit philosophique qui réinvente le motif de la quête
Autre métaphore filée dans le texte : celle des rivages. Ils marquent une limite, entre Terre et Mer, l’enjeu véritable du roman. Car le rivage est, au-delà de cette frontière géographique, le marqueur de la fin d’un rêve d’antan (revenir aux Rivages des ancêtres) et la réalité (un peuple devenu sédentaire dans la forêt). Le rivage, c’est ce rêve millénaire caressé, l’espoir d’un but et d’une quête, mais aussi la marque d’un non retour. Existent-ils seulement réellement, ces rivages ? Et si on les trouvait, que se passerait-il alors ? Et veulent-ils vraiment, ces Ondins, partir pour retrouver des Rivages, peut-être inexistants ?
Confronter son rêve à la réalité : tel pourrait être l’objet du roman de Gauthier Guillemin. C’est bien le motif de la quête, finalement, qui est au centre du roman. Mais il est complètement pris à rebours. Au lieu d’être un but ultime, annoncé, clamé, vers lequel tous les personnages se tournent dans un but précis, et qui sera couronné de succès à la fin… la quête ici interroge et se pare de couleurs plus mélancoliques. Risquerons-nous de confronter notre rêve, qui a forgé notre identité, à une réalité qui le détruira peut-être ? Et si c’est le cas, comment survivre et se reforger une identité ?
Finalement, ces questions planent sur tous les personnages, pendant tout le roman. Rivages parle de l’importance des rêves, de la déformation des mythes et d’une Histoire au fil du temps. Il est une réflexion sur les mécanismes du déclin d’un peuple et d’une civilisation. Une civilisation peut-elle survivre sans but collectif ? Peut-elle se contenter d’être ?
En pratique
Gauthier Guillemin, Rivages
Albin Michel Imaginaire, 2019
Couverture : Aurélien Police
Autres avis : « un conte philosophique envoûtant et apaisant » pour Yuyine; une incursion pleine de charme dans la forêt pour Chut maman lit; un « promenons-nous dans les bois contemplatif et philosophique pour Elhyandra; une promenade sylvestre qui a laissé Dup parfois perplexe.
Rivages de Gauthier Guillemin est un roman que j’ai adoré, pour tout ce que je viens d’évoquer. Derrière un récit qui peut paraître parfois longuet, il y a une portée bien plus importante que j’ai trouvée passionnante et émouvante, aussi. J’ai évidemment adoré la plume, entre prose et poésie. Ce roman m’a également plu parce qu’il réunit deux thématiques que j’aime énormément : la déconstruction et la frontière. Et j’ai trouvé que la manière de les traiter était très juste, offrant de très belles réflexions. Evidemment, j’ai lu le second tome, La fin des étiages, dans la foulée, et mon avis arrivera bien vite 🙂
Une lecture circonstanciée et avisée, merci beaucoup pour ces précieuses remarques.
Merci pour votre retour 🙂 et de m’avoir offert ce si beau moment de lecture : Rivages est un roman superbe et très riche. J’aurai plaisir à en parler autour de moi et à partager mon retour de lecture pour le faire davantage connaître.
Bon. *Ajouter à la wishlist*. D’abord flashé sur cette couverture, mais ce que tu en dis me fait penser que ça pourrait totalement être un roman pour moi. Merci de la découverte !
Oui la couverture est superbe… D’autant plus qu’elle est le reflet parfait du roman, de son ambiance et de sa tonalité.
En bonne navigatrice que tu es, je pense que la thématique des rivages et l’appel du grand large devraient effectivement te plaire 🙂