Daniel Keyes – Des fleurs pour Algernon

Enfin, j’ai lu ce classique. J’en avais partagé il y a quelque temps les premières lignes. J’avais un peu peur de le commencer, on m’avait prévenue de me munir de mouchoirs en papier, tant c’était déchirant et rude. En effet, Daniel Keyes, dans son roman Des fleurs pour Algernon, raconte une histoire assez terrible. Celle d’un homme souffrant d’un lourd handicap mental, qui va se voir doté d’une incroyable intelligence grâce à une expérience scientifique, avant d’en être rapidement privé et de ressentir les effets d’un retour en arrière brutal. Pourtant, je n’en ai pas eu besoin, et la lecture n’a pas été aussi traumatisante que je le craignais. Parce qu’elle a généré beaucoup de réflexions, d’interrogations et de recul sur mon propre regard. 

4e de couverture

Algernon est une souris de laboratoire dont le traitement du Pr Nemur et du Dr Strauss vient de décupler l’intelligence. Enhardis par cette réussite, les deux savants tentent alors, avec l’assistance de la psychologue Alice Kinnian, d’appliquer leur découverte à Charlie Gordon, un simple d’esprit employé dans une boulangerie. C’est bientôt l’extraordinaire éveil de l’intelligence pour le jeune homme. Il découvre un monde dont il avait toujours été exclu, et l’amour qui naît entre Alice et lui achève de le métamorphoser. Mais un jours les facultés supérieures d’Algernon déclinent. Commence alors pour Charlie le drame atroce d’un homme qui, en pleine conscience, se sent retourner à l’état de bête…

La version augmentée

A noter que Daniel Keyes publie d’abord une nouvelle du même titre en 1956, qui a remporté le prix Hugo de la meilleure nouvelle courte en 1960. 6 ans plus tard, la nouvelle débouche sur un roman, primé lui aussi (Nebula, meilleur roman, 1966).

La version augmentée contient la nouvelle, mais aussi le roman et l’essai autobiographique Algernon, Charlie et moi, paru en 1999. L’auteur y revient sur son parcours d’écrivain, l’écriture de la nouvelle et la genèse du roman. Daniel Keyes n’a pas écrit grand-chose d’autre, juste deux romans d’une série intitulée Billy Milligan, qui traite également de thématiques similaires (psychiatrie, étude du cerveau, critique des institutions médicales, cynisme du regard des autres…).

Pour celles et ceux qui redoutent la lecture du roman, je conseillerais la nouvelle. Plus concise, factuelle, elle développe beaucoup moins les états d’âme de Charlie. Ce faisant, elle est moins violente émotionnellement, et suffit pour comprendre les enjeux du texte.

Quant à l’essai autobiographique, il permet de comprendre comment l’auteur en est venu à écrire ce roman. Il apporte des anecdotes sur certaines scènes, la manière dont elles lui ont été inspirées, etc. On y trouve également les premiers jets de certains passages. L’auteur retrace ainsi l’évolution des textes, et c’est intéressant de voir ceux-ci en train d’être construits, avec un regard largement postérieur. Enfin, l’auteur offre un aperçu d’une époque, sur tous les plans.

Une structure montagne

Des fleurs pour Algernon est un roman montagneux. Il est construit sur ce relief et traduit également le rythme du marcheur : une lente montée, puis le sommet, et enfin la redescente, toujours plus rapide. Et cette construction est faite en symétrie, puisque le test effectué sur Algernon précède l’expérience vécue par Charlie. Comme en miroir, on sait donc à quoi s’attendre dans le roman. Ce qui fait craindre à chaque instant l’arrivée sur le sommet. Difficile, d’ailleurs, de se réjouir durant la montée des progrès effectués par Charlie, car l’on sait ce qui se produira ensuite.

C’est un trajet que nous, lecteurices, expérimentons pleinement, aux côtés de Charlie. Tout d’abord parce que le roman est raconté par sa voix, alternant récit, comptes-rendus officiels et journal daté. On sait donc tout ce qui lui passe par la tête : ses questionnements, ses doutes, son changement de perception, etc. D’autre part parce que l’écriture accompagne également la courbe du roman. Tout au début de celui-ci, l’écriture est volontairement épouvantable, difficile à lire; c’est du français phonétique. Peu à peu, les fautes disparaissent puis la structure des phrases se complexifie davantage. On retrouvera en miroir, en fin de texte, ce français approximatif.

Enfin, il y a tout un parcours personnel effectué par Charlie dans le temps, en parallèle. Plus il devient savant et intelligent, plus il se souvient de son passé, qu’il reconstruit peu à peu avec un nouveau regard. Il va alors vouloir faire la paix avec lui, pour mieux préparer l’avenir, et ce qui l’attend. Charlie est dans un entre-deux perpétuel : il veut aller de l’avant, vite, mais ne cesse de regarder derrière. Cela rajoute du dynamisme au roman, et cela traduit les hésitations, peurs, craintes inconscientes du personnage. Concrètement, cela amène une sorte de dédoublement du personnage, avec un Charlie du passé qui dialogue avec le Charlie du présent. Assez complexe mais cohérent avec l’exploration de la psyché du personnage.

Un roman à fort pouvoir émotionnel

Mélo et tragique

Certaines personnes pourraient le trouver trop mélodramatique, d’autres vraiment difficile… D’ailleurs, on m’avait recommandé le paquet de mouchoirs au cas où. Personnellement, je n’en ai pas eu besoin, parce que j’ai su prendre énormément de distance avec le personnage et son sort.

D’abord, parce que la première partie est assez mélodramatique, c’est vrai. Il y a un côté très tragique, surtout à la fin, je ne vais pas dire le contraire (mais du coup, assez théâtral et artificiel, aussi). Mais le plus dur se situe surtout au début, quand Charlie se souvient de son enfance. On se demande ce qui n’est pas arrivé au pauvre Charlie dans sa jeunesse. J’imagine néanmoins sans peine que ce calvaire n’est que le reflet de ce qu’ont pu vivre des personnes dans une même situation de handicap. C’est déjà difficile aujourd’hui, alors il y a 50 ans… Malgré tout, le pauvre Charlie, le pauvre pauvre Charlie… tous ses malheurs m’ont un peu lassée. Je suis une horrible personne, mais vous êtes au courant, je l’ai déjà dit plusieurs fois.

Ensuite, quand il devient savant et cultivé, Charlie devient carrément arrogant, pénible et détestable. Ce qui fait que j’ai eu une vilaine pensée quand il a entamé la redescente. Un truc du style « bien fait, au moins tu redeviendras sympathique ». Oui je suis horrible, mais sachez qu’il s’en rend lui-même compte, et le dit plusieurs fois d’ailleurs. Je reviendrai sur ce point plus bas.

Trop de romance

Enfin, les rajouts du roman par rapport à la nouvelle autour de la vie sentimentale de Charlie m’ont bien gonflée. Ce n’est pas totalement inintéressant, parce que la maturité émotionnelle et sexuelle et Charlie suit un cours plus lent que son développement intellectuel, et j’y reviendrai aussi plus bas. Mais alors ses tergiversations pendant des plombes avec sa voisine et un autre personnage (dont je tairai le nom) m’ont un peu lassée. La romance selon moi prend trop de place et elle m’a également mise mal à l’aise, sans que je parvienne complètement à déterminer pourquoi. Bref, c’est long, c’est larmoyant, c’est aussi chiant que les feux de l’amour.

Il y a donc dans ce roman un fort pouvoir émotionnel, mais peut-être justement un peu trop. Ce qui m’a permis, de mon côté, de réfléchir aux véritables enjeux du roman. Parce que hein, bon, pauvre pauvre Charlie, snif snif, ça va deux minutes.

Une leçon de vie

Alors, que retiendrai-je Des fleurs pour Algernon, en dehors de la structure mentionnée plus haut et de ce trop plein d’émotions bouleversifiantes ?

Sur l’humanité d’un individu

D’abord, j’ai trouvé que le roman était une parfaite démonstration de l’expression « rat de laboratoire ». Evidemment, parce qu’Algernon est une souris. Mais aussi et surtout parce que Charlie est un cobaye. Humain certes, mais cobaye. D’ailleurs, humain… C’est l’un des premiers enjeux du texte : la reconnaissance de l’humanité de Charlie. Considéré comme trop bête pour être totalement un humain pour autrui, puis trop intelligent pour en être encore un. Il est une « créature », le monstre de Frankenstein/Nemur. Plusieurs fois il est d’ailleurs fait référence à ce roman. D’ailleurs, le personnage le reconnait plusieurs fois et s’en plaint : il n’est jamais vu comme un humain à part entière, jamais. Même arrivé au sommet de son intelligence, Charlie ne cesse jamais de relater ses journées, ses impressions, pour la postérité, pour servir d’exemple. Il est comme Algernon dans son labyrinthe : observé, disséqué, examiné.

D’autre part, j’ai aimé la réflexion autour de l’intelligence. Qu’est-ce qui fait l’intelligence ? Le QI ? Le roman établit le postulat que non. Charlie acquiert une culture, une facilité de compréhension, d’apprentissage, une rapidité de réflexion. Mais il perd énormément en empathie, en sagesse. Comme si, plus on évoluait intellectuellement, plus on régressait sur le plan social et effectif. Charlie en fait également la douloureuse expérience, et en vient à regretter le temps (comme Alice) où il se trouvait bête, parce qu’il était beaucoup plus attachant, soucieux des autres, partageur. J’ai aimé ce discours autour de plusieurs intelligences chez l’humain. A ce titre, le retard de son évolution émotionnelle et sexuelle est très intéressant (même si traité de manière trop romanesque). A mon sens, c’est assez avant-gardiste pour l’époque, puisque la théorie des intelligences multiples apparait en 1983 avec Howard Gardner.

Psychologie et psychanalyse

Par ailleurs, le roman aborde, plus que la nouvelle d’ailleurs, les expériences génétiques effectuées sur Charlie. C’est intéressant de comprendre, même si ce n’est pas non plus l’enjeu principal du texte. L’auteur ayant fait des études de psycho et de psychanalyse, l’exploration de la psyché de Charlie est vraiment au cœur du roman. Et c’est à la fois passionnant et très bien construit, avec un gros souci de réalisme, notamment dans les échanges avec son psy.
On a un bonhomme qui devient artificiellement intelligent et qui régresse. Comment le vit-il ? Comment perçoit-il les choses ? Les réapprend-il ? Comment renoue-t-il avec son passé ? L’impact physique de ces bouleversements est également remarquablement traité. On sent ici que l’auteur sait de quoi il parle et que toutes ces questions le passionnent. Son essai autobiographique revient d’ailleurs sur cette idée de l’amélioration artificielle de l’intelligence qui l’a passionné toute sa vie.

Enfin, évidemment, le roman est très critique sur le regard porté par la société sur le handicap. Tant par autrui que par les institutions en place. L’attitude des autres est révélatrice : Charlie est considéré comme un enfant, un monstre, un déchet, un jouet, et un individu « bête », qui a la tare d’avoir un QI inférieur. Peu importe qu’il soit entier, attachant, généreux, et qu’il fasse correctement son boulot contrairement aux autres. Quant aux institutions, elles prennent cher dans le roman. Là également on voit le regard du psychologue qui connait le milieu. Le professeur Nemur n’est pas tendrement dessiné, « l’asile » encore moins. Glaçant de constater que Charlie intelligent rit de son lui passé, et de situations similaires vécues par d’autres personnages… avant de se rendre compte de quoi et de qui il se moque. L’intelligence corrompt-elle l’âme, définitivement… ?

En pratique

Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon

Version lue : J’ai lu, 2012

VO : Flowers for Algernon (1966)

Traduction : Georges H. Gallet, Henry-Luc Planchat

Couverture : Studio de création Jai lu, d’après Triff © Shutterstock

Et voilà un classique de plus dans ma culture personnelle 🙂 Des fleurs pour Algernon est un roman poignant, complexe, passionnant à plus d’un titre. Facile donc rapide à lire, il offre pas mal de questionnements et nous amène aussi à réfléchir sur notre propre comportement et notre regard sur le handicap. J’ai su prendre énormément de distance avec ce tragique un peu trop collant, de ce fait j’ai trouvé le propos et les enjeux du roman vraiment passionnants. Je conseille vraiment la lecture de la nouvelle pour comprendre les ajouts du roman et celle de l’essai, pour recontextualiser et comprendre la construction de ce texte fondateur.

13 commentaires sur “Daniel Keyes – Des fleurs pour Algernon

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  1. L’Ours bibliophile m’a conseillé ce livre il y a quelques temps déjà et j’avais beaucoup apprécié découvrir les premières lignes grâce à toi. Alors aujourd’hui, je te remercie encore car ta chronique n’a pas entacher mon envie, au contraire. Malgré la romance version Feux de l’amour, j’admets que le reste m’intrigue. Le personnage semble passé par plusieurs étapes dans sa transformation (ou son évolution) aussi bien émotionnelle que caractérielles. Et ça, c’est une idée qui me plait assez ! Et tant pis si moi aussi je deviens une horrible personne en lui souhaitant d’être moins arrogant. 😁 Encore merci Zoé !

    1. Bon, la version feux de l’amour je pense que c’est un regard un peu exagéré de ma part, et que ça dépend vraiment des sensibilités de chacun ^^
      Je suis très contente de t’avoir fait découvrir ce roman, tant par l’incipit que par ce retour, merci pour ton passage et ta lecture 🙂 Effectivement, c’est un roman qui décrit très bien les différents paliers de la métamorphose du personnage principal, et c’est très très intéressant de voir et de suivre cette évolution.
      Ecoute, on fera un club de personnes horribles, et puis ce sera chouette 🙂

      1. Un club des personnes horribles ? Ca marche, et je suis certaine qu’il y aurait bien plus de candidats qu’on ne le croit. 😁🤭 Avec plaisir pour la visite, c’est toujours de bon cœur ! Merci à toi surtout pour cette belle analyse encore une fois. Pour les Feux de l’amour, je verrai mon sentiment à ce sujet en le découvrant, mais ça n’entache en rien mon envie de le lire en tout cas. 🙂 Encore merci, passes une belle soirée et un bon week end Zoé.

  2. Très belle analyse. Ca fait un moment que je l’ai lu et je dois dire que je ne me rappelais plus la partie romance 😅 (on se demande pourquoi) mais je me souviens de tout le reste. Niveau émotion j’avais pleuré uniquement quand ATTENTION SPOIL SI VOUS LISEZ MON COMMENTAIRE SANS L’AVOIR LU Algernon est morte. Je sais ça doit en dire beaucoup sur ma nature 😅

    1. Mais je comprends aisément pourquoi, sa mort m’a causé plus de peine que le sort de Charlie, très honnêtement…
      On est de la même nature, donc, alors je ne m’offusque pas du tout 😉

  3. J’avais été tellement émue par ce livre à l’époque ! (et pourtant ça remonte !). Mais bon, étant un coeur sensible, je suis bon public pour l’émotion et la romance ^^ Ton retour me donne envie de le relire à la lumière de tes analyses !

    1. Je ne pense pas que tu aies un cœur sensible (enfin, si, mais pas dans le sens négatif ou dans l’idée qu’il l’est « trop »); je pense plutôt que le mien est trop analytique pour s’émouvoir 😉 Mais je suis contente si ça te donne envie de le relire 🙂

  4. Je ne me souviens pas du tout de l’importance de la romance, je me souviens surtout de ces réflexions sur les différentes intelligences, sur la maturité qui vient un peu après, sur la construction du roman… Je l’avais trouvé bouleversant autant qu’intelligent et je crois que j’en ai occulté les potentiels défauts. Mais je suis ravie que tu l’aimes apprécié malgré tout et tu me donnes envie de découvrir cette version 3 en 1 !

    1. Elle vaut le détour, j’ai trouvé assez chouette de voir le substrat originel avec la nouvelle, et voir les ajouts que l’auteur a pu faire ensuite; et l’essai donne énormément d’éclairages sur cette œuvre, sa genèse mais aussi sur le contexte culturel de l’époque. On est un peu comme des archéologues avec cette édition augmentée, à remonter le temps pour retracer l’histoire d’une œuvre en train de se créer. C’est une expérience assez chouette, et comme tu as beaucoup aimé ce roman tu devrais apprécier je pense 🙂

  5. C’est un de ces romans de SF que j’offre allègrement à tout le monde, il a un côté assez universel. Je l’ai lu assez jeune et j’ai aimé le relire plus tard et mieux en saisir toutes les nuances.
    Pour info (comme tu parles de théâtralité) il avait été adapté en pièce de théâtre y’a quelques années (ok mon blog dit 2012, ouch), c’était très réussi et justement la focale n’était pas forcément sur les mêmes aspects.

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