Chronique comparée : Une virée en ville

Je devais vous parler du Peuple des rennes, de Megan Lindholm, dont j’avais partagé les premières lignes la semaine dernière. Mais si je suis bien venue et que j’ai bien vu, je n’ai en revanche pas vaincu du tout. Fichtre, quel ennuiiii ! La toundra enneigée et les brindilles de bois mort ça va bien deux minutes mais pas 500 pages. Donc ce week-end, j’ai lu deux textes courts : Traverser la ville de Robert Silverberg et Un an dans la ville-rue de Paul Di Filippo. Ce qui m’a donné l’idée de faire une chronique comparée des deux œuvres, pour voir un peu comment elles abordent ce lieu très fréquemment utilisé comme cadre. Je vous propose donc… une virée en ville.

Présentation des textes

Robert Silverberg, Traverser la ville

Première virée en ville avec ce 1er texte que je lis de la collection SF/dyschroniques aux Editions du passager clandestin. J’en ai pris tout un paquet aux Utopiales. Très pratique pour mettre le nez dans l’œuvre de grands noms de la SF. A la fin du texte, une courte bio de l’auteur, et surtout un petit topo qui remet le texte dans le contexte de sa production. Très pratique. La novella est parue pour la 1e fois en 1973.

L’idée derrière la novella est simple. Toute la ville, son fonctionnement, son cadre… est réglée comme une horloge par le biais de programmes informatiques. Un jour, LE programme, celui qui pilote tout, est volé. Tout fout le camp, l’anarchie guette. Un bureaucrate est alors sommé de retrouver la voleuse et de récupérer le programme. Ce faisant, il va être amené à quitter son district et à sillonner toute la ville…

Paul Di Filippo, Un an dans la ville-rue

Voilà l’UHL que j’ai gagné au tirage au sort du calendrier de l’avent sur le discord 🙂 Merci encore Baroona ! Le texte original est paru en 2002.

Ici, on est dans une ville ruban. Longue de plusieurs millions de blocs, mais très peu large, bordée par le Fleuve et le chemin de fer, et dominée par des Psychopompes. On y suit une année dans la vie de Diego Patchen, écrivain de « Cosmos-Fiction », résidant dans un bloc parmi des millions d’autres. Cantonné lui aussi dans son univers très restreint, il va être amené à parcourir la ville-rue, pour des raisons que je vous laisserai découvrir.

Des villes-univers

Dans ces deux œuvres, la ville figure dans le titre. Même pas son nom, que l’on ne connait d’ailleurs pas. C’est « la ville », le concept. Si la 1re de couverture de Traverser la ville est très minimaliste (conforme à la charte graphique de la collection), celle d’Un an dans la ville-rue, signée Aurélien Police, représente bien l’idée que l’on se fait de ce concept, avec un immeuble de plusieurs étages en fond.

Ces villes ne sont jamais décrites telles quelles. D’abord parce qu’elles sont mal connues de nos héros et on vit leurs découvertes avec et par eux. Patchen comme le narrateur de Traverser la ville (dont le nom n’est jamais donné, contrairement à celui de sa femme; c’est une distinction qui a son importance, que l’on comprend d’ailleurs pleinement à la toute fin du texte) vivent dans leur district/bloc. Ils n’ont aucune idée, l’un comme l’autre, de ce qu’il y a au-delà.

Ces villes sont alors comme notre Univers : mal connues, et en expansion; et on ne connait pas leur limite, qui semble infinie. Chaque bloc/district fonctionne en autarcie, sans lien avec les autres. Dans Traverser la ville, ce sont les programmes qui font marcher tout cela; dans Un an dans la ville-rue, c’est le train qui approvisionne chaque district. Comment et qui commande tout ça… mystère. L’écart entre la sphère connue des personnages et l’étendue de la ville est vertigineux; finalement, chaque personnage ne connait que son propre bloc/district. L’étranger, l’inconnu, c’est déjà le bloc ou le district d’à-côté.

Des villes-aventures

Arpenter la ville est donc, pour chacun des narrateurs, une aventure. Pour le premier, une punition, doublée d’un sentiment très fort de danger; pour le second, une chance, même si atténuée par un peu d’inquiétude.

Ces traversées nous permettent alors de comprendre un peu l’organisation spatiale de ces villes, et la manière dont les districts comme les blocs sont des chaînons d’un tissu très large. Ils fonctionnent seuls, mais sont malgré tout interdépendants, éléments d’un grand tout qui ressemble à une large grille, un réseau très dense. Les deux villes ont des caractéristiques similaires : infiniment étendues; des populations très différentes qui les peuplent, à des endroits bien précis; des populations qui ne se connaissent pas, au mieux s’ignorent, au pire sont ennemies (diviser pour mieux régner); un pilotage par une main inconnue, lointaine, au-dessus, pas très bien définie; et surtout un tissu extrêmement peuplé, sur des étendues de taille inconnue, presque étourdissante.

Par ces traversées, à pied ou en métro, les personnages vont ainsi se confronter à l’altérité. Chacun a une vie de merde, disons-le tout net. Des proches pas si proches que ça, des relations humaines lamentables… Ces voyages seront-ils pour eux synonyme d’ouverture et d’enrichissement ?
On a alors l’impression de traverser des pays entiers, très différents. Chaque district a en effet sa façon de vivre, de dormir, de travailler. Chaque bloc possède ses habitudes, ses flux pendulaires avec les mêmes têtes dans le métro. Une population globale très multiforme, mais jamais mélangée; en somme, une mosaïque plus qu’un mélange.

Mais les aventures deviennent vite des mésaventures, et chacun est bien content de revenir à la case départ, même sans avoir touché vingt mille francs. Car ces voyages n’amènent pas les personnages à s’ouvrir, mais les convainquent au contraire de rester dans leur petite sphère protectrice. En effet, ces différentes zones ne se comprennent pas. Et au lieu de s’unir, elles s’affrontent, rendant la ville encore plus puissante. Peut-être parce que dans chaque texte, on ne fait que que traverser ces espaces. On ne reste jamais suffisamment longtemps pour prendre le pouls de ces blocs et districts, pour les comprendre, se mettre à leur rythme. Le regard reste toujours détaché, extérieur, comme celui d’un visiteur dans un zoo. Il n’y a jamais ce sentiment d’appartenance ou d’intérêt profond. Il n’y a que de l’incompréhension et l’absurdité des aventures que les personnages vivent en témoignent.

Des villes-monstres

Ces villes sont alors de véritables monstres, qui vivent un peu toutes seules. Ce ne sont pas les habitants qui font leur ville à leur image, non. C’est la ville qui dicte aux habitants le rythme, la manière d’être et la façon de s’y mouvoir. Evidemment, elles symbolisent le pouvoir suprême, qui s’oppose à toute notion d’individualité.

Ce sentiment d’écrasement se ressent à la manière dont le personnage central affronte la ville. Il y a un grand écart entre le récit, centré sur un personnage unique (autodiégétique pour Traverser la ville, hétérodiégétique pour Un an dans la ville-rue, mais centré sur le personnage central) et la ville, tentaculaire et multiple. Cet écart donne une impression de vertige qu’on ressent dans les deux cas.

Cela donne ainsi à ces villes un pouvoir surnaturel certain. Elle sont un peu Big Brother, l’Alpha et l’Omega, celles qui dictent les lois, régissent la température de vos chauffages, définissent le rythme des trains et contrôlent la vie des individus, au pas. En bref, une sorte de main supérieure et invisible qui tient tous ses individus sous sa coupe. L’aspect surnaturel et fantastique de ces villes se ressent davantage dans Un an dans la ville-rue, avec ces psychopompes qui guettent dans les cieux et récupèrent les morts comme des rapaces. Ces villes sont des instruments de contrôle par excellence. Les personnages tenteraient-ils d’y percer les mystères, qu’ils en deviendraient fous. Certains personnages d’Un an dans la ville-rue en font d’ailleurs l’amère expérience.

Pouvoir vs individu, contrôle vs liberté

Finalement, ces villes sont le symbole du pouvoir. On est dans une opposition constante :

  • la ville étendue vs le périmètre restreint des personnages ;
  • la ville supérieure / les blocs et districts inférieurs ;
  • la multitude / l’isolement ;
  • l’implacabilité de l’administration, sans tête / le bureaucrate obéissant.

(Attention, si vous ne les avez pas lues, arrêtez-vous là).
Les chutes des deux novellas sont particulièrement révélatrices. Chaque texte se finit un peu de la même manière : retour au bercail, dans le petit périmètre rétréci du début. Chaque voyage se conclut sur un sentiment d’échec. Dans Traverser la ville, notre narrateur récupère son programme, mais se rend compte qu’il n’est qu’un bureaucrate asservi, qu’il a accepté de donner sa liberté aux programmes informatiques, et qu’il est foutu; c’est sa femme, qui voulait casser le système, qui avait tout compris. Quant à Diego Patchen, son voyage l’a perdu, et il s’en retourne chez lui manu militari et sans réelle satisfaction, en se rendant compte que son petit périmètre est d’ailleurs encore plus rétréci que lors de son départ.

Visions très sombres de ces villes, donc, qui déshumanisent, désolidarisent, et robotisent les individus. Et dont on ne sort jamais vainqueur, puisqu’on en est éternellement prisonnier à partir du moment où on a mis le doigt dans l’engrenage… Ces textes démontrent la faiblesse humaine face au système qui en ressort encore plus gagnant.

Ca me fait un peu penser, dans le même genre, à Monopolis, la ville de Starmania :
De New-York à Tokyo, tout est partout pareil,
On prend le même métro vers les mêmes banlieues,
Tout le monde à la queue leu leu.
Les néons de la nuit remplacent le soleil,
Et sur toutes les radios, on danse le même disco,
La nuit est grise, le jour est bleu.
Dans les villes de l’an 2000,
La vie sera bien plus facile,
On aura tous un numéro dans le dos,
Et une étoile sur la peau,
On suivra gaiement le troupeau,
Dans les villes
De l’an 2000.

En pratique

Robert Silverberg, Traverser la ville
Editions du passager clandestin, dyschroniques Science-fiction, 2022
VO : Getting accross, 1973
Traduction : Jacques Chambon
Couverture : Yanni Panajotopoulos

Paul Di Filippo, Un an dans la ville-rue
Le bélial, UHL, 2022
VO : A year in the linear city, 2002
Traduction : Pierre-Paul Durastanti
Couverture : Aurélien Police

 

1973-2002 : presque trente ans séparent ces deux textes, pourtant, hasard des lectures, on peut constater à quel point ils sont très proches et brossent une vision similaire de ces villes. Villes qu’on ne connaîtra jamais vraiment pleinement, ce qui les rend encore plus impersonnelles, surnaturelles, puissantes et dangereuses. J’espère que cette virée en ville vous a plu et donné envie de découvrir Traverser la ville (qui a ma préférence) et Un an dans la ville-rue. Cette chronique est un angle de lecture, je n’ai donc pas abordé tout ce qu’il y a dans ces deux textes très riches, comme cette question de cosmos-fiction dans Un an dans la ville-rue. Je vous laisserai découvrir cela et comment l’auteur utilise ce genre imaginaire pour régler habilement ses comptes avec l’édition… C’est malicieux et cela résonne particulièrement bien aujourd’hui !

4 commentaires sur “Chronique comparée : Une virée en ville

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  1. connais tu l’anthologie : « les serviteurs de la ville » initié en son temps par michel jeury dont quelques récits parurent dans la revue ‘fiction » une antho récente établie par richard comballot avec de nouveaux textes supplémentaires que d’auteurs français chez flatland éditeur

  2. Joli regard croisé. Tu as choisi de lire le deuxième texte « au hasard » ou tu avais déjà la répétition de la ville en tête avant ?
    En tout cas vu comme j’ai grandement apprécié ma lecture du Di Filippo, ça me donne très envie de lire le Silverberg !

    1. J’avais déjà lu une ou deux pages courant janvier, et laissé de côté, et après Traverser la ville je me suis dit que ce serait l’occasion parfaite. Donc j’avais déjà en tête l’idée du billet que je voulais faire, j’espérais simplement que ça fonctionne et que j’aie quelque chose à raconter ^^
      C’était une belle découverte pour moi le Silverberg. Et les pages additionnelles en fin de bouquin m’ont donné envie de lire Les monades urbaines… J’espère que traverser la ville te plaira.

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