Premières lignes #23 : Le peuple des rennes

Grande décision : je vais lire Le peuple des rennes. Là, maintenant. 3 ans que je le refourgue dans chaque pàl de challenges hivernaux, 3 ans qu’il passe à la trappe. C’est ridicule, il a tout pour me plaire ce bouquin, en plus j’ai l’édition collector reliée (non, je n’aime pas les reliés, mais la Zoé d’avant était faible devant les beaux objets, et puis franchement, quand je vois le prix : 20,90 €, pour 500 pages avec un signet, je me dis que j’ai bien fait). Donc pour me mettre dans le bain, voici, dans les premières lignes #23, l’incipit du Peuple des rennes de Megan Lindholm.

4e de couverture

Dans un univers désolé où le froid et la nuit règnent en maîtres, une femme hors du commun, Tillu, la guérisseuse, se bat pour protéger son fils, l’inquiétant Kerleu.

Fuyant le chaman Carp qui désire lui voler son fils pour en faire son apprenti, elle s’installe loin des hommes, à l’écart, bien décidée à aider son jeune Kerleu à devenir un homme. Jusqu’au jour où elle aperçoit deux chasseurs dans le vallon. La chasse tourne mal, l’un d’eux est blessé. Comprenant vite que sans son aide, il risque de mourir, Tillu n’a d’autre choix que d’aller le sauver et de les héberger pour la nuit. Elle apprend qu’ils appartiennent à une tribu, installée non loin de là : le peuple des rennes.

Premières lignes #23 : Le peuple des rennes

Va au plus profond, dit Carp au jeune garçon. Suis la petite souris brune qui récolte ses graines et se cache pour l’hiver. Plonge dans la source secrète, où l’eau bouillonne et rejaillit. Suis les racines du grand-père épicéa au tréfonds de la terre et au-delà. Je te le dis car, même si chaque chaman doit trouver son entrée, celles-là ont opéré pour certains, on le sait. Cela vaut la peine de les essayer.

Kerleu déglutit et tâcha de river son regard sur le visage du vieil homme, mais ce dernier saupoudra une nouvelle pincée d’herbes sur la flamme de la lampe pour épaissir le rideau de fumée qui tremblotait entre eux.

— Qu’est-ce que je cherche ? demanda le garçon, non sans difficulté.

— Je te l’ai dit, répondit Carp avec patience. La magie, et un frère. Trouve ton chemin vers le monde des esprits et il te conduira dans une salle profonde. De l’eau goutte à ses murs de pierre. Des racines pendent du plafond. Tu dois y entrer et en ressortir pour accéder à l’autre monde. Abstiens-toi de parler à quiconque, même s’il se prétend ton frère et t’offre de beaux cadeaux. Car sinon, tu devras rester là et il aura le loisir de prendre ta place. Ainsi, maints chamans se sont retrouvés pris au piège. Je les ai vus de mes yeux, pendant mes traversées. Ne leur parle pas !

— J’ai peur, dit soudain le garçon.

Le vieil homme secoua la tête, adoucissant son geste d’un sourire.

— Tu passeras près d’eux et tu émergeras dans l’autre monde. Je ne peux pas te dire à quoi t’attendre, car cela diffère pour chaque chaman. Mais quand tu verras ton esprit gardien, tu le reconnaîtras. Il décidera peut-être de te mettre à l’épreuve. De te montrer les dents ou de te piétiner sous ses sabots. De te déchirer de ses griffes ou de te saisir dans ses serres pour t’enlever dans le ciel. Quoi qu’il fasse, n’aie pas peur ou ne le montre pas. Sois courageux, et pose ta main entre ses yeux. Alors, il sera ton frère, et devra te donner une chanson ou une magie à rapporter. Mais si tu cries, si tu fuis, ou que tu essaies de le blesser, il refusera de devenir ton frère, tuera ton esprit, et ton corps se mourra peu à peu.

Kerleu serra fort les poings pour empêcher ses mains de trembler.

Carp s’en aperçut. Sa sévérité de tuteur déserta son visage durant un instant et il considéra son élève avec affection.

— Tout ira bien, dit-il doucement. Va, maintenant. N’aie pas peur. (D’une main décharnée, il effleura la joue du garçon et caressa du bout des doigts son front plissé pour effacer les rides d’inquiétude.) Tu seras un grand chaman et tous te désigneront du doigt et raconteront des anecdotes sur l’apprenti de Carp.

Kerleu hocha la tête et s’efforça de ravaler l’anxiété qui remontait du creux de son estomac pour lui serrer la gorge. Le vieux Carp lui adressa un sourire de réconfort. La fierté et la confiance éclairaient son visage parcheminé. Il avait des dents jaunes séparées par des cavités obscures. Ses yeux, qui selon le garçon avaient dû être marron, se dissimulaient à présent derrière une pellicule grise semblable au limon qui couvrait la surface des mares en été. Kerleu savait qu’en agitant le limon à l’aide d’un bâton, on voyait surgir des profondeurs les merveilles de la mare. Parfois, lorsqu’il scrutait les yeux voilés, il croyait discerner des prodiges identiques derrière cette brume grise… couleur de la fumée qui dérivait et vagabondait sous la tente. Lorsqu’il l’inhalait, elle tapissait les parois de son nez et desséchait sa gorge : il lui semblait aspirer des toiles d’araignée.

Les lèvres flétries de Carp s’agitèrent. Kerleu s’efforça d’y fixer son attention. Il devait écouter, se rappela-t-il un peu tard. La fumée censée l’aider ne faisait que le gêner.

— Respire bien. Écoute le tambour. Laisse-le te guider. Écoute bien, maintenant.

Le tambour. Kerleu posa son regard sur les mains de Carp, qui serrait entre ses genoux un tambourin garni d’une peau de cuir jaune. Dans une main, il serrait un maillet minuscule : une molaire d’ours fixée sur une branchette de bouleau. Kerleu scrutait la dent qui se levait, retombait, se levait, retombait, se levait, retombait, produisant un son chaque fois qu’elle entrait en contact avec la peau. Écouter. Il devait écouter. Les doigts du chaman avaient la même couleur qu’un morceau de cuir usagé qu’on aurait suspendu dans une tente pleine de fumée. Comme celle-ci. Il laissa ses yeux se détourner de l’instrument et des doigts pour suivre la fumée qui tournoyait.

Carp lui parlait toujours. Ses mots dérivaient sous la tente.

— Écoute le tambour. Détache-toi de cet endroit. Inspire dans le monde des choses, expire dans celui des esprits. Et descends, dans l’autre monde, pour trouver ton esprit gardien. Va vers le bas, suis la souris, suis le scarabée, pénètre dans l’univers secret, suis le ruisseau, descends dans la terre…

Les mots se mêlèrent à la fumée pour s’élever en tournoyant dans la tente, plus haut que la pièce cousue sur la paroi, que les jambières qui séchaient pendues à l’un des piquets, que la tête du vieux chaman. Toujours allongé sur sa couche de peaux, Kerleu regardait les mots. Il avait la langue collée au palais, la respiration bloquée dans les poumons. Il parvenait encore à inspirer ; il sentait sa poitrine se soulever à chaque souffle qu’il prenait ; mais il ne pouvait plus expirer. L’espace d’un instant qui lui parut s’étirer, il s’en inquiéta, mais la fumée retint de nouveau son attention. Il la regarda planer, grise, lisse, libre. Alors, il poussa un long soupir et la suivit.

Quelques réflexions

Je ne sais pas ce qu’il en est de votre côté, mais ces premières lignes m’annoncent déjà la couleur : magie et chamanisme, temps lointains, terre lointaine… Mon impression d’être ailleurs est là dès les premiers mots. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai des images du film Arizona Dream qui me viennent en tête : les passages en Alaska avec les Inuits et poissons volants. Peut-être l’aspect métaphysique du film, que je retrouve un peu ici, et évidemment les décors que je devine.

Je crois me souvenir que j’intégrais ce roman – enfin, cette intégrale (Le peuple des rennes tome 1 et Le frère du loup, tome 2) -, dans la catégorie « Nature writing » des challenges hivernaux. A priori, ce n’était pas idiot, ces premières lignes nous ancrent dans quelque chose de très naturel, en lien avec les différents éléments : le feu, la brume, l’air desséché, les sons du tambour, la vue et le toucher qui suivent la fumée qui tournoie…

Naturel et magique à la fois. C’est assez particulier comme association, comme si l’on assistait à un retour aux sources, aux savoirs ancestraux où l’on parvenait à voir et à percevoir au-delà du visible. La magie est très présente déjà ici, mais je sens que ce chaman ne va pas me plaire… Je sens un danger qui pointe le bout de son nez (bon, j’ai lu le résumé, aussi). Bref, l’ambiance m’incite déjà à être sur mes gardes, tandis que ces premières lignes, tout aussi magiques et puissantes soient-elles, ne me mettent pas forcément à l’aise. Je pressens quelque chose de dépaysant certes, mais de brutal aussi, dans un environnement qui ne m’est pas du tout familier et une temporalité pour l’instant pas encore bien déterminée non plus. Est-ce que je vais trouver mes marques dans ce récit ?

En attendant, j’aime beaucoup la plume. Peu de dialogues, et qui parviennent pourtant à deviner déjà les rapports de force entre les personnages. A créer une insécurité. Cela se voit notamment par le déséquilibre de la parole entre les deux personnages et par leur manière de s’exprimer, que l’on décèle dans les incises. Et puis les temps de narration, imparfait et passé simple, associés au point de vue omniscient : c’est ce que je préfère. Peut-être ce récit parviendra-t-il à m’emmener loin, pour un temps, et que je reviendrai hypnotisée par mon voyage. On se retrouve dans quelques jours pour en parler, j’espère ? 🙂

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous créé par Aurélia du blog Ma lecturothèque est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses : Lady Butterfly & CoCœur d’encreLadiescolocblogÀ vos crimesJu lit les motsVoyages de KLes paravers de Millina4e de couvertureLes livres de RoseMots et pelotesMiss Biblio Addict !!La magie des livresElo DitLe nocher des livresLight and smell.

N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai ainsi actualiser la liste.

 

Avez-vous lu ce roman ? Je dois avouer que je n’ai lu qu’un bouquin de l’autrice, c’était Le dernier magicien, et j’ai détesté ce roman. C’est peut-être ce souvenir qui m’empêche de plonger pleinement dans cette œuvre. Son côté massif, aussi; sagas et romans fleuve j’ai plutôt tendance à éviter, aujourd’hui. Mais là, j’ai envie d’un roman qui me dépayse sur la durée. Alors voilà, je pars au pays des rennes. Vous venez avec moi ? 🙂 J’espère que ces premières lignes #23 vous ont plu. Bon dimanche et bonnes lectures !

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