Alix E. Harrow – Les dix mille portes de January

Chaudement recommandé par Baroona après ma lecture de La maison aux mille étages, Les dix mille portes de January est un roman d’Alix E. Harrow. Celui-là je l’ai lu dans le menu Automne frissonnant du Pumpkin Autumn Challenge (L’enfer des backrooms, labyrinthe). Cette fois, je ne me suis pas trop plantée de catégorie. C’est ma 8e lecture du challenge (je compte dedans les abandons, sinon je tombe à 5 et c’est assez minable). J’en avais partagé les premières lignes il y a quelques mois, j’avais hâte de le lire en entier enfin. C’était une fort petite lecture, pas aussi labyrinthique ni décoiffante que je l’imaginais mais tout à fait plaisante.

4e de couverture

Selon January Ruddy, il n’y a qu’une façon de s’échapper de sa propre histoire : c’est de se faufiler dans celle de quelqu’un d’autre…grâce à une des Dix Milles Portes…

Pénétrez, vous aussi, dans le monde magique de l’Ecrit…où certaines paroles tracées ont le pouvoir de modifier le réel, alors que le Mal qui ferme les Portes une à une est sur vos talons…Attention, la magie vient toujours avec un prix…

De l’enfance à l’âge adulte

Structuration du roman

January est la narratrice de cette histoire, et revient sur ce qui l’a amenée à découvrir ces portes. On ne sait pas vraiment à quelle époque elle fait ce récit ni pourquoi. Elle raconte et puis c’est tout, on adhère à ce qu’elle raconte sans se poser de questions. Enfin il m’a manqué une dimension importante pour suivre la narratrice : cette crédibilité narrative indispensable pour que ça tienne debout. C’est un point assez souvent négligé je trouve, et c’est dommage, car cela aurait pu ajouter quelque chose d’intéressant ici.

Ca aurait été assez longuet si ce récit n’avait pas été entrecoupé par un autre fil, dont je parlerai plus bas, et par un regard critique porté sur la société de l’époque. Place de la femme dans cette société très patriarcale et paternaliste, racisme bien évidemment, rapports de classes entre les personnages, éducation des enfants… Ce n’est pas le cœur du roman, et ce n’est ni très exhaustif, ni très original. Mais enfin, ce fond a le mérite d’exister et apporte un peu de contexte pas dénué d’intérêt.

La fin de l’enfance

Les dix mille portes de January raconte le passage de l’enfance à l’âge adulte. January évoque son enfance dans la bonne petite société bourgeoise américaine au début du XXe siècle. Parcours un peu compliqué car January n’a plus de mère, son père est un grand voyageur qu’elle ne voit que peu, et surtout c’est une métisse à la peau sombre. Et ça, en 1901 aux Etats-Unis, c’est embêtant. Et surtout, January a le cœur et l’âme aventuriers; être une bonne petite fille obéissante n’est pas dans ses plans. Elle va donc connaître les injustices, les frustrations, les moments qui font grandir très vite, et puis va peu à peu s’affirmer, tracer sa route, faire ses propres choix.

January m’a un peu fait penser à Sophie, des romans de la comtesse de Ségur, avec des scènes très similaires. (Je me souviens de January enfermée dans une pièce, cela m’a rappelé « le cabinet de pénitence », où Sophie est isolée par Mme de Fleurville pour réfléchir à son comportement.) Pas mal de scènes très ponctuelles, mises bout à bout, qui reconstituent l’enfance de January, sa nature, son caractère et son désir d’évasion.

January, c’est Sophie, Alice, toutes ces héroïnes qui grandissent dans un cadre qui ne leur convient pas, et qui rêvent d’autre chose… En attendant d’y arriver, il faut bien serrer les dents, apprendre durement les leçons de la vie. Et leurs rêves sont si forts qu’elles parviennent à se soustraire de leur quotidien.

Un bon petit roman d’aventures… par procuration

Les dix mille portes de January c’est surtout un bon petit roman d’aventures. Et c’est là aussi l’intérêt d’avoir dessiné préalablement un cadre contextualisé au récit et une société très contrainte. En effet, le désir d’évasion de January se comprend et se détache ainsi d’autant plus. La porte est d’abord cela, la matérialisation d’un désir de fuite, de liberté, de détachement vis à vis de ce monde étriqué.

Un roman poupées russes

January tombe sur un manuscrit très étrange qui raconte l’histoire d’une certaine Ada, qui trouve et cherche des portes, voyage de monde en monde. Dans un premier temps, l’aventure du roman est vécue par procuration, donc, à travers le personnage d’Ada. Un roman dans le roman, comme une fenêtre ouverte sur un autre monde. Ce manuscrit est en lui-même déjà une porte, qui permet à January d’élargir ses horizons, de se poser cette question si cruciale : « et si… ? ». LA question qui renie la réalité, et qui permet d’accéder à un autre monde, déjà dans l’esprit : le rêve d’un autre chose. Très clairement, c’est l’histoire d’Ada qui m’a intéressée davantage, parce que le récit englobant est assez commun et linéaire.

Je ne vais pas dévoiler le roman, et je reprendrai la 4e de couverture : le manuscrit qu’elle trouve a le parfum de l’aventure, et raconte une histoire semée d’embûches. La frontière entre le monde de January et celui d’Ada tend, au fur et à mesure du roman, à devenir poreuse, et bientôt January va aussi vivre, à son tour, des aventures de porte en porte. Bref, plus on avance, plus c’est trépidant (et tant mieux, parce que le début est aussi long à démarrer qu’un moteur diesel).

Le pouvoir de l’écrit, des mots et de l’imagination

Symbolique des portes

Je disais plus haut que le manuscrit trouvé est selon moi la 1e porte, et la plus fondamentale du roman. « Un livre est une fenêtre par laquelle on s’évade », disait Julien Green. Fenêtre, porte… un espace d’entre deux, d’un état à un autre. C’est ce manuscrit qui est la clef de tout le roman. La manière dont il va s’imbriquer avec l’histoire de January est assez chouette. En effet, il est emboîté dans le récit principal, mais il dialogue pleinement avec lui, il en est même « le fil d’Ariane ». On a donc un mélange entre les deux niveaux de récit, non seulement au niveau de la structure mais aussi au niveau des personnages qui en sont impactés.

Le roman est donc une recherche de porte. J’aime beaucoup la symbolique de la porte, marqueur de frontière, de limite et de passage à la fois. On en retrouve dans toute la littérature, depuis Alice jusque Neverwhere (avec un personnage qui s’appelle même Porte). Ici, ce qui est intéressant, c’est que ces portes marquent une limite entre plusieurs mondes, mais dynamisent aussi les relations entre les personnages, qui jouent à une grande partie cache-cache. Les uns franchissent la porte sans un regard en arrière, d’autres les repassent plus tard, et enfin d’autres encore les referment. Les portes apparaissent, disparaissent, peuvent être coincées… Pourquoi et comment, je vous laisse le découvrir. Ce qui est bien, c’est que si l’on fait de constants va-et-vient dans le roman, on n’est pourtant jamais vraiment perdu.

Le pouvoir de l’écrit

Je n’ai pas trouvé dans ce roman la force du propos assez similaire de La cité des nuages et des oiseaux, que je trouve beaucoup plus méta et vertigineux. De la même manière, il ne réinvente pas grand chose, finalement. Le fond de l’histoire est assez banal, avec des personnages assez archétypaux, aux motivations très basiques et des ressorts maintes fois vus. Passons aussi sur certains rebondissements fastoches. Mais Les dix mille portes de January parvient à tirer son épingle du jeu avec quelques originalités, notamment la manière dont ces portes s’ouvrent.

En effet, celles-ci s’ouvrent par l’écrit. Les dix mille portes de January célèbre le pouvoir du langage et des mots. « Ce qui est écrit est ce qui est vrai ». Encore plus vrai lorsque la porte devient un élément de la phrase : « J’ai parfois l’impression que les portes se tapissent dans les replis de la moindre phrase, dont le point leur fait une poignée et les verbes, des gonds ». Alors, l’écrit donne forme, dessine la réalité, les réalités, aussi modelables que l’on souhaite – du moment que l’écrit est suffisamment précis pour être compris. C’est une jolie métaphore du travail du poète, dont l’étymologie ramène au travail de création, de fabrication – on est bien dans l’idée du modelage ici. Et par extension, de l’écrivain. Car ces portes, ce sont bien les personnages qui les façonnent à leur image, comme Alix E. Harrow nous en ouvre une, immense, par ses mots.

En pratique

Alix E. Harrow, Les dix mille portes de January

VO : The Ten Thousand Doors of January (2019)

Traduction : Thibaud Eliroff

Couverture : Pauline Ortlieb

Autres avis : je vous recommande évidemment en premier l’avis de Baroona, qui m’a recommandé ce roman et que je remercie au passage 🙂 Pari tenu pour Vert, excellente écoute pour Anne-Laure, ode à l’imaginaire bien construite et intelligente pour FeydRautha, récit envoûtant mais avec des cailloux dans la chaussure pour Sometimes a book, roman efficace et passionné pour Yuyine.

Les dix mille portes de January s’inscrit dans toute une flopée de romans qui exploitent la thématique des portes et portails entre les mondes. Le roman d’Alix E. Harrow propose une structure emboîtée intéressante et bien maîtrisée, et une double lecture. En effet, l’histoire d’Ada et de January est une même quête d’identité et de liberté dans un monde contraint, tandis que les portes entre ces mondes offrent quelque chose de plus vaste et universel. Des ailleurs pas forcément largement parcourus, mais on pourrait se dire que l’autrice en fait entrouvre ici la porte, et qu’il nous appartient de la franchir complètement, la fin du voyage nous appartenant complètement. Un roman qui selon moi n’est pas un chef d’œuvre mais qui se défend fort bien et qui propose quelque chose d’intelligent et de captivant.

8 commentaires sur “Alix E. Harrow – Les dix mille portes de January

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  1. Un avis des plus intéressant même si j’avoue ne pas être totalement convaincu par l’envie de découvrir cette œuvre. Il est vrai que les avis divergents ne m’aident pas forcément. Cela dit, la version poche pourrait me faire tenter l’aventure à l’occasion.

    1. je l’ai lu en poche aussi, parce que je trouve les brochés de cette collection scandaleusement chers et scandaleusement remplis de trop de pages blanches, ce qui m’agace prodigieusement en pleine crise du papier 🙁
      Je comprends ton hésitation, si tu ne le sens pas maintenant, rien ne presse, tu as sûrement d’autres bouquins très bons qui t’attendent et qui t’enthousiasment plus 🙂

  2. Je suis ravi que tu l’aies apprécié ! C’est vrai qu’il n’a peut-être pas un côté époustouflant, mais je trouve que ce livre fait tout très bien, sans fausse note et de manière très maline. Du pur plaisir !

    1. Effectivement, il ne va pas aussi loin que d’autres, n’est pas hyper vertigineux, mais tu as tout à fait raison sur le fait qu’il n’y a pas de fausse note. Ce qu’il fait il le fait très bien, exactement. J’ai pris plaisir à le lire, malgré le début un poil longuet. C’était plaisant, et je te remercie encore de m’avoir poussée à le lire 🙂

  3. Contente qu’il t’ait plus, je l’avais trouvé sympathique. Comme tu le pointes si bien y’a un fond intéressant sous le format classique du récit initiatique d’aventure. Et c’est marrant ce parallèle avec Sophie je n’y avais pas pensé.
    J’ai beaucoup aimé Le temps des sorcières de la même autrice.

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