Carol Emshwiller – La monture

Enfin j’ai lu La monture. Ce roman a été écrit par Carol Emshwiller, une autrice américaine de quelques romans et surtout d’un bon paquet de nouvelles. La monture est le seul roman traduit en France, chez Argyll en 2021 puis en poche ensuite. Les retours de Jean-Yves et Stéphane m’avaient mis la puce à l’oreille. Et puis Yuyine me l’a généreusement offert lors de son ménage de printemps. J’avais partagé les premières lignes de ce roman particulier et méconnu il y a quelques temps, et j’avais aussitôt mis le livre sur le haut de ma pile à lire. J’ai fort bien fait, car c’est une lecture qui m’a pas mal plu, malgré quelques défauts.

4ème de couverture

« Charley est un humain, mais Charley est un animal apprivoisé.

Sur une Terre devenue leur monde d’accueil, les Hoots, des extraterrestres herbivores, ont transformé les humains en montures privilégiées. Charley, jeune garçon sélectionné pour ses mensurations et ses capacités reproductives, est destiné à devenir l’une d’entre elles ; mieux encore, il est entraîné quotidiennement car promis à un futur grand dirigeant, celui qu’il appelle Petit-Maître.

Cependant, sa rencontre avec Heron, son père libre et réfugié dans les montagnes, va chambouler son être, ses certitudes, et sa destinée ».

Un renversement des valeurs

Un Humain monture

La monture inverse les rôles, les points de vue et les valeurs. Les humains sont les montures des Hoots, qui ont pris le contrôle de la planète. C’est profondément dérangeant et pénible à imaginer. Ca l’est d’autant plus à double titre. D’abord, l’autrice nous propose un récit raconté par Charley, une des Montures, particulièrement satisfait de son sort. Content de servir, content de l’état des choses, et content de sa place. Notons que Charley en est même réduit à sa fonction première, et que c’est cette fonction qui est le titre du roman. Preuve qu’il n’est rien en dehors de son rôle. Ensuite, parce que les premières pages s’adressent à nous, humains : petits êtres réduits à deux jambes et destinées à servir. Le narrataire est donc intégré au récit et au monde proposé, et fait partie des esclaves des Hoots. Pas commode d’entrée de jeu, il faut le reconnaître.

Ce qui est le plus pénible, c’est l’utilisation par les Hoots de notre propre argumentaire utilisé jusqu’ici pour justifier notre domination sur le vivant. Encore plus quand cet argumentaire est retourné… contre nous-mêmes. Le roman offre alors un reflet de notre fonctionnement d’humains. Et il inverse les positions pour nous prendre à notre propre jeu. Ici, l’humain est un simple cheval ou un chien, cet animal de compagnie qu’on caresse avec bienveillance et qu’on « aime », à notre façon d’humain. Le roman donne d’ailleurs quelques aperçus de cet amour inégal et malaisant : les petites récompenses, dressage, divertissements, tableaux dans les habitations, comme des traces de cet « affectueux » amour bienveillant que les Hoots portent à leurs montures et les Humains à leurs animaux de compagnie. On retrouve même le discours sur la « complémentarité » entre espèces… Quand l’Homme devient l’animal de compagnie, on se rend compte à quel point ce blabla existe pour nous donner bonne conscience.

Un texte qui fait de grands écarts

En effet, La monture est un texte qui oscille avec brio entre cruauté et grande naïveté. Cruauté du discours faussement bienveillant et mielleux des Hoots, cruauté du sort auquel on est réduit. Certains épisodes m’ont viscéralement gênée (notamment celui avec le mors que Charley veut mettre). La violence des combats n’épargne pas les personnages, détruit des familles, dès lors scindées par les chemins pris et les valeurs de chacun. Haine, ressentiment, perte de repères, position humiliante : La monture est un roman qui n’épargne pas son lectorat.

Sans doute la cruauté est-elle exacerbée par le discours naïf et ingénu de Charley, passif devant son sort. Son phrasé est court, très simple, et Charley saute du coq à l’âne sans arrêt. Le vocabulaire est peu étendu et certaines de ses pensées ressemblent à du boudin d’enfant face au discours parental. Le style du roman est donc à l’image de Charley, de son âge, de son statut et de son histoire. Il y a une cohérence d’ensemble, toutefois à la longue ça m’a lassée. Heureusement, le roman est assez court.

La Monture : un conte ?

Cadre limité, personnages assez bruts et oralité du récit

Premier élément en faveur du conte : le background très limité. Où on est ? A quelle époque ? Comment les Hoots sont parvenus jusqu’ici et comment ont-ils réussi à s’imposer ? Le roman n’offre que très peu d’infos. Aucune explication non plus n’est donnée sur leurs capacités à s’adapter, biologiquement. Ils sont petits, tiennent à peine debout, et ils sont les maîtres du monde ? Difficile à croire… C’est parce qu’on est typiquement dans un conte. Nul besoin de chercher la vérité et la vraisemblance, ici ce n’est pas ce qui compte.

Deuxième élément qui m’a fait penser au conte : l’aspect oral et très simple du récit. L’œuvre est courte, centrée sur quelques personnages et une intrigue fort simple, linéaire, uniquement ponctuée de quelques grands événements. L’intérêt ne réside donc pas non plus dans la difficulté de l’intrigue et le scénario hyper développé.

D’autre part, les personnages sont, à première vue, assez bruts, pas très fins. Pas très complexes à comprendre. Mais ils évoluent au fil du récit, au gré des amitiés qui se forgent, des liens familiaux qui se solidifient et d’attachements divers et variés qui se développent. Alors on parvient enfin au dernier élément caractéristique du conte : le message.

Le message de La monture

La monture interroge en effet. Le roman provoque toute une série de questionnements, et le fait dans la douleur. Car je l’ai dit plus haut, le roman porte une large part de cruauté. Le conte ne fait jamais dans la dentelle, il apprend la vie et le sens de la vie. On est tout à fait dans ce registre ici.

Le récit questionne les rapports maître/esclave, et surtout ce que cela signifie d’être un être humain. La réponse de Charley à cette question est la suivante : « Je ne sais pas ». Terrifiant, non ? On ne lui a jamais appris, comment pourrait-il le savoir ? La monture est donc cela : un apprentissage de l’humanité, de la liberté et de ce que cela signifie; le poids du choix, de la responsabilité, et aussi de la perte liée à l’attachement. Autant d’apprentissages très difficiles pour Charley qui s’y perd, refuse, s’obstine, recherche son petit confort « comme avant ».

Un texte à digérer sur la durée

Je l’ai dit plus haut, ce roman n’a pas provoqué chez moi les ressentis que j’avais espérés – et craints. Je m’attendais à une lecture particulièrement insupportable, qui me hérisserait à chaque instant. Ca a été le cas pendant le premier tiers, puis la lassitude de la narration et des atermoiements de Charley m’ont lassée. De ce fait, je me suis un peu ennuyée pendant la seconde partie, avant de finir le bec dans l’eau avec cet excipit très ouvert. Je m’attendais à quelque chose de beaucoup plus fracassant, dérangeant, viscéralement. J’ai été gênée, dérangée, mais ça n’a pas non plus généré chez moi de malaise profond.

Le pire, je crois, c’est que « je m’y suis fait » : peut-être que dans le fond, c’est précisément ça, cette habitude à la servitude, qui peut paraître insupportable. Car j’ai très bien pu comprendre Charley dans son désir de retour au confort et dans son absence de questionnement. Je m’y suis d’ailleurs complu comme lui, finissant par donner raison aux Hoots : syndrome de Stockholm sans doute… En attendant, le roman nous pousse à nous interroger : que ferions-nous, à la place de Charley ? Serions-nous tentés de résister, de nous révolter, ou pas ?

Alors, a posteriori et quelques jours – semaines – après la lecture, je me dis que La monture est un texte qui se rumine. Il faut l’absorber et le mâcher sur la durée comme le font les vaches. Il se réfléchit davantage sur le temps long qu’il ne fait réagir sur le temps court. Selon moi, il ne génère que peu d’émotions brutes et directes dans l’instant, sauf par moments très fugaces. Il provoque au contraire un long chemin de pensée et révèle toute sa force dans cette mastication prolongée. En cela, il est davantage, pour moi, un texte philosophique qu’un roman d’action, et à prendre comme tel.

En pratique

Carol Emshwiller, La monture

Argyll, 2021

Couverture : Xavier Collette

VO : The Mount, 2002

Traduction : Patrick Dechesne

Autres avis : outre ceux de Mondes de poche et du Nocher des livres que j’ai partagés plus haut, retrouvez celui de Yuyine, qui a aimé ce roman à la fois malaisant et surprenant. Lecture perturbante pour Sabine; un roman qui a plu à L’épaule d’Orion en partie parce qu’il l’a laissé se débrouiller tout seul avec; choix de publication audacieux mais la mayo n’a pas pris pour Bob. Roman d’apprentissage intéressant, prenant et original pour Brize. Et globalement toute la blogosphère 🙂

Etrange lecture que voilà. La monture est un roman particulier, tant je me rends compte que j’ai bien plus de choses à en dire plusieurs semaines après lecture que juste après en avoir tourné la dernière page. J’ai recommencé cette chronique plusieurs fois, étant en désaccord avec ce que j’avais écrit deux jours plus tôt. Preuve qu’il fait réagir, provoque la réflexion et ne laisse pas indifférent. Un texte audacieux publié par les éditions Argyll, qui permet de mettre en lumière le travail de Carol Emshwiller, que je ne connaissais pas du tout. Pas le coup de foudre ni la lecture viscéralement dérangeante espérés, mais un texte que je suis très très contente d’avoir enfin lu.

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