Premières lignes #9 : Neuromancien

Bonjour et bon dimanche ! Voici un nouvel épisode de Premières lignes. Aujourd’hui, je vous propose l’incipit de Neuromancien, de William Gibson. Je l’ai terminé hier, et ça n’a pas été une mince affaire. L’épisode du jour sera un peu particulier, car je vous propose cet extrait dans ses deux traductions en français. Je vous souhaite une bonne lecture de ces premières lignes #9 !

4ème de couverture

 » Case est un pirate de génie dont le cerveau est directement relié à un monde de données et de programmes où il évolue comme dans le réel. Un faux-pas ? Son employeur lui endommage le système nerveux et le prive de travail. Retour en grâce avec un nouveau commanditaire. Mais à qui a-t-il réellement affaire ? Ou à quoi ? « 

Premières lignes #9 : Neuromancien

Traduction J’ai lu – Jean Bonnefoy

Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors service.

« Faudrait pas m’prendre pour un camé, entendit dire Case tandis qu’il se frayait un passage dans la foule pour gagner la porte du Tchat. C’est juste que mon organisme souffre d’une énorme carence en drogue ». C’était un accent de la Conurb et une vanne de la Conurb. Le Tchatsubo était un bar pour expatriés de profession; vous pouviez y zoner une semaine sans jamais entendre deux mots de japonais.
Ratz officiait au comptoir, avec son bras artificiel qui tressautait sur un rythme monotone pour remplir les chopes de Kirin-pression. Il vit Case et lui sourit de toutes ses dents, treillis d’acier est-européen et de caries brunâtres. Case se trouva une place près du bar, entre le bronzage improbable d’une pute à Lonny Zone et l’uniforme impeccable d’un grand marin africain dont les pommettes s’ornaient des balafres régulières de marques tribales.

— Gage était ici tout à l’heure, avec deux mignons, dit Ratz en faisant, de sa main valide, glisser une chope sur le comptoir. P’t’être que c’est à toi qu’ils en ont, Case ?
Case haussa les épaules. La fille sur sa droite lui donna un coup de coude en gloussant.
Le sourire du barman s’élargit. Sa laideur était épique. En un temps où la beauté était devenue denrée accessible, il y avait quelque chose de chevaleresque dans sa façon de la refuser. Le bras antique grinça lorsqu’il le tendit pour servir une autre chope. C’était une prothèse militaire russe, un manipulateur à sept degrés de liberté et rétroaction sensorielle, sous une enveloppe de plastique rose sale.
— On jour trop l’artiste, Herr Case, maugréa Ratz. (Le grognement lui tenait lieu de rire. Il gratta d’une pince rose le surplomb de bedaine qui saillait sous la chemise blanche). L’artiste des coups un peu rigolos.
— Ben voyons, fit Case en sirotant sa bière. Faut bien qu’y ait un p’tit rigolo dans le coin. Sûr que t’es mal barré pour ça.
Le gloussement de la pute grimpa d’une octave.
— Toi aussi, fillette. Alors tu disparais, vite fait, vu ? Zone, c’est un pote à moi.
Elle regarda Case dans les yeux tout en esquissant à peine un bruit de crachement, lèvres presque immobiles. Mais elle s’en alla.
— Bon Dieu, fit Case. Qu’est ce que c’est que ce trou à rats ? Même pas moyen de boire un verre.
— Ah, dit Ratz en épongeant avec un vieux chiffon le bois rayé. Zone prend son pourcentage, toi, je te laisse bosser ici pour amuser la galerie.
Case saisissait son verre de bière lorsque tomba l’un de ces étranges instants de silence, comme si une centaine de conversations sans rapport étaient soudain simultanément parvenues à la même pause. Le rire de la pute s’éteignit, sur une dernière note un rien hystérique.
— Un ange passe, grogna Ratz.
— Les chinois, beugla un Australien soûl. Ces putains de Chinois qu’on inventé la neuronnexion. Pour vous couper les nerfs en quatre, ils s’y entendent pour t’arranger, mec…
— Et allons donc, dit Case, en lorgnant son verre, toute son amertume remontant soudain en lui comme un flot de bile. Qu’est-ce qu’y faut pas entendre comme conneries.

Les Japonais en avaient déjà plus oublié en neurochirurgie que les Chinois n’en avaient jamais su. Les cliniques au noir de Chiba avaient beau être à la pointe de la technologie, avec des pans entiers de la technique remplacés mensuellement, elles n’avaient pas pu malgré tout réparer les dégâts qu’ils avait subis dans cet hôtel de Memphis.
Une année ici, et il rêvait toujours de cyberspace, même si l’espoir s’effaçait de soir en soir. Malgré le speed, malgré les virages et les virées, les raccourcis et les courts-jus qu’ils s’était pris dans la Cité de la nuit, il continuait de voir la matrice dans son sommeil, éclatant treillis de logique qui se dévidait à travers un vide incolore… La Conurb était bien loin, maintenant, au bout d’une sacrée trotte de l’autre côté du Pacifique, et il n’était plus un consoliste, plus un cow-boy du cyberspace. Rien qu’un pirate comme un autre, qu’essayait de faire sa pelote. Mais les rêves revenaient dans la nuit japonaise comme autant de zombies câblés, et il chialait dans son sommeil pour s’éveiller tout seul dans le noir, roulé en boule dans sa capsule dans quelque hôtel à cercueils, les mains crochées dans le matelas, la mousse pressée contre ses doigts, à essayer d’atteindre la console qui n’était pas là.

Traduction Diable Vauvert – Laurent Queyssi

Le ciel au-dessus du port avait la couleur d’une télévision allumée sur une chaîne défunte.

Case se frayait un chemin à travers la foule devant l’entrée du Chat lorsqu’il entendit quelqu’un expliquer : « Je suis pas accro. C’est juste mon corps qui souffre d’une grosse carence en drogue. »
Une voix et une blague typiques de l’Étendue. Au Chatsubo, un bar pour expatriés, on pouvait boire pendant une semaine sans jamais entendre deux mots de japonais.
Ratz bossait derrière le comptoir et sa prothèse de bras se contractait avec monotonie pour remplir des verres de Kirin à la pression. En voyant Case, il sourit et dévoila une dentition mêlant acier d’Europe de l’Est et caries marron. Case trouva une place au bar, entre le bronzage improbable d’une des putes de Lonny Zone et l’uniforme de marin immaculé d’un grand Africain aux pommettes striées de cicatrices tribales bien alignées.

« Wage est passé, tout à l’heure, avec deux joeboys, dit Ratz en poussant une bière sur le comptoir de sa main valide. Peut-être qu’il voulait te voir, Case. »
Celui-ci haussa les épaules. La fille à sa droite gloussa et lui donna un petit coup de coude.
Le sourire du barman s’élargit. Il était d’une laideur légendaire. À une époque où la beauté était abordable, s’en priver relevait d’une certaine noblesse. L’antique bras vrombit en prenant un autre verre. Il s’agissait d’une prothèse militaire russe, un manipulateur sept fonctions à rétroaction, gainé de plastique rose taché.
« T’es un vrai artiste, Herr Case. » Ratz poussa un de ces grognements qui lui servaient de rire. Il gratta le t-shirt qui recouvrait sa bedaine de sa griffe rose. « Le roi de l’embrouille.
— Ben ouais, dit Case avant de prendre une gorgée de bière. Faut bien qu’il y ait un roi, dans le coin, parce que toi… »
Le rire de la pute grimpa d’une octave.
« T’es pas mieux, cocotte. Alors, dégage, d’accord. Je suis super pote avec Zone. »
Elle regarda Case dans les yeux et siffla tout doucement entre ses dents, sans presque remuer les lèvres. Mais elle s’en alla.
« Merde, dit Case, c’est quoi ce rade ? On peut même pas boire un verre tranquille.
— Ah, dit Ratz en frottant le comptoir abîmé de son torchon. Zone me refile un pourcentage. Toi, je te laisse bosser ici parce que ça m’amuse. »

Lorsque Case s’empara de sa bière, un de ces étranges instants de silence se fit, comme si des centaines de conversations distinctes s’étaient arrêtées au même moment. Puis le gloussement de la pute, limite hystérique, retentit.
« Un ange est passé, grommela Ratz.
— Les Chinois j’te dis, brailla un Australien ivre. Ce sont ces foutus Chinois qui ont inventé la reconnexion neuronale. Quitte à se faire charcuter, autant aller là-bas. Ce sont les meilleurs, mon pote…
— Alors ça, dit Case à son verre, son amertume remontant en lui comme de la bile, c’est vraiment n’importe quoi. »

Les Japonais en avaient déjà oublié plus sur la neurochirurgie que les Chinois en avaient jamais su. Les cliniques clandestines de Chiba, à la pointe, se perfectionnaient sans cesse, mais on ne pouvait tout de même pas y soigner les ravages qu’il avait subis dans cet hôtel de Memphis.
Après un an passé ici, il rêvait encore du cyberespace, l’espoir s’amenuisant chaque nuit. Malgré tout le speed avalé, tous les trucs tentés et les raccourcis pris dans la Cité Nocturne, il voyait toujours la matrice dans son sommeil, treillis brillant de logique déployé sur un vide incolore… L’Étendue se trouvait désormais très loin au-delà du Pacifique et il n’était plus un as de l’interface, un cow-boy du cyberespace. Rien qu’un petit voyou qui essayait de s’en sortir. Mais les rêves tombaient sur la nuit japonaise comme du vaudou trépidant et il s’en languissait, pleurait dans son sommeil et se réveillait seul dans le noir, recroquevillé dans le sarcophage d’un hôtel capsule, serrant, les doigts crispés, le matelas en mousse à mémoire de forme, pour tenter d’atteindre l’interface absente.

Analyse comparée des deux traductions

Pourquoi une analyse comparée, me direz-vous ? D’autant que je ne suis pas traductrice – et mes souvenirs de versions me traumatisent encore. Tout simplement parce que je ne lis pas en VO d’une part. Et d’autre part, j’ai commencé la lecture de Neuromancien avec l’édition J’ai lu traduite par Jean Bonnefoy. Et c’était coton. Une écriture très ardue, brute, pas très enjolivée. J’ai alors ensuite enchaîné sur la seconde édition dont j’avais lu qu’elle était plus fluide et modernisait le récit.

J’ai donc jonglé entre les deux traductions. Mais j’étais persuadée, au départ, que la première reflétait davantage la pensée de l’auteur. Je me disais que l’aspect très haché et oral de la prose était plus conforme au style 80′ et à l’ambiance cyberpunk dont Neuromancien est le roman chef de file. Mais une discussion avec Cécile Guillot, éditrice du chat noir et traductrice également, m’a fait abandonner cette théorie. Car la version de Laurent Queyssi est beaucoup plus fidèle à la VO. En effet, Cécile est allée jeter un œil à la VO.

Alors l’idée ici n’est pas de s’interroger sur la pertinence des traductions par rapport à la VO. Mais simplement de se faire une idée des différences entre les textes. Et puis de se dire qu’une traduction peut jouer beaucoup, sur la perception et la compréhension que l’on peut avoir d’une œuvre. Et que peut-être, avant d’abandonner, on peut lire une autre traduction. Honnêtement, sans la trad de Laurent Queyssi, j’aurais abandonné avant le premier tiers. Avec, j’ai pu aller au bout. Sans forcément y comprendre davantage, mais au moins ça n’a pas été un calvaire. Mais ça ça fera l’objet d’une prochaine chronique ^^

Premières lignes #9 : Réflexions

Voilà un style très brut, oral. Les dialogues comportent un langage plutôt familier, des suppressions de négations, des élisions et des interjections. Malgré ce style qui ne me séduit pas du tout, le récit me plait, et dans ses deux versions.
Le style coupé, provenant d’une utilisation accrue d’asyndètes (succession de phrases sans conjonction ni coordination, créant un effet d’immédiateté dans le discours) de la 1ère traduction me semble marqué par une grande vivacité, conformément aux personnages, au lieu et à l’ambiance qui se dessine. Dans la traduction révisée, pas mal de ces absences de liens sont remplacées par des participes au présent, marquant là encore l’instantanéité et la simultanéité des actions. Là où la 1ère traduction ne fait pas dans la dentelle, renforçant l’aspect très brut et rude du récit et des personnages, la seconde apporte plus de rondeur et de fluidité dans le langage.

Dans les deux cas, on a quand même quelque chose d’assez significatif chez Gibson et que j’avais déjà remarqué dans Périphériques : c’est la volonté de l’auteur de laisser son lectorat se débrouiller. Plongée in medias res dans le roman, des dialogues un peu banals, une absence totale d’infos sur le décor et le background… Gibson pratique sur ce plan un style très minimaliste, et il appartient à son lectorat de combler les trous lui-même, avec les infos qu’il aura glanées au fil de sa lecture ou en imaginant lui-même ce que bon lui semble. Cela rend la lecture de ses œuvres pas évidente du tout, et pas adaptée pour un moment détente. Le cerveau doit être pleinement actif et entièrement branché.

Malgré tout, l’auteur ne nous laisse pas démunis non plus. En effet, il apporte un certain nombre d’images, tant des métaphores que des comparaisons, très visuelles là encore. Des rêves qui tombent « comme du vaudou trépidant », la matrice qui est un « treillis de logique », et un treillis que l’on retrouve pour caractériser la dentition de Ratz (treillis d’acier est-européen)… Des images peu communes, qui donnent un aperçu de l’ambiance justement, et qui caractérisent les personnages avec une très grande force suggestive. Comme si le langage avait lui aussi, dans cet univers, ses propres codes et sa propre existence.

Quant au fond, difficile ici de savoir à quoi s’attendre. Bien sûr, je ne peux m’empêcher de penser à Matrix, de par la matrice évoquée d’une part, et d’autre part en ramenant cette première scène à celle de la rencontre entre Neo et Trinity dans cette boîte de nuit (sans Trinity ici). Même type de lieux, même ambiance, et une similarité entre les persos (Neo//Case). Je ne serais pas du tout surprise que les sœurs Wachowski se soient inspirées de cette œuvre qui a véritablement lancé le cyberpunk et que d’autres clins d’œil se dessinent.
On a également des évocations d’un transhumanisme avec des humains augmentés, et un système bien en place de vie virtuelle informatique. Je me dis que ce texte qui date de 84 doit avoir un aspect plutôt visionnaire, et je pressens que sur le plan technologique il n’a pas du vieillir beaucoup. Le côté très dark me fait penser qu’on sera plutôt sur un récit de type dystopique, pas folichon, qui n’hésitera pas à écorcher ses personnages déjà bien déglingués. Et je sens que malgré le nombre de pages plutôt raisonnable, la lecture ne va pas être simple et la compréhension de l’intrigue encore moins 😀

Premières lignes #9 : en pratique

William Gibson, Neuromancien

Au diable Vauvert, 2020 // J’ai lu, 2001

Couvertures : Josan Gonzalez (Diable Vauvert), Jean-Michel Ponzio (J’ai lu)

VO : Neuromancer, 1984

Traductions : Laurent Queyssi pour Le diable Vauvert // Jean Bonnefoy pour J’ai lu

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses :

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N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai actualiser la liste !

Qu’avez-vous pensé de ces premières lignes #9 ? Avez-vous aimé cet incipit ? Avez-vous déjà lu ce livre, ou ces premières lignes vous ont-elles donné envie de vous y plonger ? Ou bien, au contraire, cela vous fait-il fuir ? J’ai notamment pu en discuter avec pas mal d’entre vous, et je sais que Neuromancien est un bouquin qui en a traumatisé beaucoup ! Etes-vous malgré tout tenté d’y revenir avec cette nouvelle traduction ? Je vous souhaite une très belle journée et de bonnes lectures !

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