Premières lignes #5 : La monture

Bonjour ! Dans ces premières lignes #5, je vous propose l’incipit de La monture de Carol Emshwiller. Un roman dont j’ai beaucoup entendu parler, chez Stéphane du blog Le nocher des livres, Jean-Yves du blog Mondes de poche, et chez Yuyine. D’ailleurs, c’est Yuyine qui m’a donné son exemplaire, au gré d’un nettoyage de printemps de sa bibliothèque. Je t’en remercie encore mille fois ! Je n’ai pas encore lu ce roman, mais en cherchant le bouquin dont j’allais vous présenter l’incipit, je suis tombée dessus, et en lisant ces premières lignes, je me suis dit que je n’allais pas le remettre dans la bibliothèque tout de suite…

La monture : 4ème de couverture

 » Charley est un humain, mais Charley est un animal apprivoisé.
Sur une Terre devenue leur monde d’accueil, les Hoots, des extraterrestres herbivores, ont transformé les humains en montures privilégiées. Charley, jeune garçon sélectionné pour ses mensurations et ses capacités reproductives, est destiné à devenir l’une d’entre elles ; mieux encore, il est entraîné quotidiennement car promis à un futur grand dirigeant, celui qu’il appelle Petit-Maître.
Cependant, sa rencontre avec Heron, son père libre et réfugié dans les montagnes, va chambouler son être, ses certitudes, et sa destinée.

La Monture met brillamment en scène un jeune garçon formaté par une vie d’endoctrinement et interroge les relations de maître à esclave, d’animal à être pensant.
Née dans le Michigan en 1921 d’une mère au sens de l’humour acéré et d’un père professeur de linguistique, Carol Emshwiller se considère comme une féministe qui s’intéresse à la perception que les femmes ont des hommes – elle a ainsi beaucoup écrit sur eux.
Lauréate du prix Philip K. Dick, cette fable n’est pas sans rappeler par son acuité La ferme des animaux d’Orwell et nous révèle les failles des prisons dorées construites par tous ceux qui décident, un jour, de contrôler nos vies ».

La monture : Premières lignes

Nous ne sommes pas contre vous, nous sommes avec vous. En fait, nous sommes bâtis pour vous, tout comme vous êtes bâtis pour nous, afin que nos faibles petites jambes puissent pendre sur votre poitrine et nos queues sur votre dos. Exactement comme vous portez si souvent votre propre progéniture quand elle est petite et faible. C’est une joie. Semblable à une promenade avec sa mère.
Vous serez libres. Vous aurez un lit. Vous aurez un robinet et une étagère. Nous vous complimenterons si vous faites les choses assez vite et si vous ne faites pas les difficiles. Nous masserons vos jambes et nettoierons vos pieds, à vous, à tous les Sams et à toutes les Sues, et vous, les Sams, vous avez intérêt à bien vous tenir.
Vous nous appelez toujours extraterrestres, bien que nous habitions votre monde depuis des générations. D’ailleurs, pourquoi appeler étrangers ceux-là même qui vous ont apporté la santé et le bonheur ? Regardez comme nous nous complétons, vous et nous. Comme si nous étions faits l’un pour l’autre alors que nous provenons de mondes éloignés.
Nous avons apparié les gros avec les gros, les minces avec les minces, les nains avec les nains. Vous-même aviez déjà l’habitude de faire cela avant notre arrivée. En ce qui concerne la peau, nous aimons une couleur tirant vers le rouge. Les Taches de rousseurs sont pour nous de troisième ordre.
Votre race est celle des Seattle. Nous espérons vous trouver rapidement d’autres Seattle avec qui vous accoupler.
Vos petits resteront avec leurs mères jusqu’à ce qu’ils soient sevrés. Nous les câlinerons sans cesse afin qu’ils nous aiment. Quatre mois, c’est la période cruciale du conditionnement pour vous, les prédateurs. Et vos petits nous aiment. Vous nous aimez tous. Nous sommes ceux qui distribuons les récompenses. Les lanières de cuir vous aideront à rester alignés et nous aideront à nous asseoir. Il y aura parfois des éperons attachés à nos orteils. Les utiliserons-nous, quand et comment ? La réponse à ces questions dépend, bien sûr, de vous.
Vous êtes le réceptacle de notre générosité, de notre richesse et de notre savoir, de notre intelligence et du produit de nos champs. Sans nous, vous n’existeriez pas. Souvenez-vous-en. Il est vrai qu’une poignée d’entre vous survit dans les montagnes. Mais nous ne nous soucions pas des montagnes. Que peut-on faire pousser dans les montagnes qui ne pousserait mieux dans les vallées ? Que peut-on y construire ? Il n’y a nul besoin pour vous ni pour aucun d’entre vous d’apprendre à compter. Et lire, pour quoi faire ? Nous vous aimons bien musclés. La lecture n’endurcit pas les muscles. Nous préférons que vous vous ébattiez au manège.
Ma progéniture sera satisfaite de vous. Ils reconnaissent déjà les bonnes lignées : inclinaison des épaules, hauteur de la poitrine, taille fine, surtout chez vos femelles. Et, le plus important, des jambes robustes. Les jambes, c’est ce qu’on nous apprend à regarder en premier. Les mains viennent après. Comparées aux nôtres, vos mains sont si petites et si faibles. Enfin, il y a le regard dans les yeux. Vous devez avoir l’œil aimable. Bien des choses dépendent d’un tel savoir, sinon le danger serait plus grand que ce qu’il est déjà.
Nos jeunes vous adorent. Ils adorent même vos sangles et vos boucles. Ils gardent vos photos au-dessus de l’endroit où ils se pelotonnent. Ils accrochent vos chaussures usées au-dessus de leurs portes. Ils vous réservent des pommes qu’ils vous donnent à manger, morceau par morceau, ainsi que des fraises et du chocolat.
Lorsque nous avançons sur vos épaules, tête contre tête (si tendrement !), joue contre joue, nos chapeaux de soleil vous protègent aussi, tout comme nos chapeaux de pluie. Certains d’entre nous chuchotent à votre oreille leurs secrets les plus intimes.

***

Je pourrais me servir d’aiguillons et de bâtons, mais je crois qu’il est préférable d’expliquer les choses. Même à vous, bien que vous soyez des enfants. Je crois qu’il vaut mieux que vous compreniez, au moins en partie. Vous ne comprendrez jamais entièrement, mais vous devez nous faire confiance, nous avons toujours nos raisons.
Et ainsi dis-je : « Demain, je vous attacherai en cercle. Vous serez sanglés pour le voyage dès que votre fougue sera épuisée. » Nous préférons qu’il ne subsiste en vous ni volonté de vous battre ni idées.
Il y a des raisons à tout cela – tout cela depuis le début, je veux dire, et elles expliquent comment nous sommes arrivés au sommet. Tout d’abord, bien sûr, il y a le fait que nous vous sommes supérieurs à tous égards. Vous devriez être heureux de nous servir. Et nous pouvons dire si vous ne l’êtes pas. Nous avons étudié les diagrammes des expressions de votre visage. Nous pouvons déchiffrer votre front et vos lèvres, les
rides autour de vos yeux. D’ailleurs, ne louchez pas. C’est inesthétique.
Vous avez une bonne vie ici. Et, surtout, vous êtes libres dans vos étals pendant une bonne partie de la journée. Vous pouvez vous reposer et récupérer. Si vous avez un livre, et si vous savez comment faire, vous pouvez lire.
C’est un cas de proie prenant le pas sur le prédateur. Vous devez l’admettre, ce n’est que justice. Puisque nous sommes des proies, nous pouvons voir, pourriez-vous dire, dans les coins, bien que ce ne soit pas exact. Simplement, nous voyons derrière nous aussi bien que devant. Nous savons quand un insecte se déplace dans un buisson.
L’heure est venue de faire preuve de la volonté qui est en vous, puisque vous avez été élevés pour cela. Nous comptons sur vous pour franchir sans hésitation tout ce qui doit être franchi. Essayez d’être élégant pendant que vous le faites. Avancez et ne regardez pas sur les côtés. Voir, c’est notre travail à nous. Si un danger se cache, nous vous ferons savoir quand prendre garde, quand sauter en arrière, quand faire demi-tour et
courir. Nos sens sont plus aiguisés que les vôtres et notre jugement meilleur. Une petite chatouille sur l’oreille… vous pourriez décider que c’est le signal. Le choix vous appartient, bien sûr. Vous êtes libres. Après notre voyage, nous vous donnerons un bon massage et beaucoup de petites tapes. (Nous aimons les caresses – cela nous rappelle les léchages de nos ancêtres – mais vous préférez les petites tapes, alors, ne pensant
qu’à vous, nous allons tapoter.)
Et ainsi nous entrerons dans la forêt. Ceux de votre espèce qui pourraient s’y cacher sont peu nombreux et ne devraient pas poser de problème.
Déjà mon cœur est avec votre cœur. Nous sommes deux et ne formons qu’un, des compagnons sur le point de faire une excursion. Sûrement autant de plaisir pour vous que pour moi.
Le sens de la vie, oui, oui, et des papillons. Pour vous, ce sont deux questions distinctes. Pour nous, c’est la même.

***


« Réveille-toi. C’est l’heure. À genoux. Ce sac n’est pas lourd. Tu le remarqueras à peine. Tourne-toi sur le côté, que je puisse monter. Sur le côté, te dis-je. Sur le côté, sur le côté, sur le côté ! »
Et voici la forêt. Admire les arbres. Ami sûr de son pied. Le sol est inégal. Mon sens de l’équilibre t’aidera à tenir bon. Quand suis-je déjà tombée, même montée sur les plus jeunes d’entre vous ? Et toi, tu es au faîte de ta force.
Oh, quelle journée ! Une montagne serait suffisante, mais il y en a beaucoup. Une douzaine de fleurs, une douzaine de papillons, c’est tout ce que je demande, mais il y en a plusieurs douzaines. Et toi, qui te balances avec tant de vivacité, comme si c’était la première fois.
Fais-moi confiance, je nous conduirai vers une prairie heureuse où coule un ruisseau. Là, je te donnerai une récompense. « As-tu ton peigne ? Mon espèce voit de tous les côtés et pourrait être n’importe où. Je veux que tu sois beau. »
Les conséquences sociales de ce voyage doivent être prises en considération. Il faut tenir compte du chaos qui peut survenir par inadvertance, par exemple si nous en rencontrons – des membres de ton espèce. Si nous en voyons, nous serons contraints de les rassembler et de les emmener, par pure bonté d’âme et pour leur propre sécurité. (C’est la raison d’être de ce bâton.) La forêt est cruelle et dangereuse, et on n’y trouve aucun service médical. C’est un miracle que vous y surviviez. Enfin, le peu d’entre vous qui y arrive. J’ai entendu dire que vous y subsistiez de glands et de racines de sceaux de Salomon.
Alors, « En avant ! En avant ! En avant ! »
Avançons.
Trotte et trotte encore, et moi, par le mouvement du pas… moi, j’ai l’impression de retourner dans le ventre de ma mère, comme j’aimais le faire quand j’étais jeune. À cette époque, n’importe quel ventre faisait l’affaire. Bercée dans un demi-sommeil, un demi-rêve de mères. Nous suivons un chemin pavé en direction d’une montagne, mais nous tournons avant d’y arriver.
Tapoter ton épaule. « Brave garçon. » Les compliments sont préférables aux punitions.
« N’aie pas peur de la rivière. Je connais cette rivière. Quelqu’un comme toi peut la traverser facilement. Tu es grand et lourd. C’est pour ça que je t’ai choisi. Ta tête restera au-dessus de l’eau. Tu peux vérifier. Même mes orteils resteront au sec. Tu peux vérifier. » « Traverse la rivière, ébroue-toi. Peigne tes cheveux. N’est-ce pas vivifiant ? »

***


« Avance, avance, avance encore. Genoux levés. Tête haute. Des points en moins si tu t’affaisses. J’ai une idée pour te mettre en valeur. » Je serais particulièrement admirée si tu faisais de grands pas sautés et si tes cheveux étaient relevés et lissés. « Vers le haut et vers l’extérieur, la poitrine aussi. Menton rentré. »
Le matin est si doux que je vais le chanter, et je chanterai aussi l’amour. « La, la, la, l’amour. Lee, la, la, l’amour. » Et je te chanterai aussi, mon solide destrier. Nous ne sommes pas ensemble depuis longtemps, mais tu sauras ainsi combien je t’aime.
Continue. Le travail de ce monde est toujours accompli par des créatures trop fatiguées pour le faire.
« Sautons par-dessus ce tronc. » Je vais me pencher en avant pour t’aider. « Merveilleux, merveilleux. » (Tap, tap, tap.) Tout est bien : et le monde, et la façon dont il fonctionne. « Sois heureux. »

Premières lignes #5 : brèves réflexions

« Nous ne sommes pas contre vous, nous sommes avec vous ». Voilà comment en une seule phrase nous sommes tout de suite invités dans ce roman. Le narrateur présente un système en place. En effet, il s’englobe dans un « nous », et s’adresse à un narrataire multiple, une entité (un « vous »). Dont nous sommes, lecteur, une part. L’autrice pose très rapidement le plateau et les pions du jeu.

Et très vite, on comprend qu’on n’a pas du tout une position confortable. Une monture au service d’une espèce autre. Un animal de compagnie doublé d’un esclave. L’autrice propose un renversement de point de vue et de valeurs dont on pressent qu’il ne sera pas agréable pour nous, humains. La lecture de ce roman promet d’être particulièrement marquante et dérangeante.

Autre point qui m’intéresse : la narration. Le texte se présente comme une sorte de discours introductif. Dans un mélange de temps, c’est une vérité générale qui se déroule ici, immuable. Puis vient un dialogue mais à sens unique. Pas vraiment un monologue, car le narrateur s’adresse à sa monture qui se tait. Les phrases sont courtes, simple : sujet-verbe-complément, comme adressées à un petit enfant. Des ordres juxtaposés, principalement, entrecoupés de commentaires et de réflexions qui semblent beaucoup amuser notre narrateur. Il y a quelque chose de cocasse et de faussement gentillet qui se dégage de ces premières lignes. Les répétitions de mots, les onomatopées, les petits chants… accroissent ce sentiment. Parfois, le récit ressemble à une comptine.

Personnellement, je reste sur mes gardes, car je sais que les comptines sont cruelles. Je pressens d’ailleurs que cette apparente légèreté masque une horreur qui va me hérisser. Je suis quasiment certaine que l’autrice ne va pas se contenter de renverser le point de vue pour nous faire prendre conscience de notre position d’espèce dominante. Au contraire, je suis persuadée qu’elle va proposer quelque chose de plus dérangeant encore. Bref, voilà des premières lignes très prometteuses, qui font déjà surgir énormément de réflexions et d’émotions ambivalentes !

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses :

Lady Butterfly & Co
Cœur d’encre
Ladiescolocblog
À vos crimes
Ju lit les mots
Voyages de K
Les paravers de Millina
4e de couverture
Les livres de Rose
Ma lecturothèque
Mots et pelotes
Miss Biblio Addict !!
La magie des livres
Elo Dit

N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai actualiser la liste !

En pratique

Carol Emshwiller, La monture

Argyll, 2021

Couverture : Xavier Collette

VO : The Mount, 2002

Traduction : Patrick Dechesne

Prix Philip K. Dick en 2003

 

Qu’avez-vous pensé de ces premières lignes ? Est-ce que La monture est un roman qui vous tente ? Que vous avez déjà lu ? Lire cet incipit vous rappelle-t-il votre lecture ? Quels sentiments vous reviennent ? J’espère que ce rendez-vous vous a plu, donné envie de découvrir ce titre, je vous souhaite un très bon dimanche et de bonnes lectures !

3 commentaires sur “Premières lignes #5 : La monture

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    1. ah ben je verrai ce qu’il en est de mon côté, parce qu’en lisant ces premières lignes, j’ai lu plusieurs pages et j’étais complètement happée ! Je vais le lire dans pas longtemps je pense.

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