La maison aux mille étages est le premier livre que je lis de la nouvelle collection dédiée à l’Imaginaire chez Hachette, le Rayon Imaginaire. « Ouvrir et faire aimer l’Imaginaire à tous ceux qui ne savent pas qu’ils ont l’adorer », « Nourrir les amateurs du genre en proposant les meilleurs voix d’aujourd’hui et d’hier » : voici la ligne édito de cette nouvelle collection qui veut séduire un lectorat plus large, certainement la raison pour laquelle les couvertures sont très sobres. La maison aux mille étages est un roman de 1929 écrit par Jan Weiss, écrivain tchécoslovaque. C’est son seul roman traduit en français.
Synopsis
« Une tour de mille étages où l’humanité est enfermée. Un homme s’y réveille, seul, amnésique, invisible, hanté par des images insoutenables de salles obscures, remplies de corps décharnés enchaînés les uns aux autres.
Qui est-il ? Quelle est sa mission ? »
Un roman théâtral
Une scène théâtrale gigantesque
A l’instar de La maison des feuilles, La maison aux mille étages est également un sacré casse-tête. Evidemment, avec 1 000 étages, ça rend le repérage un peu complexe dans l’espace. Le début s’ouvre sur des étages muets, sans portes ni fenêtres, et très vite, au gré des montées et descentes paniquées par notre bonhomme, on ne sait déjà plus où on se trouve.
Le schmilblick se corse quand, par des moyens très théâtraux (ah tiens, un truc qui s’enfonce, oh tiens, un truc qui bouge, ah mais ça c’était pas là tout à l’heure, oh ça alors, une porte !), les étages s’avèrent être des rues. Une multitude de rues qui dessinent une ville à grande échelle, et qui vont même au-delà puisqu’il est question d’univers et de planètes. Plus on monte dans les étages, plus la population s’appauvrit. Plus on descend, plus c’est clinquant.
Alors on se balade d’étage en étage, sans vraiment comprendre la logique de ces pérégrinations, ni bien saisir où on se trouve, d’autant que là encore des moyens très théâtraux permettent de rejoindre plusieurs endroits. On dirait une scène baroque, bourrée de trucs et de machineries pour abaisser ceci, élever cela, faire disparaître ci, décaler ça.
C’est certes labyrinthique, mais on s’amuse un peu à parcourir ces endroits, d’autant que c’est très visuel. La mise en page très graphique permet de rendre vivants ces lieux, à coups de réclames, enseignes et messages muraux retranscrits dans leur forme visuelle. C’est d’abord un roman qui se regarde.
Une mise en scène théâtrale
Cet aspect théâtral, je l’ai également retrouvé dans la narration. Les chapitres sont très courts, et chacun fonctionnent comme une mini scène.
En effet, la fin d’un chapitre se clôt sur la sortie d’un ou plusieurs personnages, l’ouverture d’une porte, la découverte d’une autre pièce ou d’une autre rue. Alors, le chapitre suivant embraye sur ce nouveau décor, qui est d’ailleurs présenté de manière très succincte au présent, comme une indication scénique :
« Un déferlement de lumière inonde une salle rouge à la parfaite forme conique. Au centre, une table ronde, sur laquelle une figurine de ballerine en ivoire fait ses pointes » (p 137).
Apparaissent alors de nouveaux personnages, qui souvent, nous offrent un monologue complètement absurde, puis notre bonhomme, Petr Brok, s’en va fouiner ailleurs. Sa sortie clôt la scène et le chapitre, et hop, on enchaîne sur la scène suivante.
De ce fait, ça défile, et on a vraiment l’impression d’assister à une représentation théâtrale, où personnages se succèdent au gré des changements de décors scéniques. Le rythme est assez soutenu, pas le temps de s’ennuyer, c’est aussi divertissant, a priori, qu’une bonne comédie, l’illusion est parfaite.
De quoi parle ce roman ?
Ah, là on entre dans les choses sérieuses. Et je regrette, d’ailleurs, que le texte n’ait pas été accompagné d’un petit appareil critique, ne serait-ce qu’une postface. L’ancienne édition de 1967 (Marabout) contenait une préface de Jiri Hajek, qui donnait quelques éléments de contextualisation et d’analyse pour appréhender ce texte très particulier. Là, c’est le texte brut, sans rien. Personnellement, je trouve ça un peu léger et fort dommage pour un texte comme ça.
Bref, ça c’est dit, passons maintenant à ce que j’ai cru comprendre – interprété. Parce qu’il s’agit de ça : La maison aux mille étages est un texte assez cryptique.
Quelques éléments d’intrigue
Notre bonhomme, qui s’appelle Petr Brok, se réveille au cœur de cette maison aux mille étages. Il comprend rapidement, au gré de ses rencontres et échanges avec toute une tripotée de personnages, que cette baraque est malsaine.
D’abord, parce que ce n’est pas juste une maison, mais comme on l’a vu, un labyrinthe qui bouge sans cesse, aux dimensions beaucoup plus faramineuses qu’une maison, tant verticalement qu’horizontalement.
Ensuite, les personnages semblent tous entichés d’un dieu local, Muller, qui est à l’origine de Mullerdome, cette maison. Une création entre enfer et paradis, qui a poussé à son maximum le culte de la personnalité, le contrôle des esprits, la voix unique. Autrement dit, cette maison est un huis-clos dirigé par un dictateur en puissance, qui a fait de sa création un univers totalitaire.
Notre homme ne semble pas être un lâche, et va donc tout faire pour rencontrer Muller et le renverser. On a des échos à des luttes sociales, des révoltes populaires, des résistances plus musclées, mais aussi à des répressions sanglantes (il y a un crematorium tout en haut de cette maison, et ailleurs sont évoqués aussi dans le roman des sortes de camps de travail) et à un contrôle des individus particulièrement glaçant (une sorte de Big Brother is watching you en avance).
Sur son chemin, Petr Brok (qui est invisible, c’est pratique) va rencontrer plein de personnages, notamment une princesse qu’il va vouloir également sauver de sa condition. Bref, celapourrait ressembler à un roman d’aventures, d’autant que les péripéties s’enchaînent et reculent l’échéance de la rencontre avec le grand méchant dont on n’entend que la voix et ne voit que l’œil partout.
Des traces de réalité, passée et à venir
La 4ème de couverture indique que la société reconstituée ici est un aperçu visionnaire de l’Histoire. En effet, tout ce que j’ai décrit brièvement plus haut ressemble certes à un cauchemar dystopique, mais s’avère particulièrement juste…
Si on ne sait absolument pas où on est ni quand on est dans ce roman (tant les temps se mélangent en plus), l’auteur intègre par moments des petits indices. Il fait notamment référence plusieurs fois au krach boursier de 1929, et on sent bien aussi que la vision des camps décrite dans le roman est clairement une retranscription de l’enfer que l’auteur a vécu dans les camps sibériens pendant la 1ère guerre mondiale.
Il y a alors un décalage assez fort entre l’intrigue qui tient en deux lignes, et ce qui se déroule réellement dans ce roman. Déjà, parce que Brok avance, mais recule en même temps. C’est à dire que ses avancées l’amènent à se perdre davantage dans des rencontres abracadabrantesques, dans des endroits improbables. D’ailleurs, c’est un peu difficile de le suivre, de comprendre où il va, ce qu’il fabrique… bref, de rester dans du concret, du palpable et du vraisemblable. Et alors, quand dans ce fatras se mêlent des fulgurances d’Histoire et des visions de futur… difficile de garder le cap et de saisir pleinement ce qui est en jeu ici.
Un texte surréaliste ?
Ecriture automatique
L’auteur était proche des surréalistes, et cela se ressent très clairement dans le roman. Qui semble rédigé par écriture automatique. En effet, les phrases en elles-mêmes, on les saisit. Mais les unes à la suite des autres, c’est complètement incongru. J’ai eu l’impression de lire un poème de Desnos ou la prose de quelqu’un qui a snifé un rail de coke avant d’écrire (d’ailleurs, les drogues sont très présentes dans le roman).
Je vous laisse en juger par vous-même :
« Et c’est à cette époque – piou-piou-piou-piou -, au dernier moment, tandis que Muller était déjà au bord de la faillite, c’est à cette époque que j’ai commencé à soigner le vieux Galio pour ses rhumatismes. Co-co-co-co. un soir – je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui -, ses douleurs articulaires s’étaient calmées et il était d’humeur printanière.
Je lui demandais combien d’étoiles il avait déjà vendues à Muller et combien il lui en restait encore.
« Autant que j’en avais au début. Si je Lui vendais chaque jour un million d’étoiles, Muller devrait vivre encore un million d’années pour en avoir ne serait-ce que le millionième ».
Mêêêê !
Et cette même nuit, quand le vieux Galio a été endormi, je lui ai injecté trois gouttes de Kawai sous la peau. Piou-piou-piou ! Au matin , Galio a bondi : « Un crayon ! – Du papier ! Combien j’ai d’argent ? » Il a écrit un neuf et ajouté des zéros… Miaou ! Il a empli dix feuilles de zéros le premier jour. Et depuis, son cerveau est devenu une machine à faire des zéros. Toutes se pensées sont devenues des zéros Miaou ! »
Une lecture à double sens
Le surréalisme, il est dans la narration, donc, et dans les décors, évanescents, changeants, comme Les montres molles de Dali. Ca clignote, ça disparait, ça change de forme, ça s’illumine… La plume de l’auteur est pareille, imagée; allégorique. Il y a une beauté poétique dans cette prose, qui rend la lecture fort belle, mais difficile aussi. Sans nulle doute, derrière ce déluge verbal complètement fumesque se trouvent sans doute des évocations de choses et d’autres, que je ne suis cependant pas parvenue à toujours décoder. C’est une vraie lecture à double sens qu’il faut déchiffrer.
En témoigne ce fort beau passage très sensoriel où Petr se retrouve dans des ténèbres blanches, assailli par des parfums de toutes sortes. Les premières effluves lui évoquent un joli locus amoenus, fleuri, paisible, moussu. Puis, peu à peu, les odeurs changent… :
« Les senteurs se succèdent rapidement.
L’odeur forte d’une locomotive lancée à toute allure et de la suie.
La puanteur de wagons ouverts : six chevaux, trente hommes…
Une atmosphère meurtrière de saleté, de gnôle, de pieds qui puent et de latrines.
Loin.
La terre franchement retournée.
La poudre des fusils.
Ma fumée des lieux brûlés.
Le sang.
La putréfaction des détritus, des conserves, des plaies suppurantes, le phénol, une puanteur de punaise écrasée, la décomposition et la fermentation des chairs, les noires purulences des membres mutilés sous les bandages sales
Au plafond, empeste une lampe à pétrole jaune…
Petr Brok bondit. Ceci est mon passé ! Ce sont mes souvenirs perdus ! »
Le roman laisse donc chacun interpréter les choses à sa sauce, mais le final du roman, dont la chute est particulièrement déroutante, apporte un éclairage intéressant.
Entre rêve et réalité
Et le surréalisme se situe enfin, dans les thématiques. Le rêve est indissociable du récit, tant il se confond avec « la réalité ». Difficile de deviner où il commence, et où il se termine… Il s’associe toujours au cauchemar, avec des images fixes, aveuglantes, douloureuses, seuls phares de ce roman.
Difficile de dire, alors, où est la réalité, où elle commence, et où se situe le rêve. Il y a un subtil mélange entre les deux, que ce soit dans le roman même ou entre celui-ci et la vie de l’auteur. La maison aux mille étages pourrait alors se lire comme une sorte de témoignage parallèle de ce qu’a vécu l’auteur dans les camps, ou un rêve prémonitoire, ou les deux… Ou rien de tout cela ? Le roman joue alors avec les frontières du genre romanesque qu’il aime brouiller, sans pour autant les dépasser : jusqu’aux dernières lignes, le roman aime nous perdre, comme ses personnages.
En pratique
Jan Weiss, La maison aux mille étages
Hachette Heroes, Le rayon imaginaire, 2022
VO : Dum o tisici patrech, 1929
Traduction : Eurydice Antolin
Couverture : Pauline Ortlieb
Autres avis : L’épaule d’Orion a apprécié cette « hallucination fiévreuse » avec des échos à la Fritz Lang. En revanche, Amanda n’a pas été séduite par ce roman aux accents trop surréalistes.
La maison aux mille étages est un roman de science-fiction publié en 1929. Par bien des aspects, ce roman de Jan Weiss, considéré comme le père de la SF en Tchécoslovaquie, déroute. Entre réalisme, vraisemblance et surréalisme, il oscille, joue avec les codes du genre romanesque. Tantôt, il offre des pages de prose poétique surréaliste, semblant sans queue ni tête, tantôt l’auteur évoque avec un œil vif des événements terrifiants qui nous parlent, comme s’il avait un don prémonitoire… Ce roman est un labyrinthe à plusieurs titres, et comme tous les ouvrages de ce type, il offre une expérience de lecture assez active, remue-méninges et intéressante, que je ne peux que vous recommander de tenter… !
Depuis ma découverte de cette collection avec son roman Le temps des Sorcières, j’avoue lorgné sur chaque parution mais du fait de leurs prix assez élevés, j’attends d’être certain de trouver chaussure à mon pied.
Malheureusement, je ne pense pas que celui-ci soit fait pour moi tant ta juste et pertinente analyse démontre qu’avec cette œuvre également, il faut être prêt à s’investir pleinement et sciemment dans sa lecture pour en découvrir tous les aspects. Comme tu le sais, je suis bien plus susceptible aux émotions à vif que celles à aller chercher.
Néanmoins, je suis content de voir que La Maison aux milles étages semble t’avoir convaincu et embarqué sur son passage même si je regarde toujours La Maison dans laquelle dans un coin de ma tête pour tenter l’exercice à mon tour.
Les deux bouquins d’Alix Harrow sont dans ma wishlist, c’est sûr que je les lis cette année ! Mais je te comprends, ils ne sont pas donnés 😐 C’est vraiment pas le genre de bouquins qui me feraient faire un achat compulsif. Plutôt comme toi, réfléchi, pesé et soupesé.
Et je pense en effet que tu peux passer ton chemin sur celui-ci, c’est comme tu le dis un investissement… et pas toujours récompensé par des émotions et de la compréhension claire !
La maison dans laquelle à mon sens est beaucoup plus porteur en émotions et attachement pour les personnages. S’il y a une maison à tenter, c’est celle-ci (en tout cas, sur celles que j’ai lues !)
J’ai eu deux excellentes expériences avec des titres modernes de la collection (« Les Dix mille portes de January » et « Analog/Virtuel »), donc je pars avec un à-priori positif. Mais le mot « expérience » semble bien mieux associé à ce livre-là. J’étais assez intrigué par ton début de billet, mais c’est peut-être un peu trop surréaliste pour moi, j’ai peur de me lasser sur le moyen/long terme. Je crois que je vais plutôt rester du versant moderne de la force finalement. ^^’
Les dix mille portes de January c’est sur mes tablettes, il est fait pour moi celui-là. Je me souviens que tu avais parlé d’Analog récemment et que tu avais bcp aimé.
L’avantage de cette maison, c’est que ça se lit vite; pas bcp de pages, bcp de blancs… Mais oui, à la longue de l’écriture automatique à toutes les pages, bon. Parfois on saisit un truc, mais est-ce que c’est ça ? parfois rien du tout…
Le versant moderne de la force a pas mal de choses intrigantes, tu devrais y trouver ton compte (tu as vu qu’il y a un bouquin de Duchovny qui vient de sortir dans la collection ? je savais même pas qu’il écrivait ! Par contre le pitch ne me tente pas du tout…).
Y’a un petit jeu sur l’écriture aussi dans « Les dix mille (…) », mais il fait sens et est compréhensible lui, tu devrais bien plus te régaler. (🤞)
Non, je n’avais pas vu, c’est surprenant. =O Le pitch me fait surtout penser à « American Gods » de Neil Gaiman, et j’ai peur qu’il ait du mal à tenir la comparaison. Mais bon, qui sait, peut-être que je le tenterai quand même.
C’est ce que j’avais cru comprendre pour les portes, en effet. Il correspond typiquement à ce que j’aime bien trouver dans les bouquins, j’espère que la rencontre sera positive.
C’est clair qu’un combat Duchovny-Gaiman, je ne mise pas sur le premier… (mais je peux me tromper !).
Sublime chronique ! Malheureusement le surréalisme et moi, on n’est pas copains mais tu m’as presque donné envie de le lire 😁 (même si je sais que je ne le ferais pas ça reste un exploit 😆)
Merci !
Ah oui, alors si vous ne vous entendez pas, ne tente même pas 😀 ça pourrait te faire sourire ou t’intriguer cinq minutes, mais je pense que ça finirait par te lasser; peut-être trouverais-tu que le message de fond, visionnaire et dystopique, est noyé (ce qui a été mon impression par moment, tant c’est flou tout de même).
Très bon billet, malgré un article éclatant, j’avoue une réticence de ma part quant à la construction du texte, j’ai une large préférence pour la fluidité et la musicalité de notre belle langue, dans la veine d’un Victor Hugo.
Merci pour ton retour ! Il y a de la musicalité dans ce texte, mais, heu, différente on va dire 😀 mais je vois ce que tu veux dire, d’autant qu’on est sur de la traduction, le rapport à la langue n’est pas du tout pareil.
En revanche, question fluidité – oui là il n’y en a pas (ou alors là encore c’est d’un tout autre type !), tant dans la construction que dans la langue. Effectivement, tu ne trouveras pas ton bonheur dans ce roman, je pense.
Bon celui-ci n’est pas pour moi malgré les thèmes intéressants, l’extrait me suffit pour voir que ça ne matchera pas niveau écriture.
c’est pour ça que j’ai mis des extraits, il n’y a rien de mieux pour se faire une idée… c’est très particulier, je te l’accorde !
Pas forcément mon truc ces livres labyrinthiques/weird mais pour la découverte d’un livre de 1929 et de l’auteur, je suis tout de même curieuse.
L’avantage, c’est qu’il est assez rapide à lire. Disons que ça vaut le détour, ça reste un roman très avant-gardiste sur pas mal de plans je trouve. Qu’on aime ou pas (je ne sais pas encore si j’ai adoré ma lecture au-delà de toutes les qualités que je trouve au roman), c’est une lecture très marquante.