Tzvetan Todorov – Introduction à la littérature fantastique

Fantastique, une étiquette marketing apposée à tort et à travers sur tout ce qui a un pied en dehors du réel. Nombreux sont les bouquins étiquetés « fantastique » parce qu’ils contiennent un vampire, un dragon et un peu d’angoisse. Mais c’est inexact, car le fantastique répond à une logique, une structure et des thématiques bien précises. J’ai souvent parlé de Todorov sur ce blog, je vous présente désormais son ouvrage sur le sujet, Introduction à la littérature fantastique.

4e de couverture

Potocki, Nerval, Gautier, Villiers de l’Isle-Adam : Tzvetan Todorov nous introduit d’abord au plaisir de les relire en nous enseignant à construire les limites d’un genre : dans l’hésitation non résolue du lecteur entre le naturalisme de l’étrange et le surnaturel du merveilleux. Puis il nous conduit au repérage de deux grands groupes de récits fantastiques que commandent respectivement le rapport du personnage au monde et son rapport à autrui : ce n’est pas dans un attirail thématique, mais dans un réseau sous-jacent que s’organise le fantastique. Ainsi comprend-on que le fantastique soit du XIXe siècle très précisément.

Contexte de l’ouvrage

Introduction à la littérature fantastique parait en 1970. A ce moment-là, cela fait plus de 60 ans que les théories littéraires bousculent le regard porté sur la littérature. Linguistique, sémiologie, structuralisme, formalisme, déconstruction… Toutes ces théories ont pour but de théoriser le fait littéraire, de repenser celui-ci. J’en avais un peu parlé avec l’ouvrage de Samuel Baudry, D’où vient la critique littéraire ?

Todorov s’inscrit dans cette dynamique et cet héritage. Il est docteur en psychologie, critique, essayiste et sémiologue. Il a fait toute sa carrière au CNRS, et a notamment traduit les formalistes russes, une école de linguistes qui ont repensé la théorie littéraire en utilisant des outils nouveaux, et qui ont énormément influencé les travaux des sémiologues ensuite. Ce courant de pensée s’étale entre 1914 et 1930, et on peut notamment citer Vladimir Propp (Morphologie du conte) et Roman Jakobson (dont les 6 fonctions du langage sont au cœur du l’excellent et désopilant roman La septième fonction du langage de Laurent Binet, que je vous recommande chaudement).

La même année, il crée la revue Poétique avec Gérard Genette. D’ailleurs, la première édition de ce texte a paru dans cette collection. Todorov a énormément contribué au développement de la fonction poétique du langage, fondée sur la narratologie, la sémiologie et la linguistique.

Dans la lignée de Propp, Todorov ici tente de classifier des œuvres individuelles dans une structure générique. Propp avec le conte, Todorov ici avec le fantastique. Plusieurs théorisations ont été élaborées par le passé sur les thématiques du fantastique, d’ailleurs citées par Todorov puis écartées.

Structuration de l’ouvrage

Sommaire

10 chapitres :

  • Les genres littéraires. Car il n’y a pas de discussion sur le fait littéraire sans parler de genre. Car selon Todorov, il existe des genres, et on ne peut pas en faire abstraction. On ne peut pas faire comme si une œuvre n’entretenait pas de liens avec d’autres œuvres existantes, ni des similarités.
  • Définition du fantastique
  • L’étrange et le merveilleux
  • La poésie et l’allégorie : ce chapitre et le précédent sont des bornes au genre fantastique.
  • Le discours fantastique
  • Les thèmes du fantastique : introduction
  • Les thèmes du « je »
  • Les thèmes du « tu »
  • Les thèmes du fantastique : conclusion. Drôle de structuration sur ces thèmes du fantastique, qui donne l’impression de lire un essai dans l’essai.
  • Littérature et fantastique. Ce chapitre est un peu la conclusion de l’ouvrage.

La forme du propos

L’ouvrage fait 184 pages et contient une bibliographie contenant toutes les œuvres mentionnées.

Le texte ne présente aucune difficulté de compréhension. Todorov se fait plutôt pédagogue, n’utilise pas de jargon insupportable. Surtout, le raisonnement suit un cheminement bourré de cailloux partout : dans les chapeaux des chapitres, puis dans le corps du texte ensuite, en résumé enfin, à la fin de chaque grand point étudié. Il propose également une étude pointue des œuvres qu’il mentionne, n’hésitant pas à les résumer, à citer des passages entiers, puis à les interpréter pour inclure ces exemples dans sa démonstration.

Car c’est de ça qu’il s’agit : une démonstration, déroulée avec une rigueur scientifique. Hypothèses, observations, étude des différents paramètres et risques, correction si nécessaire, puis établissement d’une théorie.

Et donc, le fantastique, c’est quoi ?

Je vais vous la faire courte, et vous résume en quelques grandes lignes le contenu de l’ouvrage.

Définition et cadre du fantastique

En gros, le fantastique c’est :

  • une situation dans le monde réel,
  • un événement qui se produit et qu’on ne peut expliquer par les lois du monde réel. Dans ce cas, on a deux solutions :
    • Soit on penche pour une simple illusion des sens, et dans ce cas, les lois de la physique s’appliquent toujours et permettent d’expliquer ce qui s’est passé –> étrange
    • Soit l’événement a bien eu lieu et il est alors régi par des lois inconnues du monde réel –> merveilleux

Le fantastique est l’incertitude liée à ce choix. Dès lors qu’on choisit, il n’y a pas de fantastique. On ne le quitte même pas, car il n’a jamais eu lieu. A cette incertitude est liée la peur, l’angoisse, l’incompréhension.

En d’autres termes, le fantastique est caractérisé par l’hésitation du personnage, mais aussi du lecteur, ce qui implique pour lui de lire d’une manière ni poétique ni allégorique. Le fantastique est lié au sens littéral.

Le fantastique a trois fonctions :

  • la production d’un effet sur le lecteur (peur, angoisse, surprise, doute…)
  • l’entretien du suspense, attisé par une intrigue serrée, tout en gradation,
  • et une fonction tautologique en ce qu’il décrit son propre univers fantastique.

Le discours et les thématiques du fantastique

Selon Todorov, le fantastique est exclusivement fictionnel, car la poésie exclut la lecture au sens littéral. Elle va plutôt proposer une lecture métaphorique, allégorique, qui va tout de suite annuler les effets du fantastique.

Par ailleurs, le discours se caractérise par plusieurs procédés :

  • dans l’énoncé, on va trouver des hyperboles, des exagérations et des comparaisons élaborées à partir d’expressions figurées qu’on prend au pied de la lettre, conditionnant ainsi le lecteur;
  • l’énonciation est caractérisée par un « je » prépondérant, permettant évidemment une identification au personnage maximale, mais aussi la possibilité de la remise en question de ce qui est vécu.
  • Enfin, le fantastique ne peut se lire qu’à la première lecture. En effet, la seconde lecture d’un texte fantastique est davantage une métalecture, ayant plutôt pour but de dénicher les mécanismes en jeu, plutôt que d’en être influencé.

Dans les thématiques, on a deux catégories :

  • les thématiques du « je », c’est-à-dire liées à l’isolement du personnage placé face aux événements. Métamorphoses, relations avec d’autres êtres surnaturels sur le même plan, thème du regard (dédoublement, miroir…) et la transformation du temps et de l’espace (d’où les ellipses, étirements de temporalités etc.). Ces thématiques ont pour but de brouiller la frontière entre esprit et matière, physique et mental.
  • les thématiques du « tu », liées à la relation du « je » avec les autres. Dans ce cas, Todorov dresse plusieurs thématiques essentiellement liées aux questions du désir, de la violence, de la cruauté.

Réflexions diverses sur cette Introduction à la littérature fantastique

D’abord, à titre personnel, je n’ai pas lu les autres ouvrages de théorisation sur le sujet (Todorov cite Caillois, Ostrowski, Scarborough…). Si cet ouvrage fait toujours référence, il est cependant un peu daté dans son propos, subtilement lié à son époque et ses courants de pensée. Mais je n’ai pas lu d’ouvrages postérieurs qui auraient proposé quelque chose de nouveau sur le sujet. Difficile pour moi donc de remettre cette Introduction en perspective avec d’autres ouvrages, d’en dresser une critique éclairée.

Cependant, plusieurs questions me sont venues :

  • le champ d’étude : 99% XIXémiste, français et anglais. Deux problèmes à cela :
    • Todorov fait naître le fantastique avec Le diable amoureux de Cazotte fin XVIIIè, et indique que le XIXè est l’âge d’or du genre. C’est selon moi un biais de l’époque, considérant toujours le XIXè comme LA référence.
    • Argument peut-être entendable mais pas suffisant pour justifier le corpus d’étude. De ce fait, je pense que l’étude mériterait une mise à jour pour vérifier si le postulat de Todorov tient toujours la route avec d’autres œuvres, antérieures et étrangères. D’ailleurs, à ce sujet j’ai repéré un ouvrage théorique sur La pensée du fantastique au XVIIIè, j’y mettrai volontiers le nez à l’occasion.
  • Une lecture très psychanalytique. Ca se ressent particulièrement dans les thématiques du « je » et du « tu » : rien que les titres de ces deux réseaux thématiques en disent long. J’avoue avoir été assez perplexe à la lecture du blabla sur le désir sexuel comme franchissement des limites et contournement par les auteurs de la censure morale, leur permettant d’exprimer tous les penchants sous couvert du Diable.
  • La question des genres. D’accord avec Todorov pour dire qu’une œuvre n’est pas un électron libre, et qu’on ne peut pas faire fi des inspirations, similitudes et rapprochements avec d’autres œuvres, une époque, un contexte, des idées. Malgré tout, la poésie et l’allégorie comme genres, j’avoue que ça me laisse perplexe.

En somme, un bon rafraîchissement de la thèse de Todorov sur la littérature fantastique, mais à remettre en perspective avec d’autres textes théoriques antérieurs et surtout postérieurs, puis à confronter à un corpus d’étude plus étendu.

En pratique

Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique

Editions du Seuil, Points Essais, 1970 et 2015

J’espère que ce billet de synthèse sur l’Introduction à la littérature fantastique de Tzvetan Todorov ne vous aura pas fait bailler, ni fuir. C’était vraiment important pour moi de relire ce texte, je n’en avais que des souvenirs assez épars, et je commençais vraiment à être agacée par cette étiquette « fantastique » pour tout et n’importe quoi. Je suis consciente que la définition qui en est donnée ici n’en est qu’une parmi d’autres, et qu’elle ne fait pas force de loi. En revanche, malgré les quelques remarques que j’ai pu faire, je me retrouve particulièrement bien dans la tentative de définition du genre par Todorov. En tout cas, pour l’instant. Vous saurez donc à quoi je fais référence quand j’évoque du fantastique dans mes retours !

17 commentaires sur “Tzvetan Todorov – Introduction à la littérature fantastique

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    1. Ah mais avec grand plaisir, je suis très contente de t’avoir fait découvrir ce texte ! Merci pour ton intérêt 🙂 C’est très théorique, et il est un peu daté, mais je trouve qu’il apporte un cadre extrêmement bien précis au fantastique, et il a surtout le mérite de se lire facilement, ce n’est pas toujours le cas des critiques et théoriciens.

      1. Je m’intéresse aux classifications, et comme on a de plus en plus de gens/d’ouvrages qui confondent la Fantasy et le Fantastique, ça m’intéresse d’autant plus 🙂

        1. Il serait intéressant de voir justement comment le fantastique a pu évoluer depuis ce texte qui a plus de 50 ans maintenant. Est-ce que la confusion est due à un défaut de connaissance du genre, ou à une évolution naturelle qui tend à rapprocher les deux genres pour aboutir à quelque chose de nouveau ? Je vais me mettre à la chasse d’ouvrages théoriques sur le sujet plus récents, pour voir comment est abordée cette question (si elle l’est).

          1. Oui, ce serait intéressant de comparer. Je pense aussi qu’une source de confusion possible, c’est que la frontière est parfois poreuse (notamment entre le Fantastique et l’Urban, ou le Fantastique et la Fantasy où le monde secondaire est « intégré » au nôtre).

  1. Le genre du fantastique s’est complexifié avec le temps. Les anciens ouvrages, comme celui-ci, peuvent servir de base, mais une série de livres y seraient exclus actuellement. Merci pour ton retour sur Todorov. Je ne connaissais pas

    1. Oui totalement, c’est la limite de ce texte – qui même à l’époque se concentrait d’ailleurs sur une période assez courte et très spécifique. Tigger Lilly en commentaire a cité une référence, je ne la connais pas encore mais je vais lire ça et voir si la définition de Todorov est remaniée à cet effet.

  2. J’ai lu ce livre il y a fort longtemps, j’en garde peu de souvenirs donc merci pour la piqûre de rappel.
    Je ne suis pas super au fait des classifications de genres littéraires, on dira que ça m’intéresse du coin de l’œil. Je me demande si la définition de Todorov n’est pas un peu « enfermante »? C’est un bouquin qui a 50 ans, est-ce que les genres littéraires peuvent évoluer ?
    Outre ce texte, j’avais lu à l’époque cet essai : https://www.amazon.fr/fantastique-Gilbert-Millet/dp/2701137551 Est-ce que tu le connais ? J’en garde aussi peu de souvenirs que le Todorov, juste que c’est beaucoup plus scolaire (et plus épais). Je me demande ce que tu penses si tu le connais.

    1. C’est effectivement une critique qui peut être faite à ce texte, c’est qu’il est daté, et d’ailleurs le corpus d’étude de Todorov l’est encore plus. Donc je pense qu’il s’adapte assez mal aux productions récentes en effet.
      Je me demandais justement s’il y avait eu des écrits théoriques sur le sujet plus récents, je n’en connaissais pas, donc je te remercie beaucoup pour celui que tu cites : je n’en avais pas connaissance et je vais aller lire ça.
      Merci beaucoup ! Je ne sais pas quand je le lirai mais quand ce sera le cas on en reparlera ici 🙂

  3. Cela me fait penser à une formation que j’ai suivi il y a quelques années sur le fantastique et la fantasy. Très intéressant ce livre

    1. Oh, qu’est-ce que c’était comme formation ? C’est très intéressant que tu aies pu suivre une formation sur ce sujet ! Est-ce que c’était un MOOC ?

  4. Il me semble l’avoir lu lors de mes études supérieures, mais ça remonte à trèèès loin, du coup je ne suis plus très sûre (mais le titre me parle et je me demande s’il n’était pas dans le corpus bibliographique de mon mémoire… et si ce n’était pas là, p’tête pendant mon cours sur la littérature merveilleuse anglo-saxonne) (bref, ça me parle mais je n’ai pas gardé de souvenirs précis, du coup c’était intéressant de lire ta chronique, ça m’a permis de me rafraîchir un peu la mémoire ! ^^)

    1. le plaisir d’avoir rafraîchi ta mémoire sur ce texte un peu vieillot est pour moi 🙂 j’espère pouvoir bientôt actualiser tout ça avec des analyses plus récentes…

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