Samuel Baudry – D’où vient la critique littéraire ?

Une lecture un peu en dehors des clous du blog, cette fois. Lors de la dernière masse critique Babelio, j’ai remporté l’ouvrage de Samuel Baudry, D’où vient la critique littéraire ? Je trouvais intéressant de se poser la question en tant que blogueuse, pour réinscrire ma pratique dans un contexte, déceler les mécanismes à l’œuvre, conscients ou pas. Un discours métalittéraire qui permet de réinterroger sa propre pratique et la remettre en perspective.

4ème de couverture

« Pourquoi, depuis la naissance de la littérature, l’être humain ne se contente-t-il pas de lire ? Pourquoi éprouve-t-il le besoin de commenter, d’analyser, d’explorer, d’interroger, en bref, de critiquer les livres ?

Partant de l’Antiquité grecque et latine, cet ouvrage répond à ces questions en posant les éléments fondamentaux qui sont à l’origine de tous les discours critiques. Il parcourt l’histoire de la critique littéraire et souligne les phénomènes de dialogue, de remise en question, de stabilisation, d’opposition qui l’ont fait évoluer au cours des siècles. Il aboutit enfin à la période actuelle et à la naissance d’une nouvelle forme de critique, qui se démocratise mais signe aussi la fin d’un propos.

L’auteur offre un panorama à la fois complet et synthétique des différents types de critique littéraire qui ont existé de l’Antiquité à nos jours dans le monde occidental ».

Thèse et structuration du propos

Objet de l’ouvrage

« Pourquoi ne nous contentons-pas de lire » ? « Sous quelles formes et à quelles fins écrit-on sur la littérature ? » Telles sont les questions que se pose Samuel Baudry. L’auteur est maître de conférences en littérature britannique du XVIIIe et du XIXe siècle. Il est rattaché à l’Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités de l’Université Lumière Lyon2.

Pour répondre à ces questions, l’auteur souhaite explorer divers axes :

  • d’abord, les origines historiques, sociales et culturelles de cette pratique,
  • puis les méthodes élaborées et utilisées à cet effet,
  • les objectifs justifiant la place prépondérante de la littérature dans les études,
  • et enfin, les différentes institutions qui interviennent dans ces pratiques.

Structuration globale du propos

Pour répondre à ces questions, voilà un ouvrage de vulgarisation classique dans sa forme. Une structuration presque artificielle et scolaire, mais qui a le mérite de proposer une réflexion pas à pas, rigoureuse et facilement compréhensible.

D’abord, une intro présentant le sujet, une définition des termes, le périmètre d’étude, quelques précisions sur la méthode.
Puis 5 grandes parties qui retracent, dans 18 chapitres, une sorte d’histoire de la pratique de la critique littéraire. Le propos s’étend depuis le discours antique jusqu’à la démocratisation culturelle contemporaine. Chaque chapitre contient une bibliographie, des exemples pour appuyer et illustrer le propos.
Enfin, une conclusion revient dans les grandes lignes sur toute la réflexion menée. Puis elle ouvre des portes pour la prolonger. En fin d’ouvrage, un index des notions abordées permet de revenir sur un point technique en particulier.

Structuration des chapitres

On a donc un ouvrage très pratique, tant dans son format que dans sa structuration et la teneur du propos. Chaque partie est en effet construite sur le même format : une petite introduction qui dessine les grandes lignes de ce qui sera ensuite développé puis une structuration en chapitres.

Chaque chapitre est également bâti sous un modèle similaire :

  • Quelques éléments de contexte,
  • Un focus sur les dispositifs inventés, élaborés et utilisés dans la pratique de la critique. Y sont développés concepts, méthodes, outils.
  • Puis un développement sur les objets littéraires qui en découlent; autrement dit, les formes que prennent ces discours critiques et métalittéraires.
  • Et enfin, quelques rapides exemples pour illustrer les propos.

Un résumé du contenu

Ai-je besoin de dire que j’ai trouvé ce bouquin absolument passionnant ? Que j’ai révisé plein de notions oubliées, et appris des tonnes d’autres choses ? Très très intéressant de mon point de vue, facile à comprendre et à suivre, mais beaucoup de choses à assimiler. J’ai même posé ça et là des petits post-it parce que j’ai trouvé de quoi alimenter ma prochaine pause café (que je suis en train de rédiger – oui, celle d’octobre). Son format et son propos très pratiques permettent d’y revenir s’y référer si besoin.

Alors je propose ici les très très grandes lignes de chaque partie, pour vous en donner un aperçu. Ca fait un peu raccourci, mais j’espère que cela vous donnera envie de vous plonger dans l’ouvrage pour avoir toutes les briques de la réflexion construite par l’auteur.

Fondations antiques

Il était une fois, l’Iliade et l’Odyssée, textes fondateurs éducatifs en Grèce et dans l’Empire romain. Le début d’un dialogue homérique, qui se développe dans 4 grands domaines : grammaire, commentaire, rhétorique insérés dans un édifice culturel et éducatif plus large, la critique.

Pendant cette période, il sera question pour les grands savants de l’époque de retrouver les différentes versions manuscrites de textes considérés comme majeurs, de les comparer, de les corriger si nécessaire, de les annoter et de constituer le canon, qui perdurera jusqu’à la Renaissance (Eschyle, Aristophane, Sophocle, Virgile…).

Ce canon sert alors de base éducative pour étudier les textes écrits en vers et lus à voix haute (grammaire) puis pour s’exercer ensuite à l’expression en prose, l’art de l’éloquence (rhétorique). Avec le contexte chrétien du Moyen-Age, le commentaire apporte une relecture allégorique et exégétique des textes, quitte à perdre leur sens premier.

Dialogue entre anciens et modernes

Parmi les bouleversements de la Renaissance figure l’avènement de l’imprimerie, qui permet de redécouvrir et rééditer des textes tombés dans l’oubli, puis de les faire davantage circuler et connaître. On relit Platon, Horace, Aristote… Une réflexion comparée de ces textes aboutit à la théorisation de genres (dramatique, narratif et mixte) puis au développement des arts poétiques (Boileau, De Bellay…).

Parallèlement se créent de nouvelles formes d’expression, à travers les salons littéraires à partir du XVIIe siècle, puis les académies à la même époque. Les savoirs se fragmentent, la langue littéraire se codifie, et les querelles et conversations fleurissent, alimentant un débat toujours plus passionné, presque théâtral.

L’âge des critiques

L’époque moderne se caractérise par une explosion des textes et des lecteurs. Une sphère publique d’opinion se met en place, aidée par l’essor de la presse périodique, bon plan économique. Par exemple, les essais périodiques se développent au XVIIIe, s’inspirant des conversations du XVIIè. Ces discussions autonomes sont publiées dans des périodiques à fort tirage (ex. The spectator en Angleterre, tiré à 3000/4000 exemplaires, consultable dans les coffee-house londoniens).

Apparaissent également les revues, qui sont des sortes de guides dans la production livresque, à destination du public. L’idée est de proposer des comptes rendus d’ouvrages, avec extraits d’œuvres, résumés, commentaires… Avec le temps, ça devient plus une tribune pour le journaliste qui y brille par son style. Dans la même veine, anthologies, bios et encyclopédies sont publiées en masse, expliquant l’acte créatif, son évolution. L’approche du texte est davantage contextuelle, pour déceler la spécificité de l’auteur, mettre en lumière son travail.

Enfin, les lumières écossaises du début du XVIIIe provoquent l’essor de la philosophie morale, distinguant Beaux-Arts et arts mécaniques. L’Art n’est alors plus au service de la société, du progrès social ou moral. Il devient au contraire un point de départ pour explorer l’esprit humain. Discours, essais et cours théoriques universitaires sont à la base de ce nouveau courant de pensée.

Le champ littéraire

Grosse période, celle du XIXè. S’y développe le « champ autonome de la littérature », dans la suite des Lumières écossaises. Cela aboutit à la doctrine de l’Art pour l’Art, et à l’analyse des œuvres en dehors de leur contexte, comme détachées, de manière à en retrouver leur sens propre (Romantiques). En opposition, les observateurs externes sont plutôt partisans d’une recherche de structuration et d’une étude de mécanismes similaires au sein de ce champ littéraire.

On retrouve alors des formes d’expression métalittéraires semblables aux débats et querelles du XVIIè, avec l’émergence d’histoires littéraires qui découpent la production en grands âges, construisent des liens entre auteurs et contexte et recherchent des liens de causalité, gommant ainsi les spécificités de chaque texte.

Ces grandes querelles vont amener une grande période de bouillonnement théorique au XXe, sous l’influence triple d’Engels et Marx (avec leurs écrits politiques et économiques), Freud (psychanalyse) et Saussure (linguistique). Autant de nouvelles idées qui sont des outils pour la critique, la recherche et l’enseignement de la littérature. Pas mal de théories vont alors s’affronter : le structuralisme, sous l’influence de Saussure, l’esthétique de réception (Jauss), l’école de Prague sous l’influence du formalisme russe (Jakobson), l’analyse générique (Propp et le conte), la tendance à la déconstruction (Derrida)… Autant de courant de pensées qui s’expriment par les cours, articles, revues et essais pour tenter de théoriser le fait littéraire.

Démocratisation et désenchantement

« Sommes-nous entrés dans un monde de l’après littérature ? » La discipline connait une crise profonde depuis les années 60, ce qui amène une reconsidération totale du canon littéraire et des usages de la littérature. Les cultural studies (gender studies, women studies, afro-american studies…) se focalisent davantage sur les cultures populaires et élargissent le spectre d’étude. De plus, elles offrent une relecture des textes, qu’elles réévaluent et réinterprètent. Le canon est alors révisé, donnant davantage de voix aux auteurices oubliés et gommés. Donc plus d’inclusivité avec une théorisation d’une esthétique particulière.

D’autre part, l’essor des humanités numériques permettent de renouveler entièrement la manière d’analyser les textes. Quantification, encodage, comparaisons et étude de récurrences, concordances et croisement entre les textes offrent de nouvelles perspectives.

Enfin, à côté du canon toujours enseigné se développe un nouveau type de prescription. Plus horizontal, il émane de lecteurices organisés en blogs, communautés sur les réseaux sociaux. Avis, commentaires et notes évaluent tous types de textes. Cette démocratisation culturelle n’est cependant pas innocente, car algorithmes et motivations commerciales peuvent avoir du poids. Et il faut aussi prendre garde à ce qu’un nouveau discours moralisateur n’apparaisse pas non plus. D’où l’importance des commentaires et discussions.

Conclusion

L’ouvrage dresse donc toute une liste de figures et d’acteurs pour qui la lecture s’associe à la nécessité d’en discuter, d’échanger, de commenter. La critique littéraire peut alors revêtir plusieurs fonctions. Etre une source de savoirs complémentaires; une inspiration pour organiser ses idées, alimenter le débat; une manière de soutenir la création littéraire; explorer les systèmes qui sont à l’œuvre; rendre vivants les textes…

Quelques remarques

D’où vient la critique littéraire n’est pas un essai; c’est plutôt un ouvrage de vulgarisation scientifique. Pour ma part, je préfère, parce que les essais, en général, je ne comprends pas grand chose. J’ai d’ailleurs prévu de lire Pour une esthétique de réception de Jauss cet été, toujours pour ma pause café d’octobre, on va bien se marrer, tiens. (Pour la petite histoire, je l’ai emprunté dans une des bibliothèques du campus où je travaille, et les collègues se sont bien fichus de ma poire en regardant mon programme de lecture estival – Bref). De ce fait, c’est davantage un panorama qu’un propos approfondi. Cependant, malgré cet angle synthétique, l’ouvrage donne les clefs et les outils pour aller approfondir si besoin. (Et lire Jauss par exemple.)

Je regrette pour ma part deux choses :

  • la faible part d’exemples. On aurait pu avoir davantage de matière pour illustrer et appuyer les propos; à ce stade. En effet, c’est assez léger de mon point de vue.
  • le balayage assez rapide du chapitre Les théories, qui revient sur toutes ces théories du XXe siècle. J’avoue que deux trois pages sur Bakhtine, Kristeva, Todorov, Jauss, Derrida, Saussure et Barthes… c’est ardu à comprendre et avaler. Parce que leurs théories sont complexes, faisant intervenir des concepts très particuliers (sémiologie etc.), et ce n’est pas à la portée de tout le monde. J’avais quelques restes, mais je ne peux pas dire que ces quelques pages aient rafraichi ma mémoire ou éclairé ma lanterne concernant les théories qui m’étaient encore inconnues.

Peut-être pourrait-on considérer aussi que l’approche privilégiée ici crée une sorte de récit très linéaire et factice, omettant sans doute des mouvements contradictoires et complexes qui auraient pu être gommés. Mais n’étant pas du tout calée sur le sujet, cela ne m’a pas gênée. J’ai considéré l’ouvrage comme un apport de bases, de concepts et d’un contexte permettant d’avoir quelques grandes lignes en tête.

En pratique

Samuel Baudry, D’où vient la critique littéraire ?

Presses universitaires de Lyon, 2023

Autres avis : Je vous invite à lire le retour de Cannetille sur son blog, qui a également beaucoup apprécié cet ouvrage de vulgarisation. En revanche, Mamyfran qui aurait préféré quelque chose de plus facile à avaler, et qui souligne, à raison, le déséquilibre de l’ouvrage, très fourni dans sa période antique mais très peu loquace sur les nouveaux modes d’expression contemporains (avec un regard, effectivement, désabusé de l’auteur).

 

Excellent ouvrage de vulgarisation, D’où vient la critique littéraire de Samuel Baudry nous apprend beaucoup de choses de manière synthétique et rigoureuse. Agréable à lire et… à annoter, voilà un petit livre qui remet la pratique de la critique littéraire dans son contexte. Apprendre que nous sommes les héritiers d’une tendance dont les origines se retrouvent chez les Anciens et qu’elle a évolué au cours des siècles est vraiment très intéressant. Et puis, commenter un ouvrage centré sur la critique des textes, c’est quand même une mise en abyme que je trouve assez rigolote ^^

4 commentaires sur “Samuel Baudry – D’où vient la critique littéraire ?

Ajouter un commentaire

  1. Le sujet est déjà passionnant en soi, du moins il semble l’être n’ayant jamais rien lu dessus. Je note donc cette ouvrage de vulgarisation scientifique et te remercie pour ton avis. Sans toi, je l’aurais cru inaccessible pour moi et n’aurais pas tenté.

    1. C’est toujours le risque avec ce type d’ouvrages, moi aussi je redoute toujours de me planter dedans. Mais là effectivement tu peux y aller sans craintes ! Il y a quelques passages difficilement avalables comme je l’ai souligné mais qui ne gênent pas la compréhension globale. Ca peut être intéressant d’y jeter un œil en effet, c’est assez rigolo de replacer sa pratique dans quelque chose de plus vaste 🙂

  2. Mais tout cela a l’air absolument passionnant ! Je te remercie pour ce retour une nouvelle fois extrêmement complet et très clair. Toi aussi, tu sais bien construire une critique, la rendant aisée à lire.
    Lire cet ouvrage devrait me permettre de combler de nombreuses lacunes en ce domaine…

    1. Merci beaucoup pour ton gentil commentaire 🙂 Il se lit bien, j’ai lu une partie par jour, et ça m’a pris une demi-heure environ à chaque fois, en prenant des notes. Donc pas un gros investissement en temps. Je suis contente que cet ouvrage ait attiré ton attention, effectivement c’est passionnant ! Et ça redonne aussi envie, je trouve, de poursuivre notre activité de blogging, lui redonnant un sens qu’on peut être amené à perdre parfois.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Fièrement propulsé par WordPress | Thème : Baskerville 2 par Anders Noren.

Retour en haut ↑