Susanna Clarke – Piranèse

Piranese est un roman de Susanna Clarke. Un titre qu’on m’avait recommandé après ma lecture de La mer sans étoiles. Je l’avais mis sur ma pile d’incontournables à lire cette année, et c’est chose faite. Surprise ! C’est un petit roman (200/250 pages), qui m’a laissée perplexe d’abord, puis beaucoup plu ensuite. Focus sur ce roman lauréat du Women’s Prize 2021. Attention, cette chronique est davantage une analyse du roman, et dévoile donc pas mal de choses sur celui-ci, son intrigue et son final. C’était difficile de parler de ce roman sans en dévoiler quoique ce soit.

Synopsis

 » La maison où vit Piranèse n’est pas un bâtiment ordinaire : ses pièces sont infinies, ses couloirs interminables et ses salles ornées de milliers de statues. Au cœur de cette architecture monumentale est emprisonné un océan, mais Piranèse n’a pas peur, il vit pour explorer ce labyrinthe. Dans son journal, il dresse de rigoureux rapports de ses errances.

L’Autre vit aussi dans cette cité enfouie. Piranèse lui rend visite deux fois par semaine et l’aide dans sa recherche du Grand Savoir. Mais, au cours de ses expéditions, Piranèse découvre un jour des preuves de l’existence d’un troisième habitant.

Une terrible vérité commence à se dévoiler, révélant un monde totalement différent de celui qu’il connaît ».

Un palais labyrinthe

Un palais…

Piranèse commence par une lente et longue description du Palais. Le roman, découpé en sept parties, prend son temps pour poser le décor. Et c’est vraiment ça : un décor. Un Palais immense, contenant plus d’un millier de salles, occupées de milliers de statues. On est dans un décor à la grecque, peuplé par deux individus dont on ne sait rien et quelques bestioles.

Le Palais est un monde-univers; hormis lui, il n’y a rien. La pluie et les cieux sont dans les étages supérieurs, les mers dans les étages inférieurs. Au milieu, les Hommes. Enfin, Piranèse et l’Autre. Ceux-là vivent chacun dans leur coin, au rythme des marées qui inondent les salles. C’est original cette façon de voir le monde comme une maison (ah tiens !).

En revanche, Dieu que c’était leeeeent. Ce premier tiers est terriblement plan-plan, aucunement rythmé par un quelconque enjeu, et les deux personnages ne sont pas les plus passionnants du monde. Et j’avoue que le blabla de Piranèse n’est pas non plus le plus entraînant. Le récit est rapporté comme un journal d’observations, datées, avec un but scientifique selon Piranèse. C’est donc très factuel, simpliste dans la forme. Fluide, mais soporifique.

Pour être honnête : j’ai eu très peur pendant ce premier tiers. De faire encore une lecture moyenne.

Labyrinthe mental

Heureusement, peu à peu, le rideau se lève et enfin, je commence à déceler des choses intéressantes. Je commence par exemple à comprendre que ce Palais est une métaphore pour désigner un labyrinthe mental. Piranèse semble enfermé dans le Palais comme il l’est dans sa mémoire. Il oublie, confond rêve et réalité, retrouve des feuillets déchirés de carnets, recompose le puzzle de sa vie, désapprend ce qu’il a toujours cru, lutte contre ce qu’il découvre, nage en plein déni… Perte de repères, dédoublement de personnalité : un bon labyrinthe comme je les aime.

Piranèse aborde aussi, de manière métaphorique, la dépression. La solitude dans laquelle on peut se trouver, de monter des murs autour de soi pour se protéger. Le Palais est un huis-clos, on aurait pu s’attendre à quelque chose d’étouffant. Au contraire, l’autrice renverse complètement nos attentes et parvient là aussi à nous surprendre en en faisant une safe place. J’ai également beaucoup aimé la manière dont le Palais se dévoile dans toute sa nature. Très bien vu, et inattendu : une très bonne surprise donc. Car après un premier tiers tranquille et en apparence inoffensif, le roman traite de thématiques difficiles, habilement traitées.

Le récit traduit cette perte de repères en réintégrant dans le journal des feuillets perdus et retrouvés, ce qui génère un bordel assez palpable dans les dates, qui changent – attention à ne pas vous perdre vous-même ! Bref, j’ai beaucoup aimé ce premier point.

L’Art et le monde

Piranèse et Piranèse

Piranèse, un Palais, des colonnades et des statues : l’œuvre fait référence au graveur et architecte Giovanni Battista Piranesi. Le nom de Piranèse est donné au personnage principal par l’Autre, et cette référence prend tout son sens dans le récit. En effet, le graveur a réalisé, au milieu du XVIIIème siècle, une série d’estampes, intitulée Les prisons imaginaires (16 au total). Ces « gravures, « inventions en forme de caprices » , représentent des salles souterraines, sombres, pourvues d’escaliers, de pont-levis dans tous les sens suspendus. Des baies ouvertes dans les murs, des potences, mais surtout des murs, des tourelles, des voûtes, bref des prouesses architecturales parsemées de surréalisme, des illusions spatiales. Ces salles sont monumentales et l’atmosphère qui s’en dégage est pesante, du fait du poids de ces volumes menaçants, et des personnages tellement petits qu’on ne les voit pas.

Des prisons imaginaires gravées au Palais de Piranèse

Marguerite Yourcenar a écrit une étude poétique sur l’œuvre de ce graveur, intitulée Le cerveau noir de Piranèse (1959). Le texte a été réédité en 1962 accompagné par les estampes du graveur. Ainsi se crée un dialogue entre texte et dessin. Pour l’autrice, les estampes montrent « un monde factice, et pourtant sinistrement réel, claustrophobique, qui n’est pas sans nous rappeler celui où l’humanité moderne s’enferme chaque jour davantage… ».

L’œuvre de Susanna Clarke transpose alors à l’écrit le contenu de ces estampes. A l’instar de Marguerite Yourcenar, Susanna Clarke s’inspire de ce matériau et lui donne corps dans le texte, cette fois de manière romanesque. On ressent une claustrophobie dans les salles souterraines des Prisons Imaginaires comme dans le Palais, qu’on devine factice dès le début, sans se l’avouer vraiment. On retrouve dans le Palais le gigantisme des salles souterraines des estampes. Le Palais est alors une déclinaison romanesque des prisons. Piranèse est-il alors un de ces petits personnages écrasés ou l’architecte de cet édifice ? Ou les deux ?

La caverne de Platon

Le Palais, seule et vraie vérité

J’ai parlé plus haut de la manière dont le Palais représente, de manière métaphorique, une prison pour l’esprit de Piranèse (autant qu’une safe place, mais un endroit peut être les deux à la fois…). Une prison imaginaire, comme a pu en graver Piranesi. Il m’a semblé que l’autrice allait plus loin encore dans cette exploration.

En effet, Piranèse, peu à peu, se confronte au réel. Mais dans un premier temps, le nie complètement. J’ai aimé la manière dont l’autrice amène un dédoublement de personnalité chez ce personnage, se débattant contre toutes les informations qui lui parviennent, et celles qu’il a bâties depuis tout ce temps. Et alors, même quand il parvient à accepter la réalité, ou en tout cas considérer qu’elle existe, il continue pourtant de considérer son Palais comme le centre de son monde (il met d’ailleurs des majuscules partout), le seul vrai. Très étonnant de voir que Piranèse accorde plus de confiance dans les statues que les humains, et qu’il les prend pour réelles. D’ailleurs, il va appréhender et lire le réel à la lumière des statues qu’il a connues.

Revisite de l’allégorie de Platon

J’ai trouvé qu’il y avait ici une revisite du mythe de la caverne de Platon. Cette allégorie présentée dans La République expose la manière dont les Hommes accèdent à la Connaissance. Des Hommes sont enchaînés dans une caverne. Ils voient sur les parois se refléter des ombres d’objets. Dos à l’entrée, ils considèrent ces reflets comme la vérité, alors qu’ils n’en voient que l’apparence. On retrouve ceci dans Piranèse. Dans la manière qu’a ce personnage de craindre le réel car trop aveuglant, et de préférer sa représentation en miroir. Le Palais pour le Monde, les Statues pour les êtes humains.

« Ici, on peut voir seulement la représentation d’une rivière ou d’une montagne, mais dans notre monde – l’Autre monde, on peur voir la vraie rivière et la vraie montagne.
Cette affirmation m’agaça.
– Je ne vois pas pourquoi vous dites que je peux seulement voir une représentation dans ce Monde, répliquai-je avec brusquerie. Le mot « seulement » suggère un rapport d’infériorité. Vous laissez entendre que la Statue serait plus ou moins inférieure à la chose elle-même, je ne crois pas du tout que cela soit le cas. Je soutiens que la Statue est supérieure à la chose elle-même, la Statue étant parfaite, éternelle et non susceptible de se dégrader ».

C’est d’ailleurs assez rigolo de voir Piranèse lire le vrai monde à travers le prisme des statues. Il reconnait les gens qui l’entourent par le rappel des statues qui peuplaient le Palais :

« Une femme m’a dépassé avec ses deux enfants. Un des enfants avait une flûte à bec en bois dans les mains. Je les reconnaissais aussi. Il sont représentés dans la vingt-septième salle sud : une statue de deux enfants qui rient, dont l’un tient une flûte ».

L’Art dépasse t-il le réel ?

On a là un beau sujet de philosophie. Vous avez 4h !

Plus sérieusement, j’ai trouvé cette utilisation de l’allégorie de Platon très pertinente. D’abords parce qu’elle raccroche habilement ici encore l’œuvre à une dimension artistique plus large. Mais aussi à quelque chose de plus personnel, intime, que j’ai développé plus haut : la dépression, la solitude, le labyrinthe mental. Susanna Clarke crée alors avec Piranèse quelque chose de très vaste et de beaucoup plus imbriqué, complexe, qu’il n’y parait de prime abord. La figure du labyrinthe prend ainsi tout son sens.

En pratique

Susanna Clarke, Piranèse

Editions Robert Laffont, 2021

VO : Piranesi, 2020

Traduction : Isabelle D. Philippe

Autres avis : Un excellente lecture pour Sabcazas, qui recommande ce livre à tous les amoureux du contemplatif, du « temps suspendu » et « des grands silences ». Coup de cœur pour Sometimes a book, qui je crois m’avait dit que ce roman me plairait certainement, après La mer sans étoiles.

Piranèse est un roman de Susanna Clarke qui a tout pour surprendre. D’abord par sa taille, assez petite. Puis par son premier tiers passablement lent, limité à un décor en carton-pâte pas très passionnant. Puis, peu à peu, l’autrice transpose dans son univers romanesque les salles des Prisons imaginaires de Piranesi. Petit à petit, le texte, pourtant toujours aussi fluide et d’apparence assez simple, se complexifie, pour ressembler à ce qui se dessine : un labyrinthe. Un labyrinthe mental pour son personnage, mais aussi un labyrinthe entre les Arts, interrogeant le réel et sa représentation de manière très intelligente. Alors, comme les illusions des Prisons imaginaires, Piranèse qui s’avérait petit et plan-plan se révèle bien dense et passionnant. Un beau voyage à faire dans ces milliers de salles…

11 commentaires sur “Susanna Clarke – Piranèse

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  1. Ce roman me tente depuis sa sortie et pourtant je n’ai encore osé l’aborder. Pourtant ce que tu en dis est très alléchant même si je ne suis pas certain qu’en le découvrant, je puisse avoir les connaissances pour l’appréhender et le comprendre dans sa globalité, comme tu as su si bien le faire. Cela vaut de ta part – et comme d’habitude – une merveilleuse analyse qui a su raviver mon intérêt pour cette œuvre alors merci à toi 😉

    1. Ces « connaissances » ne sont pas nécessaires pour comprendre le roman, il n’a pas besoin de ce bagage pour être apprécié et compris; en revanche, je pense que tu pourrais peut-être trouver que ça manque un peu d’émotion au début. Mais ça se lit bien et ça « passe » vite, pour arriver à quelque chose de plus passionnant ensuite.

      Malgré tout, je te conseille de ne pas t’en détourner, parce qu’il est facile d’accès quand même, et tout le blabla que j’ai pu en faire n’est qu’une interprétation; tu auras certainement un autre regard qui te permettra d’apprécier le bouquin dans son entièreté, avec peut-être davantage d’intuition, de cœur et d’émotion que moi. Peut-être le roman te fera t-il d’ailleurs plus vibrer que moi (j’ai bcp aimé ce livre, mais il a plu davantage à ma tête qu’à mon cœur).

      Et je te conseille de jeter un œil aux estampes de Piranesi à la fin de ta lecture, je pense que cela te fera ressentir aussi beaucoup de choses. C’était une découverte totale pour ma part, je n’avais jamais entendu parler de ce graveur. C’est en cherchant sur google ce nom, Piranèse (quand même très bizarre… !) que j’ai découvert ce rapprochement. Ca a fait tilt !

      Je te remercie pour ton retour et tes compliments 🙂

    1. C’est vrai qu’il faut être concentré et au taquet pour bien tout suivre, dans un état de fatigue avancé la rencontre serait décevante je pense… J’espère que le printemps qui arrive te fera du bien 🙂

  2. En quête de débat, d’explications, de pistes sur la fin du livre que j’ai beaucoup aimé, je tombe sur ton site.
    Intrigué, j’ai lu et apprécié ton analyse. J’apprécie tout autant de voir que d’autres oeuvres sont passées au peigne fin ici.
    Je vais donc m’attarder et m’en inspirer pour de futures lectures 🙂
    Merci,
    Damien

    1. Je te remercie pour ton passage, je suis très contente que mes retours t’intéressent et que tu y trouves de l’inspiration 🙂
      Je te souhaite la bienvenue ici, et n’hésite pas à commenter aussi si tu n’es pas d’accord avec mon point de vue sur une chronique, j’aime bien lire les regards différents sur des bouquins que je n’ai pas aimés/compris. Je me dis que ça pourrait me les faire voir autrement, et peut-être les relire ? 🙂
      Merci encore et à bientôt !

  3. Je viens de finir ma lecture et ta chronique est une véritable source d’interprétation extrêmement riche de plein de choses que j’avais perçu mais dont je n’avais pas forcément les références.
    Merci pour cet avis très éclairé 🙂

    1. Je t’en prie ! Heureusement que je fais des chroniques, parce que j’ai déjà oublié de ce que j’ai pu raconter sur ce livre, que j’ai déjà aussi un peu oublié – ma mémoire est une passoire, c’est affolant 😐

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