Second tome de sa trilogie, La nuit des labyrinthes de Sabrina Calvo renoue avec Lacejambe et Fenby, personnages principaux de Délius, Une chanson d’été. Le roman est paru en fin d’année 2020 aux éditions Mnémos. La couverture magnifique est signée Cindy Canévet. 8 ans ont passé depuis les événements de Délius, les personnages ont changé, la tonalité du récit également. Ce roman porte bien son titre : le récit nous perd dans un dédale narratif absurde, et on peine à suivre les personnages qui s’égarent, tant dans la ville que dans leur esprit.
Synopsis
Marseille, 1905. Engandine donne chez elle une grande soirée, à l’occasion de l’inauguration du Pont Transbordeur. La foule se presse, l’alcool coule à flots, la soirée bat son plein. Lacejambe, botaniste aux cheveux qui changent de couleur s’y rend avec son ami Fenby, elficologue passionné. Convoqué par l’époux d’Engandine, il est chargé d’enquêter sur la disparition étrange d’une fleur pourtant assez commune, et de lui en ramener une avant le lever du jour. Lacejambe s’engouffre alors dans un embrouillamini d’ennuis, qui vont le balader dans toute la ville, dans des situations toutes plus absurdes les unes que les autres. Derrière une disparition banale d’une fleur se cache une conspiration plus vaste, qui vient des profondeurs de la ville.
Le labyrinthe nocturne…
Un dédale urbain
L’histoire se déroule sur une nuit. Elle commence avec les festivités chez Engandine. On est rapidement dans l’action, entouré d’une foule de personnages. Déjà, il faut reconnaître les uns et les autres. Comme Lacejambe et Fenby, on s’y perd un peu. Sabrina Calvo dresse les murs de son labyrinthe dès le départ.
Lacejambe et Fenby vont alors se lancer dans une enquête pour retrouver la petite fleur. Ils vont parcourir la ville, en long, en large et en travers. Et on suit leurs traces, dans les rues, devant les échoppes et les cafés de la ville. Comme eux, on passe les portes, les trappes des cahutes, des kiosques, des salles, des pièces… pour tourner à droite, revenir à gauche, sortir de l’autre côté. La ville se transforme en un décor de théâtre truffé d’artifices et de trompe l’œil, faisant illusion. Cette déambulation à l’aveugle se poursuit toute la nuit, et plus les personnages avancent, plus ils s’égarent. Les scènes s’accumulent, comme des tableaux, l’absence de temps mort ne laisse pas de répit pour s’y retrouver. Sabrina Calvo prend de toute façon un malin plaisir à détricoter tout ce qui pourrait être remis dans l’ordre.
Les personnages protéiformes et insaisissables
Les personnages sont tout aussi incroyablement complexes à suivre. Ils sont tantôt des visages anonymes trop nombreux (la fête chez Engandine), qui se ressemblent tous. Tantôt, certaines figures agissent comme des miroirs se reflétant à l’infini (Lou). Ils peuvent aussi changer de forme, se dissimuler et se transformer à l’envi (en « pot de fleur », en « boîte aux lettres », en « commode en ébène »). D’autres encore sont la figure même du labyrinthe, gravé sur leur peau (Leo). Lacejambe et Fenby sont englués dans leur esprit, et se métamorphosent (Fenby de plus en plus fleur, Lacejambe avec ses cheveux qui changent de couleur).
J’ai par ailleurs eu du mal à comprendre le rôle précis de personnages secondaires, comme Rackam, Khémis, et Niroko. Il m’a semblé qu’ils rajoutaient encore une couche de complexité, une possibilité de sens dans ce dédale infernal, mais que j’ai peiné à saisir.
Des allers-retours dans le passé
En arrière-plan, la nuit des labyrinthes tisse une histoire plus vaste. La disparition de la petite fleur cache une conspiration d’ampleur, qui va remuer les souvenirs sombres de la ville. Il est donc question de la Commune de Marseille (événement que je ne connaissais pas du tout), et le roman effectue des allers-retours constants entre le présent et l’époque de la Commune, vécue par Lacejambe quand il était enfant. Il se remémore ses souvenirs d’enfants, ses parents, et son amitié forte avec Vivaux, son ami perdu. Les événements actuels sont alors intriqués avec le passé, qui résonne aujourd’hui, dans chaque cellule de la ville, de manière organique.
… est teinté d’absurde
L’absurde littéraire
L’absurde est présent tout au long du récit, imprégnant les événements, les situations et les personnages. La littérature de l’absurde est née pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle traduit le désarroi et l’impuissance de l’Homme, face à un monde et à une existence dont il est devenu étranger. Les personnages de la littérature de l’absurde ne saisissent plus le sens du monde, et il en découle un non-sens complet, teinté d’amertume. C’est exactement ce que ressent Lacejambe dans le récit. Profondément marqué par les événements qui se sont déroulés 8 ans plus tôt, il voit le monde changer et ne le comprend pas (le transbordeur en est le symbole).
Le Marseille de Lacejambe est un non-sens complet. Il faut oublier tout ce qu’on croit, tout ce qui est rationnel. Dans La nuit des labyrinthes, les hommes sont des boules, des lampions attaquent par la lumière, les rats dansent, les soupes et les réverbères et balançoires parlent. Les événements qui se déroulent n’ont ni queue, ni tête, et les protagonistes doivent les accepter comme telles. Ces événements peuvent faire sourire en apparence, mais cachent des scènes d’horreur pure (la purée d’humains balayés par les vélos, le canal en sang, l’attaque des lampions).
L’incompréhension de Lacejambe face au monde
Lacejambe devient un étranger dans sa vie et dans sa ville. Il ne ressent que lassitude (son manque d’entrain à rejoindre la fête d’Engandine, son incapacité à créer), dégoût (la crasse de la ville), et abattement. Il se trompe à plusieurs reprises sur l’identité des personnes qui l’entourent. Plusieurs fois, il tente de remettre de l’ordre dans ses idées pour saisir les choses mais n’y parvient pas (« Lacejambe en avait plus qu’assez. Plus rien ne faisait sens. Il n’éprouvait même plus le désir d’avancer. A quoi bon vouloir dénouer un tel écheveau ? »). Saisir les enjeux du labyrinthe et la figure de son maître, sa nature actuelle, lui est également difficile; s’il ressent les choses et les pressent, il ne peut néanmoins les accepter, et cela lui brise davantage le cœur.
Il s’enfonce dans une spirale dépressive particulièrement sombre, le plongeant peu à peu dans les ténèbres (ses cheveux en deviennent noirs d’encre). Il s’interroge sur son existence, ses choix, son avenir, ce qu’il a raté, ce qu’il n’a pas saisi, ce qui lui a échappé… C’est la caractéristique principale de l’absurde littéraire : ce n’est pas tant le côté fantasque et décalé (qui peut être une conséquence du non sens vécu), que le regard désabusé qui est porté sur le monde et l’existence humaine.
Et c’est pour cette raison en particulier que je ne pourrai pas relire La nuit des Labyrinthes avant un temps. J’aimerais la reprendre, pour saisir tout ce qui m’a échappé. Mais la noirceur de ce tome est profonde, bien plus marquée dans l’esprit des personnages, qui se perdent non seulement dans la ville mais en eux-mêmes. Ça a été une lecture assez difficile pour moi, surtout en ce moment, l’aspect ténébreux de Lacejambe m’a affectée et je l’ai trouvé très pesant, rendant la fin de la lecture difficile.
L’absurde par le langage : l’humour du non-sens
Ionesco et Beckett ont joué sur le côté ridicule des codes théâtraux, créant des pièces drôles. Le non-sens ressenti et poussé à l’extrême provoque des quiproquos, des jeux de langage et des situations particulièrement drôles. On retrouve cet aspect ici. Certains dialogues sont vraiment savoureux et fantasques, comme des dialogues de sourd.
La nuit des labyrinthes ressemble parfois à quelque chose de surréaliste, sorte de cadavre exquis littéraire, complètement inintelligible. C’est le cas dans plusieurs endroits du roman : il y a une création de non sens par le langage, des figures et des images complètement ahuries (« écoute Bertrand, ces fleurs sont en sécurité, tu entends leur soupir ? Les bourgeons s’embourgeoisent » ; « il se délecta de poussières de ragots, retournés sur la langue avec un peu de praline ») ; autant de jolies constructions d’images, sonores… qui font sourire, un temps.
D’autres avis…
Un avis plus lumineux que le mien : c’est Fungilumini qui en parle, sur son blog Livraisons Livresques.
Une analyse détaillée et complémentaire, avec un regard différent sur les Chroniques du chroniqueur
Pour finir…
La nuit des labyrinthes de Sabrina Calvo est une œuvre époustouflante par sa forme, tentaculaire, labyrinthique, narrative et poétique. Mais tellement labyrinthique que je me suis perdue en cours de route. Je n’ai pas tout saisi, il me faudra une seconde lecture pour en apprécier toute les nuances. En revanche, je pense que j’aurais davantage apprécié ma lecture à un autre moment, moins difficile pour moi. Je ne m’attendais pas à autant de noirceur dans ce tome, et le désespoir qui suinte dans ces pages m’a vraiment atteinte. C’est tout à fait personnel, et cela n’enlève absolument rien à la beauté de ce livre.
Je lis en diagonale cet avis car je n’ai pas lu le premier encore (mais il est en bonne place dans mes envies). Les couvertures sont tellement belles en plus !
oui, c’est vrai, elles sont pleines de poésie, avec un je ne sais quoi un peu mystérieux, flottant. J’aime bien la solitude du personnage aussi… en fait la couverture est très révélatrice.