J’avais beaucoup aimé Chroniques martiennes, qui m’ont fait découvrir cet auteur américain. Il me tardait de lire enfin son chef d’œuvre, Fahrenheit 451. La seule de ses œuvres qu’il considérait comme de la SF. Un texte de 1955 qui parvient à mêler SF et ancrage fort dans son temps et son Histoire. J’ai partagé dimanche dernier l’incipit de ce texte dans mes Premières lignes #1, et je vous propose d’en parler davantage ici.
Résumé
« 451 degrés Fahrenheit représentent la température à laquelle un livre s’enflamme et se consume.
Dans cette société future où la lecture, source de questionnement et de réflexion, est considérée comme un acte antisocial, un corps spécial de pompiers est chargé de brûler tous les livres dont la détention est interdite pour le bien collectif. Montag, le pompier pyromane, se met pourtant à rêver d’un monde différent, qui ne bannirait pas la littérature et l’imaginaire au profit d’un bonheur immédiatement consommable.
Il devient dès lors un dangereux criminel, impitoyablement pourchassé par une société qui désavoue son passé ».
Une dystopie ou un miroir du réel ?
Imaginez une société dans laquelle s’instruire est dangereux, lire et réfléchir prohibé et apprendre impensable. Les valeurs de Fahrenheit 451 sont complètement renversées par rapport aux nôtres aujourd’hui. Les pompiers ne sont pas là pour éteindre des feux. En effet, ils sont là pour en allumer, et détruire la moindre page qui pourrait se découvrir.
Dans Fahrenheit 451, on est dans une dictature de l’image, et de l’abrutissement le plus complet. Plus contrôlables sont les individus sans savoir et sans culture. Premier jalon de la manipulation des masses : n’offrir au peuple aucune mémoire ni aucun regard extérieur. Hormis les pompiers dont il est question, puisque Montag en est un et au centre du roman, rien n’est dit sur le pouvoir en place. Invisible, insidieux, mais bien présent et pesant. Dans les « chut » apeurés des uns, les disparitions suspectes de personnes « originales ».
Dirait-on que Bradbury est un visionnaire et qu’il a su imaginer son futur – notre présent ? Nul doute que la Russie de Poutine ou l’Iran des Mollahs présentent des similarités particulièrement fortes avec l’univers décrit dans le roman. J’y vois davantage un miroir du contexte politique de Bradbury. On et en 1955, en pleine guerre froide et en plein Maccarthysme aussi. La chasse aux sorcières fonctionne à plein régime : délation, censure, désinformation, quand en URSS les soviétiques vivent dans un état totalitaire écrasant. Le spectre des autodafés du Reich n’est pas loin non plus. Jacques Chambon le rappelle bien dans la préface. Mais tous les totalitarismes passés et présents étant fondés sur les mêmes bases, le texte garde toute sa fraîcheur et nous parle encore aujourd’hui.
Une dystopie poétique et imagée
Ray Bradbury nous livre une dystopie particulièrement terrifiante. La terreur selon moi ne vient pas tant des actes d’incendie ni dans les propos des personnages. Elle vient du silence, des blancs laissés par l’auteur, et de la poésie métaphorique de l’auteur.
Je m’explique. Oui, brûler une maison qui contient des livres après une délation des voisins, c’est terrifiant. Le discours de Beatty aussi est glaçant. Mais ce que je trouve davantage terrifiant, ce sont les blancs sur lesquels l’auteur ne s’étend pas. Par exemple, c’est le comportement de l’épouse de Montag, complètement shootée aux médocs et qui ne capte rien à ce qui se passe autour d’elle. Lobotomisée. C’est également la disparition de Clarisse dans le désintérêt le plus total des personnes autour d’elle. Enfin, c’est le régime en place, jamais nommé, mais visiblement suffisamment puissant pour que tout le monde suive les règles sans discuter. Voilà pourquoi la prise de conscience de Montag est aussi incroyable : parce qu’elle émerge à partir du silence et des blancs, et en devient par là encore plus saillante, vive et forte.
D’autre part, j’ai adoré la prose de l’auteur. J’ai trouvé géniale la manière dont il parvient à faire de l’horreur quelque chose de beau et d’imagé. Dès les premiers mots du roman, l’incendie de la maison est quelque chose de splendide, bourré de métaphores et de sonorités diverses. Tout au long du roman, l’auteur va faire de la poésie avec des cendres, filant les métaphores des pages durant. Un fabuleux travail d’écrivain. Rien à voir avec tout ce que je peux lire aujourd’hui, où de nombreux textes ont tendance à se ressembler furieusement dans le style. Ici, la rupture entre ce qui est dit et la manière dont l’auteur le sublime avec les mots a le don de mettre davantage en exergue la violence du récit. Dans un autre registre, ça me fait penser au générique de The man in the high castle : une mélodie vocale tout en douceur pour un récit d’une violence rare.
En pratique
Ray Bradbury, Fahrenheit 451
VO : Fahrenheit 451 (1953)
Version lue : Folio SF, 2000
Couverture : Aurélien Police
Traduction : Jacques Chambon et Henri Robillot
Autres avis : la lecture n’a pas été une partie de plaisir pour Elhyandra ^^, pour Tachan non plus, la plume de l’auteur n’ayant pas réussi à la captiver. Indémodable pour l’Ourse bibliophile, qui a noté aussi la qualité de la prose poétique.
Pas de pathos, pas de superflu et pas de refuge possible dans une intrigue, et pas 50 000 rebondissements à l’heure non plus. Ray Bradbury nous livre dans Fahrenheit 451 une image dystopique de son époque, mais aussi de toutes les sociétés totalitaires, passées et présentes. Il le fait dans un récit clinique et avec une plume métaphorique. De quoi dérouter le lecteur ! Pour ma part, j’ai complètement accroché à ce texte qui me semble universel dans son propos. Une belle réflexion sur le livre en tant que vecteur d’une culture, d’une mémoire, d’une ouverture d’esprit sur le monde…
Lu il y a très longtemps, je me souviens juste avoir été glacée par les événements et conquise par l’histoire, mais ton avis met une poésie dans la prose et une intelligence des silences et autres blancs que j’ai occultées. Une bonne raison de tenter une relecture.
Ca m’a émerveillée ce soin dans l’écriture, je sortais d’un long moment de lectures contemporaines et la différence est criante. Pas que les écrits modernes soient mauvais, mais on sent clairement que les plumes sont jeunes et pas encore toutes matures.
Quant aux blancs, je trouve qu’en effet l’horreur glaçante ressort davantage avec ça, cette sorte d’indifférence du sort des autres, ces non-dits. Je suis contente de t’avoir donné envie de le relire en tout cas !
Ce livre est dans ma wishlist depuis des lustres. Ton avis le propulse vers la hauteurs de la pile. Je pense que je vais me lancer le challenge de le mire d’ici la fin de l’année.
Un classique pour cette année, très bonne idée 🙂 Il reste en plus tellement contemporain… Je suis très contente de lui avoir fait gagner quelques étages dans ta wishlist 🙂
Vraiment un classique à juste titre. Il m’avait fait forte impression à une époque où je ne lisais pourtant pas tant que ça. Je ne me jette pas sur les dystopies mais celle-ci il faudrait que je la relise pour l’avoir vraiment en tête, ça ne serait pas une mauvaise chose.
En plus, ce genre de titres gagnent à être relus, ils conservent toute leur force et leur sens à différentes époques…
Je l’avais lu il y a fort longtemps, un classique à lire !! Il faudrait que j’y replonge à l’occasion.
Oui, c’est un classique ! Il mérite effectivement un nouveau détour, en le mettant en perspective avec notre contexte, c’est tellement encore d’actualité !
C’est pas mon préféré (je préfère Bradbury en nouvelles), mais il reste très percutant néanmoins
C’est vraiment un texte superbement écrit, on le lit autant pour la langue que pour le propos. Les journaux qui mouraient comme des papillons géants parce que plus personne ne le lisait. Il m’avait vraiment retournée. Je l’ai lu il y a plus de 10 ans, je pense le relire un jour.
Je susi tout à fait de ton avis ! Ca fait partie des textes qui peuvent être lus, relus et rerelus, on y découvre encore de la beauté et des choses qu’on nous parle… j’imagine que c’est ce qui fait que ce sont des textes majeurs !
Je le redis, mais ton avis est beau. Il met en lumière les choses les moins évidentes au premier abord : les silences, qui sous-entendent une terrible violence. J’oserais même parler de musique (ce qui rendrait la poésie de l’auteur encore plus équivoque), puisque dans cette dernière, les silences en sont. Et ils se révèlent macabres. Pourtant, comme tu le dis, il parvient à transformer l’horreur en quelque chose de regardable. Son écriture est remarquable, tout comme son oeuvre. Je pense moi aussi qu’il a été visionnaire, comme ont pu l’être Arthur C. Clarke ou encore Isaac Asimov.
Merci ! Hé oui, ce n’est pas pour rien qu’il fait partie de cette fameuse triade Clarke/Asimov/Bradbury. On dit « toujours les mêmes, toujours les mêmes »… ben oui, mais en attendant, ça s’explique ! Clarke j’aime beaucoup aussi, enfin ce que j’en ai lu pour l’instant, il me reste Asimov que je n’ai pas encore tenté. Là ça va être je pense une autre paire de manches… !
Coucou !
je l’ai lu quand j’avais 15-16 ans et j’avais adoré. Mes souvenirs sont assez flous et j’ai surtout les images du film dans la tête.
Je me renseignais pour un projet et j’ai repensé au fait que tu avais écrit une chronique dessus. tu m’as fortement donné envie de le relire. Je n’étais pas sensible à la plume étant ado (en tout cas, pas consciemment) et ce que tu en dis m’enchante d’avance.
et ça m’a fait dire que je ne viens pas assez souvent sur ton site 😓