Raphaël Granier de Cassagnac – Thinking eternity

Un achat des dernières Utopiales : un roman de SF signé Raphaël Granier de Cassagnac. Thinking Eternity est un roman qui fait partie d’un univers comprenant d’autres titres de l’auteur, notamment Eternity Incorporated (publié avant, en 2011) et le dernier en date, Resilient Thinking (2022) dont j’avais lu une chronique chez Stéphane. Chronique qui m’a d’ailleurs donné envie de me plonger dans cette œuvre et cet univers. C’était une très chouette lecture, et j’en suis la première surprise, je vais vous raconter pourquoi.

4e de couverture

« Adrian Eckard, biologiste de talent, réchappe à un attentat de dimension planétaire en perdant la vue. Bénéficiaire de la première greffe cybernétique oculaire mais bouleversé par l’évènement, il quitte tout pour parcourir le monde et enseigner la science la plus fondamentale dans les endroits les plus reculés. Humble et charismatique, soutenu par des compagnons convaincus, il fonde un mouvement mondial, le thinking, qui rencontre un succès foudroyant et bientôt, le dépasse. Pour le meilleur comme pour le pire…

Sa sœur Diane, neuro-informaticienne de génie, est au même moment recrutée par Eternity Incorporated, entreprise philanthropique vouée à la survie de l’espèce humaine par-delà d’hypothétiques catastrophes en tout genre. Elle y développe les premières consciences artificielles destinées à œuvrer pour notre bien. À moins qu’elles ne finissent par nous remplacer… »

Un début compliqué, et puis…

Structuration du roman

Ça a très mal commencé. Pourquoi ? Parce que la narration au «je» et au présent n’est pas ma tasse de thé. Encore moins quand elle s’applique à un incipit qui démarre tambours battants en nous racontant comment ce « je » parvient à s’enfuir de la bouche du métro où un attentat vient de se produire. J’ai toujours trouvé que les scènes d’action racontées de manière instantanée se teintaient d’une artificialité telle, que je ne marchais pas du tout. Ajoutons à cela un paquet d’anglicismes et d’abus de langage courants tout au long du texte. J’ai eu là de quoi alimenter mes devinettes quotidiennes pour Zoéprendsondico.

Mais… mais. Concernant la question de la narration, j’ai compris ensuite le pourquoi du comment. Le texte propose de très petits chapitres, centrés sur deux personnages. Adrian le frère, et Diane la sœur. Tous deux brillants et au cœur des (r)évolutions qui se produisent dans le roman. Deux points de vue alternés, différents mais complémentaires qui se répondent. Entre ces chapitres, des articles de presse : interviews, souvent, mais pas seulement. Bref, trois façons d’appréhender le « présent » du roman.
D’autre part, tout se passe comme si Thinking Eternity était une sorte de témoignage a posteriori de ce présent. Je n’en dis pas plus, et vous laisserai découvrir ce qu’il en est réellement, parce que cela apporte aussi du sens dans le roman. De ce fait, j’ai fini par adhérer à cette construction et aux choix narratifs correspondants, trouvant cela finalement assez logique.

Cohérence du langage

Quant à la question du registre de langage, il y a la théorie et les dictionnaires, et la réalité. A partir du moment où le but est de retranscrire une époque, il est assez logique là encore de trouver les tics de langage associés à cette époque. Aujourd’hui, tout le monde dit «une alternative» comme synonyme de «possibilité», «conséquent» pour «important», «démarrer/finaliser un projet», «initier» pour commencer… Ce sont là des expressions mal employées, certes. Mais c’est un fait : elles figurent dans le langage courant et oral de notre époque. Il est donc cohérent que les personnages de ce roman les emploient systématiquement. D’autant plus que le texte se rapproche du témoignage oral. J’ai donc là aussi fini par m’y faire.

Un thriller…

Thinking Eternity est un roman assez addictif; sa forme et sa construction accroissent la vitesse de lecture. Ce qui est plutôt bien joué, parce que si l’intrigue comporte des temps forts très marquants, elle a aussi des creux, notamment au cœur du roman. Celui-ci se divise en trois parties : savoir, agir et mourir. Pourtant, j’avoue avoir trouvé le temps un peu long en plein milieu. Mais comme ça se lit vite, ça ne traîne pas trop longtemps.

On est donc dans un roman qui se rapproche du thriller, avec ses ingrédients habituels : complots, cadavres par ici, espionnage par là, scènes de baston et de poursuite, suspense et tension narrative, fausses pistes et secrets dissimulés à découvrir… On est efficacement tenu en haleine tout au long du bouquin.
Ce qui est assez génial, c’est qu’on n’est jamais perdu. Je l’ai dit plus haut : Thinking Eternity fait partie d’un univers regroupant plusieurs livres, mais chacun peut se lire de manière indépendante. Car l’auteur intègre ce qu’il faut comme infos pour qu’on sache où/quand on est, qu’on comprenne les enjeux, les personnages, les tensions, les rapports de force etc. Tout cela sans rogner sur l’intrigue et avec une belle efficacité dans la prose. Jamais rien de compliqué, des phrases directes, sans surplus ni fioritures. Bref, net et précis.

Bio/cyber/technologique

Transhumanisme et biotechnologies

Et donc un thriller bio/cyber/technologique. Je ne sais pas exactement comment le qualifier, tant le roman explore beaucoup de domaines.

On a d’abord toute la question du transhumanisme. Adrian se fait greffer des yeux cybernétiques, pour remplacer ses yeux perdus dans l’attentat. C’est une technologie balbutiante au début du roman, Adrian en est même le cobaye. Mais peu à peu, cette technologie va devenir incontournable au point d’être recherchée à des fins simplement esthétiques. Très intéressant de voir comment l’auteur imagine comment la société future va s’adapter à ces changements majeurs. Réflexions éthiques, mais aussi politiques dans les gouvernements et comités de médecine, établissement de normes (un fléau de notre époque, ça, les normes), débats publics, emparement du sujet par les médias…

Sciences, religion et éthique

Parallèlement à ce sujet se pose forcément celle de l’individu. Question maintes et maintes fois posée et reposée dans les romans de SF qui abordent le transhumanisme : où commence et où finit l’humain ?
Poussé par la désillusion et la perte de sens et de foi dans son métier, Adrian se détourne de la science actuelle et de ses «progrès». Ainsi, il élabore un nouveau discours sur la science, qu’il veut mettre à la portée de toutes et tous. Ce faisant, l’auteur évoque en creux tout le mouvement de la culture libre (une sorte de Wikimedia version XXL; j’ai trouvé passionnante la manière dont l’auteur décrit le déploiement de ce mouvement).
Mais surtout, Adrian devient effectivement une sorte de nouveau gourou, comme le monde contemporain les aime. Ces espèces de personnages puissants, qui sentent le vent tourner et savent sauter sur les occasions et les innovations, dotés d’un charisme tel qu’on les écoute béatement. Il m’a fait un peu penser au personnage de Jonathan Wei dans Les chants de Nüying. Et Adrian va effectivement devenir, avec ses yeux magiques et sa voix, une sorte de prophète qui se fait de nouveaux ennemis du côté des religions en place. La force du mouvement créé est assez incroyable et flippante, car dangereusement puissante et sans limites, et crédible.

Le discours sciences et religion, lui aussi déjà maintes fois traité, est bien mené ici. Surtout, il fait écho à notre monde contemporain, ce qui permet au lecteur d’associer des éléments de la fiction au réel. Sous couvert de SF et d’anticipation, c’est encore une fois une transposition de notre monde actuel qui se donne à lire ici.

Artémis, personnage principal du roman

Les IA

Le sujet qui m’a le plus bluffée ici concerne les IA. Là encore, sujet plus que vu et revu, et au cœur de pas mal de bouleversements qui se profilent dans notre quotidien. Finalement, au bout, la question reste la même que celle du dessus : où commence et où finit l’humain ? L’IA peut-elle remplacer l’humain ou celui-ci possède-t-il des spécificités qui ne pourront jamais être gérées/produites par une machine ? La machine peut-elle dépasser son créateur ?
Moi ce sont des questions qui me passionnent, je peux donc me les poser 50 000 fois, cela ne me dérange pas. Ce que j’ai trouvé néanmoins génial dans Thinking Eternity c’est que l’auteur emprunte, pour poser et répondre à ces questions, des chemins auxquels je ne m’attendais pas.

Artémis est une IA créée par Diane. Comme les personnages, elle évolue sans cesse, jusqu’à être remisée, puis ressortie du placard, pour être dépassée par d’autres IA conscientes etc. Plus qu’une guerre entre personnages, l’auteur propose un combat d’IA de différentes générations que j’ai trouvé génial. Et surtout, complètement détaché des humains finalement, qui se mettent alors au second plan, comme spectateurs.
J’ai adoré également constater le comportement humain de certaines IA. Les questions du libre arbitre, de la direction à donner à sa « vie » m’ont beaucoup plu et surtout surprise. L’auteur a su brouiller la frontière entre humain et machines en faisant s’interroger celles-ci sur des thématiques même pas encore résolues par les individus (le droit à disposer de sa mort, par exemple). L’auteur va même plus loin en mélangeant IA et humains. Une fois acté que l’humain est dépassé, il n’est plus question de faire une IA calquée sur l’humain mais l’inverse : capacités augmentées greffées dans les humains pour égaler la machine, transvasement de la conscience dans la machine… J’ai eu un vertige similaire à celui que j’avais ressenti en regardant l’excellente série Pantheon qui aborde aussi ces sujets-là.

Mais dans le fond, toujours l’humanité quand même

Et je me suis fait la réflexion que ce que je préfère, dans les romans de SF qui abordent ces thématiques-là, ce n’est pas tant leur capacité à être visionnaires sur les technologies mais plutôt la manière dont ils envisagent l’humain de demain et comment il va vivre avec ces nouveautés. Quel accueil ? Quelle adaptation ? Est-ce que nos limites éthiques actuelles seront les mêmes demain ? Est-ce que ces IA vont changer nos perceptions, notre façon de vivre ensemble, nos valeurs ? Et est-ce qu’on aimera, détestera, rejettera… les choses et les autres de la même façon ? Je trouve ces questions-là beaucoup plus difficiles à aborder mais elles me passionnent davantage, parce qu’elles démontrent une assez fine perception de la psychologie humaine et proposent une approche plus individuelle, subjective, intéressante.

Précisons pour terminer que tous ces sujets ne sont pas du tout obscurs. Le roman baigne dans une technologie inconnue du grand public du début à la fin. Mais il n’y a nulle difficulté de compréhension. Le langage est simple, les concepts expliqués très brièvement et de manière limpide. On sent là toute la pédagogie de l’auteur (il est enseignant-chercheur, physicien des particules et directeur de recherche). Un fond très riche et consistant, fort bien mis en valeur par une prose très abordable et volontairement assez simple et brute : l’association fonctionne à merveille.

En pratique

Raphaël Granier de Cassagnac, Thinking Eternity
Mnémos éditions, 2014 puis collection Hélios, 2022
Couverture : Alex Tsoucas
Prix du Lundi 2014 de la science-fiction
Autres avis : Un roman riche en réflexions sur un fond de thriller efficace pour MarieJuliet, belle découverte également pour Xapur, même s’il reste des questions sans réponses.

Il y aurait beaucoup plus à dire sur Thinking Eternity, tant il est passionnant, riche et incroyablement contemporain. Ce roman d’anticipation selon moi est une lecture de notre monde d’aujourd’hui. Ce pourquoi il nous parle autant et aussi facilement, je pense. Il n’est pas dénué de quelques défauts mais je les ai déjà oubliés. Je retiens de ce roman la surprise qu’il a générée chez moi, et l’envie que j’ai désormais de lire les deux autres romans de cet univers. Très très bon roman que je relirai volontiers, peut-être pour capter différemment certaines scènes, et surtout relire «en sachant». Vous savez, une fois qu’on sait la fin, c’est toujours intéressant de revenir au début pour débusquer les indices qui nous auraient échappé…

13 commentaires sur “Raphaël Granier de Cassagnac – Thinking eternity

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  1. Merci pour ce bel article qui m’a replongé dans le récit et a pointé quelques points que j’ai trouvés importants (dont le traitement très intéressant des IA et de leurs possibles rôles). J’aime bien aussi ton parallèle avec le Jonathan Wei des chants de Nüying. Quant à la série Panthéon, inconnue au bataillon : je vais donc me renseigner.
    Merci encore et bonne journée à toi.

    1. La série Pantheon était géniale, elle est produite par Ken Liu et est une adaptation de trois nouvelles qui figurent dans The Hidden girl ans the others stories. Vertigineuse et fichtrement bien faite, j’ai été scotchée ! Je te la recommande ardemment, je pense que tu vas l’apprécier vu les sujets abordés !

    1. Rien ne presse 🙂 En plus les bouquins étant indépendants, ça aide, au moins il n’y a pas la pression de vite le lire avant que les souvenirs du précédent s’estompent !

  2. Hum, je vais avoir du mal à dépasser les tics de langage contemporains et la narration au présent, je crois. Je me garde ta chronique sous le coude, viendra peut-être un moment où ce roman me tentera davantage, vu ton enthousiasme !

    1. Je te comprends… En plus, juste après ce roman, j’ai lu Symphonie atomique, excellent mais pareil : bourré d’anglicismes et de tics de langage. Un peu agaçant à la longue 🙁
      Mais pour les deux, j’ai su mettre ça de côté pour apprécier la qualité des bouquins, donc j’espère que si tu te lances tu auras le même ressenti, pour te faire embarquer dans l’histoire en oubliant ces fâcheux aspects !

  3. Bravo pour ton avis qui au début me laissait penser qu’il me donnerait envie de rester loin du roman, alors que finalement, il donne envie de m’y plonger. Si je ne suis pas fan des tics de langage (quoi que en te lisant, je réalise que j’emploie pas mal d’expressions à mauvais escient), la question de l’IA me fascine, m’inquiète, me donne de l’espoir… Bref, je suis avide de tout texte l’abordant qu’il soit de fiction ou non.

  4. J’ai de mémoire beaucoup aimé Resilient Thinking, du coup, tu me rappelles qu’il faut que je lise le reste du cycle. Contente que celui-ci t’ait plu. C’est un bon présage pour une potentielle appréciation de mon côté.

  5. J’avais beaucoup aimé Resilient Thinking que j’ai lu sans avoir lu les deux autres. Je ne pense pas lire les deux autres, je ne ressens pas le besoin d’aller plus loin.

    Si tu es intéressée par les IA et leur effet sur les humains, je pense que tu pourrais trouver un très grand intérêt dans la nouvelle de Greg Egan qui est sortie dans le précédent Bifrost (le 113) Le charme discret de la machine de Turing.

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