Premières lignes #21 : Trois battements, un silence

J’ai chroniqué ce roman cette semaine, et j’ai pensé que ce serait bien d’en partager les premières lignes pour que vous puissiez vous faire une idée de la plume. Comme c’est un roman qui m’a plu dans sa forme plus que dans son fond, et que ma chronique était assez peu claire sur ce dernier point, peut-être que cela vous donnera envie de tenter sa lecture. Voici donc les premières lignes #21. Bonne lecture !

4e de couverture

Difficile d’échapper à son héritage familial quand, comme Marco Delusi, on grandit au sein d’une famille dysfonctionnelle dans laquelle être un homme signifie haïr les femmes. Seul son oncle Ray lui montre de l’affection et l’initie à la magie du monde et de celles et ceux qui le peuplent, habitants de l’ombre autant que de la lumière.

Après la mort de Ray, Marco vit à l’écart de la société. Celle-ci se rappelle toutefois à son bon souvenir quand son fils disparu huit ans plus tôt revient dans sa vie. Ce retour laisse alors surgir un passé qu’il préférait oublier.

Pour sauver son garçon, Marco sait qu’il lui faudra mettre fin à la malédiction qui pèse sur les hommes de sa famille et accorder son cœur au rythme des autres. Pourquoi pas à celui de Hannah, son premier amour…

Le temps, peut-être, de trois battements et d’un silence.

Premières lignes #21 : Trois battements, un silence

C’est rare qu’un flic grimpe jusqu’à la maison, mais en général, quand il s’est tapé les dix minutes de pleine montée sur un chemin jailli de la roche dans sa bagnole crachotante, il en veut pour sa peine.

Marco décoince le mégot éteint qu’il a à la bouche et passe une main grasse de cambouis dans ses cheveux non moins gras. S’il cherche du mauvais garçon, il va en trouver. Le James Dean du pauvre, en plus brun, devant une vieille DS au capot ouvert, parce qu’on est en France, bordel…

— Marco De Lusi ?

Le flic a le front bien bas et bien suintant, le regard très clair, convaincu. Un petit flic du coin, qui a dû perdre au tirage au sort pour aller régler les affaires du voisinage au-delà du bled le plus paumé des Alpes, du genre qui fait encore assez pittoresque l’hiver pour que les amateurs de randonnée en raquettes s’extasient en se disant que la vraie vie est là, coincée entre deux baraques aussi tristes que

délabrées. Marco ne le connaît pas, mais il ne connaît pas grand monde dans ce coin où il est revenu depuis huit ans, d’abord parce que le taudis est un héritage et ensuite parce qu’il a décidé qu’il était temps que le monde l’oublie. Avant de répondre au petit flic, il tend la main vers le tourne-disque qu’il a posé sur le rebord de la fenêtre de la cuisine et qui crache See You Later, Alligator en boucle, le disque préféré de son oncle Ray. L’aiguille a un crissement strident quand il relève le bras.

— Délusi. C’est moi.

— Je viens pour la plainte.

— La plainte ? Quelle plainte ? Pas pour tapage nocturne, je suppose. J’ai pas un voisin à la ronde.

— Si, votre propriété touche celle de M. Forin.

Il a craché le mot propriété. Il fait dans l’officiel, le professionnel, le cadré. Personne n’oserait appeler propriété la vieille bâtisse des Délusi sans avoir envie de rigoler.

— Vous avez planté une rangée de sorbiers à l’orée de son pâturage.

On a quitté l’officiel, soudain. Marco se permet un sourire. C’est joli, ça, « l’orée de son pâturage ».

— Et après ?

— Après…, M. Forin dit que vous avez utilisé de l’engrais qui nuit à ses plantations.

— Ah ouais ? Et il a quoi, comme preuve, M. Forin ?

Le flic perd de sa superbe, au fur et à mesure qu’il retrouve son souffle, détourne sa hargne de s’être tapé cette suée et déroule le motif ridicule de laplainte. Marco a presque de la compassion pour lui.

— Eh bien…, il dit que le sorbier ne pousse que dans les sous-bois, pas les pâturages.

— Faut croire que si…

Il garde son calme mais il pense « putain d’écolos », comme il penserait « putain de capitalistes » si le motif avait été autre. Il s’occupera de M. Forin et ses brebis bio plus tard, à la nuit tombée, et aucun flic n’y trouvera rien à redire, et M. Forin lui-même sera content d’être en vie, après ce qui va lui écraser la tête dès que le soleil aura disparu – un soleil froid et terne de printemps. Il y a un silence que Marco prend soin de ne pas trahir et qui embarrasse le flic au plus haut degré.

— C’est un bébé que j’entends ? demande le flic soudain.

Il regarde la vieille DS, au capot ouvert comme une trappe sur un piège, et Marco, ses cheveux gras en arrière, son pull élimé, son jean couvert de taches d’huile. Cette fois-ci, Marco grimace.

— Pas de bébé, ici.

Ça lui broie un peu le cœur de dire ça. Il y en a eu, des bébés, avant. Cette maison, si elle n’a jamais été belle ni riche, a grouillé d’enfants, tous ceux du clan Délusi, il garde ce souvenir des cousins quand ils étaient gosses comme lui, des gosses partout qui grouillent et se collent des échardes dans les genoux, des gosses avec des pères, pas de mères, jamais. Aujourd’hui, la maison n’abrite que des illusions, quand elle est dans ses bons jours. Dans ses mauvais, ce sont les cauchemars, les coups de ceinture, les insectes qui grouillent, toute une pourriture sur le corps et dans la tête.

Quelques réflexions

Il est rare que j’apprécie un incipit comme ça. Très dialogué, brut et brutal. Tout me donne envie de partir en courant. Ce n’est pas commun, pour un incipit, de faire fuir son lectorat. Pourtant ici, on en prend plein la figure tout de suite, sans préliminaires. Pas d’accroche poétique pleine de nuages qui passent et d’oiseaux dans le ciel, mais un flic qui déboule. Ca ne commence pas sous les meilleurs auspices… Le langage est familier, pas ce que je préfère non plus. Le dialogue, si on peut appeler cela un dialogue tant les deux personnages ne s’écoutent pas et ne sont pas dans l’échange, arrive très vite. Il est brut, et pas introduit. Anne Fakhouri ne semble pas vouloir s’embarrasser de trucs inutiles. Les propos de chaque personnage sont comme jetés sur le papier. Où on est, quand, qui sont ces personnages ? On le devinera plus tard, j’imagine. Bref, on a là un incipit qui se fout de toutes les règles traditionnellement conseillées pour ouvrir un roman. Mais on s’en fout, car ça marche.

Et ça marche, car quelque chose retient mon attention. Ce n’est pas ce personnage, Marco de Lusi, une armoire à glace qui ne semble pas avoir inventé la poudre ni connaître les règles de base de courtoisie. Ce n’est pas le flic non plus, d’ailleurs lui non plus n’a pas l’air d’être bien futé. C’est peut-être bien ce pied de nez à tous les conseils pour commencer un roman qui fait qu’on s’attarde.
J’aime particulièrement les pensées de Marco dans les paragraphes de récit. Celui-ci est raconté à la 3e personne du singulier, mais on ne ressent pas cet intermédiaire dans l’expression des pensées du personnage. Elles viennent comme ses paroles, sans filtre. Et elles se bousculent dans sa tête. L’homme est peu loquace, mais ses pensées se chevauchent, se fracassent, dans un empressement d’une violence à peine contenue.
Et puis derrière cette violence sous-jacente, je ressens quelque chose de l’ordre de l’intime, du drame, d’un passé lourd. Ce qui me fait penser que peut-être, ce que Marco montre ici, c’est une façade de protection. J’aime à croire qu’il y aura peut-être des aperçus de beauté derrière ce paravent, aussi fulgurantes que puissantes, qui sauront me toucher.

Si vous avez lu ma chronique, vous savez ce qu’il en est. Si ce n’est pas le cas, je vous laisse le découvrir, en espérant que ces premières lignes #21 vous auront donné envie de tourner les pages suivantes…

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous créé par Aurélia du blog Ma lecturothèque est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses : Lady Butterfly & CoCœur d’encreLadiescolocblogÀ vos crimesJu lit les motsVoyages de KLes paravers de Millina4e de couvertureLes livres de RoseMots et pelotesMiss Biblio Addict !!La magie des livresElo DitLe nocher des livresLight and smell.

N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai ainsi actualiser la liste.

 

Que pensez-vous de cet incipit ? La lecture de ces premières lignes  #21, associée à mon retour récent, vous donne-t-il envie de vous plonger dans ce roman singulier ? Si vous l’avez déjà lu, retrouvez-vous le plaisir que vous avez eu à le lire ? Je vous souhaite un très bon dimanche et de très bonnes lectures !

Un commentaire sur “Premières lignes #21 : Trois battements, un silence

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  1. Je pense que ça reste plus ta chronique qui me ferait aller plus loin dans la lecture.
    C’est rythmé par des successions de virgules comme des croches ou des doubles croches répétitives. Le genre de passage que je n’aime pas jouer, car je m’y perds au bout de 5 mesures.

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