Premières lignes #16 : Jusque dans la terre

Bonjour et bon dimanche ! Après Parcourir la terre disparue, continuons dans le même ordre d’idées. Je vous propose dans ces premières lignes #16 l’incipit du roman Jusque dans la terre de Sue Rainsford. Ce roman est paru aux Forges de Vulcain en 2022. Un roman que j’avais envie de lire depuis un moment, et je suis tombée dessus dans une des bibliothèques du campus où je travaille. Parfait ! Je vous laisse avec les premières lignes, on se retrouve un peu plus loin.

4e de couverture

Ada vit avec son père dans une clairière, en bordure d’une forêt, non loin de la ville. Ils passent leur temps à soigner les habitants qui leur confient leurs maux et leurs corps, malgré la frayeur que ces deux êtres sauvages leur inspirent parfois. Un jour, Ada s’éprend de Samson, un de ces habitants. Cette passion, bien vite, suscite le dépit voire la colère du père de la jeune fille et de certains villageois.
L’adolescente se retrouve déchirée par un conflit de loyauté entre son héritage vénéneux et cet élan destructeur qui l’emmène loin de tout ce qu’elle a connu.

Premières lignes  #16 : Jusque dans la terre

Les étés, par ici, sont faits de longues herbes négligées, d’une uniforme lumière de citron, de chaleur qui cuit la terre et qui fait vibrer l’air. Les ombres sont si noires, si profondes qu’elles semblent aussi solides, aussi vivantes que les corps qui les projettent.

Par ici, l’été, même les matins brûlent d’une ardeur acérée, et tous les matins, quand je me lève, je laisse la chaude confusion de mes draps pour aller dehors, sur les pavés de la cour, et j’examine la grille de la bouche d’évacuation.

Entaille, petit trou, petit ravin.

Même par ce temps, une moiteur secrète y scintille.

Moi, elle me fait peur.

Cette canalisation.

Elle me fait peur parce que, tout longs et secs que soient nos étés, des limaces en ressortent, rampent sur leurs ventres serpentins, errent partout dans la cour afin de s’introduire dans la maison.

J’ai toujours détesté les limaces, depuis que je suis toute petite. Une fois, j’en ai pris une et je l’ai coincée entre mon pouce et mon index, et je les ai frottés l’un contre l’autre jusqu’à ce que la bête, minuscule, un bébé, de la taille d’une fève, soit écrasée.

La nuit, j’entends leur lente procession. Toutes ces limaces qui vivent sous la maison, je les entends se traîner sur les cailloux et dans la poussière, se ratatiner comme la peau de vieux fruits. Aveuglément, de-ci de-là, sur la pelouse, leurs yeux-tentacules aux aguets. Et maintenant, à la lumière du jour, le jardin bruisse et soupire, m’empêchant de percevoir les murmures souples de leurs ventres.

J’en vois une, petit museau aveugle, serpent noir de la taille d’un pouce, qui sort de la grille fissurée. Elle se dirige vers l’herbe jaune, sorte de croûte carbonisée qui recouvre les entrailles luxuriantes de la pelouse.

Si Père était là, il épandrait du sel.

Il en verserait dans la bouche d’évacuation.

Si je pouvais entendre craquer leurs mille cadavres, si je pouvais supporter leur odeur sans nausée, je ferais la même chose.

Père ne détestait pas les limaces, mais il s’en méfiait.

À la fois liquides et solides, ni l’un ni l’autre pourtant, et si lentes.

Il est juste, je suppose, que j’en suive une aujourd’hui, car ce jour est celui où une longue attente s’achève enfin. Car la Terre bouge.

Pour la première fois depuis tant et tant de pâles années.

Elle bouge. Tout est terminé.

Tout près, le plant touffu de lavande ne répand presque plus de parfum.

C’est la chaleur.

Rien n’y résiste.

Enfin, rien n’y résiste qui n’est pas sous terre.

Quelques réflexions

Je sens le goût de la terre sur la langue, pas vous ? Je sens aussi son parfum estival, et celle des fleurs; j’entends enfin le bruit des limaces se traîner sur le sol. J’ai l’impression que cet incipit porte un regard zoomé sur un petit centimètre carré de sol, comme un effet loupe. C’est assez rêche, brut, même repoussant parfois, loin d’un imaginaire estival léger et insouciant. Encore un incipit qui détourne complètement une image commune.

Il offre par ailleurs un contraste assez saisissant entre un extérieur doré et des profondeurs plus sombres, deux mondes séparés par ces canalisations effrayantes et peuplées de vies traînantes. Personnellement, je n’aime pas trop les limaces, aussi ces premières lignes m’hypnotisent autant qu’elles me repoussent. Ce n’est pas la première fois que je ressens cette sensation; c’était déjà le cas avec Parcourir la terre disparue.

Comme pour accompagner ce premier tableau étrange, l’écriture se meut, elle aussi. Une narration assez simple de prime abord : du « je » au présent, pas ce que je préfère, mais pour ce premier tableau contemplatif cela s’y prête bien. En plus, cela permet de capter toutes les sensations ressenties par la narratrice. Et puis l’écriture, disais-je, se meut : elle oscille entre des successions de phrases saccadées, dans un style coup de poing, et des phrases plus longues, comportant des subordonnées et des répétitions (« si je pouvais… / si je pouvais… »). Cela crée des effets de rythme, mimant la procession des limaces traînantes.

Je sens qu’on ne va pas rigoler, dans ce roman. En effet, je décèle une sorte de pesanteur diffuse, accrue par la mention du père avec son sel pour dézinguer les bestioles. Peut-être que l’on va ressentir aussi les effets de la profondeur. La 1e de couverture, tout en racines et si rouge… Je pressens que ce texte sera dérangeant, qu’il va nous étouffer et qu’il s’offrira dans toute sa brutalité, sans fard. Avec de l’étrange, peut-être. A confirmer !

En pratique

Sue Rainsford, Jusque dans la terre

Aux forges de Vulcain, 2022

VO : Follow Me to Ground, 2019

Traduction : Francis Guévremont

Couverture : Elena Vieillard

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous créé par Aurélia du blog Ma lecturothèque est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses : Lady Butterfly & CoCœur d’encreLadiescolocblogÀ vos crimesJu lit les motsVoyages de KLes paravers de Millina4e de couvertureLes livres de RoseMots et pelotesMiss Biblio Addict !!La magie des livresElo DitLe nocher des livresLight and smell.

N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai ainsi actualiser la liste.

Je vous souhaite un très bon dimanche !

12 commentaires sur “Premières lignes #16 : Jusque dans la terre

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      1. Double merci 🙂 C’est très sympa de votre part à toutes les deux 🙂 Je suis très contente que ça vous plaise et que ces réflexions vous intéressent et vous donnent envie de lire le bouquin 🙂

          1. C’était l’effet recherché, j’avais un peu peur que ça fasse trop scolaire, je suis contente que cela te plaise donc 🙂 Merci beaucoup pour ton appréciation très encourageante !

    1. Oh ! Hé bien je te remercie, je me demandais quand j’ai commencé ces premières lignes si ces réflexions n’étaient pas superflues, je suis contente si tu y trouves de l’intérêt 🙂 Merci beaucoup pour ton retour !

  1. Oh, Jusque dans la terre <3
    L'une de mes meilleures lectures de l'année précédentes. C'est d'ailleurs un texte parfaitement en accord avec l'automne, et le côté poisseux, charnel que peut avoir cette saison, avec les odeurs de terre lors des balades en forêt.
    Ces quelques lignes m'ont replongé directement dans le ton du roman. Je ne peux que te conseiller de poursuivre ta lecture rapidement. C'est un roman déroutant, qui offre beaucoup de réflexions, et qui reste mystérieux par bien des aspects, mais aussi très fort.
    Je pense que ça pourrait te plaire 🙂

    1. Oui d’ailleurs vu le temps dégueulasse aujourd’hui (je ne m’en plains pas, au contraire), je me dis qu’en effet la lecture de ce roman assez court serait parfait pour le moment ! Je vais le lire assez vite, parce que vraiment ces premières lignes m’ont intriguée et ce côté poisseux étouffant et brut m’attire terriblement 🙂 Je te remercie de me donner encore plus envie 🙂 Je vais voir pour le caser assez rapidement 🙂

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