Pierre-Marie Desmarest – L’empire savant

Œuvre bien singulière, tant dans sa forme (ensemble de manuscrits réorganisés en un récit à peu près linéaire, et composé de lacunes) que dans son contenu, entre conte philosophique du XVIIIème siècle, éléments romanesques comiques du XVIIème siècle et traces de ce qu’on pourrait appeler « science-fiction ».

Genèse du texte

La genèse de l’Empire Savant est déjà tout un roman. En effet, il s’agit de manuscrits épars retrouvés dans la bibliothèque Saint-Corneille de Compiègne, par Vincent Haegele, alors directeur des bibliothèques de la ville, de 2012 à 2016. Après interrogation sur le statut de ces fragments (archives ou texte littéraire ? fiction ou non fiction ?), il a fallu les organiser, parfois les remanier, en tenant compte de leur état, lacunaire donc, et de leur nature très diverse (notes, copies de lettres, coupures de presse…). Bref, remonter le labyrinthe pour tenter de revenir à la source de la démarche de P-M Desmarest et la comprendre, mais aussi reconstituer une cohérence, réintégrer une certaine linéarité propre à un récit fictionnel, et en faire un texte lisible aujourd’hui.

Vincent Haegele, désormais directeur de la bibliothèque municipale de Versailles, est revenu sur cette reconstitution lors d’une conférence à l’Ecole Nationale de Chartes le 6 octobre 2020. C’était l’occasion de présenter son auteur, et les multiples sens que recouvre l’Empire Savant. C’était vraiment passionnant, et vous pouvez d’ailleurs retrouver cette conférence en intégralité ci-dessous. C’est à cette occasion que j’ai découvert ce texte.

Qui est Pierre-Marie Desmarest ?

Un clerc, et jacobin. Il porte un regard d’historien sur son époque. Il devient sous Napoléon chef de la Police, travaillant avec Fouché, avant d’être placardisé en 1815. Il s’ennuie, et a donc du temps pour écrire, à la fois des mémoires, mais aussi des analyses politiques et historiques de son époque. Les fragments de l’Empire Savant datent de cette époque (1820). Il meurt avant leur publication (si publication il devait y avoir).

Synopsis

Le récit raconte l’histoire d’Isidore, qui souhaite s’embarquer pour l’Afrique et en découvrir ses terres centrales encore inconnues. Après son arrivée, il lui arrive mille et une aventures, toutes plus rocambolesques les unes que les autres, et qu’il raconte avec distance et humour. Puis Isidore arrive au but de son voyage, les montagnes centrales de l’Afrique, en compagnie de Pinda. Le narrateur nomme cet espace Pindalie, en hommage à sa partenaire de voyage. Ces péripéties sont rassemblées dans la première partie, intitulée Voyage, découpée en petits chapitres (constitués lors de l’édition du texte).

La seconde partie, la cité des sciences, présente un inventaire d’inventions techniques très futuristes, très… actuelles, de l’Empire Savant, civilisation complètement inconnue au-delà des montagnes centrales de l’Afrique. On peut y déceler un récit de science-fiction avant l’heure.

Une œuvre d’entre-deux

Voilà le texte qui met en lumière tout l’aspect artificiel de mes catégories de chroniques. Car dans quoi rentrer cette œuvre étrange ? Je me suis basée sur la composition binaire de l’œuvre pour la classer justement dans la catégorie des entre-deux :

  • Voyage est une exploration de l’Afrique du XVIIIème siècle, bien réelle, par un narrateur très ancré dans son temps
  • La cité des sciences est une exploration futuriste des techniques et inventions mis au point par l’Empire Savant; se dessine une Afrique complètement imaginaire, rêvée, et anticipée.

Il manque des fragments centraux permettant d’articuler le voyage à la cité des sciences, ce qui donne l’apparence d’un diptyque très tranché sans lien apparent. Mais la fin de la première partie intègre déjà le changement de paradigme de la cité des sciences, avec la représentation de la Pindalie. Ce locus amoenus complètement fantasmé présente un état de nature idéalisé (Rousseau est d’ailleurs convoqué), un « autre monde », dans lequel interviennent des Esprits, des sorciers, de la magie… Il y a déjà ici une métamorphose du discours et du personnage qui s’opère par rapport au début. On peut y voir les prémisses de la seconde partie.

Première partie : le voyage. Satire sociale, inscription dans une tradition littéraire bien marquée

Desmarest se place dans une double tradition littéraire : l’accumulation romanesque de péripéties avec forte tonalité comique, propre au XVIIème siècle, et le conte philosophique du XVIIIème siècle.

Le roman d’aventures comiques du XVIIème siècle

Le récit accumule les péripéties, allant de l’épisode des pirates, à la traversée du désert en passant par un enlèvement, le bagne… Il lui en arrive, des histoires, à Isidore. Le tout est raconté avec beaucoup d’humour.

Isidore peut aussi être comparé au héros de Cyrano de Bergerac, dans son œuvre Histoire comique des Etats et Empires de la Lune et du Soleil (1657-1662) : l’Afrique se découvre comme la Lune, un « autre monde » avec d’autres coutumes et mœurs, qu’il prend le temps de décrire, en parallèle de son époque et cadre occidental.

Frontispice de l’Histoire comique contenant les États et empires de la Lune dans le tome II des Œuvres de Monsieur de Cyrano Bergerac éditées par Jacques Desbordes, à Amsterdam, en 1709. 

Il est amusant de noter que Desmarest n’a jamais mis un pied en Afrique. Il la décrit, par le biais de son personnage, à partir de récits de voyage qu’il a pu lire (par ex. Voyage à la recherche des sources du Nil de James Bruce, publié entre 1774 et 1790), et de son expérience de policier, qui lui a permis de prendre connaissance de la situation politique, religieuse et sociale sur les Etats d’Afrique.

Le conte philosophique du XVIIIème siècle

Le point de vue d’Isidore se place dans cette tradition. Il est à la fois porte-parole d’un nouveau monde découvert, qu’il met en relation avec le sien, et aussi un regard interrogateur, car qui est finalement l’étranger ? On retrouve le positionnement d’Usbek et Rica dans les Lettres persanes (1721). Isidore le dit d’ailleurs très bien : « Tandis que tout me paraissait si étrange, j’étais peut-être l’objet le plus curieux, si l’on eût voulu m’examiner ».

On peut aussi penser aux Voyages de Gulliver de Jonathan Swift (1726), certains épisodes de Gulliver et Isidore présentent certaines similarités (par ex., Gulliver favori du roi de Brobdingnag avec qui il s’entretient sur le système politique anglais // Isidore favori du Sultan de Bornoû, avec qui il s’entretient sur les souverains européens).

On peut donc lire à travers cette rencontre de l’Ailleurs et de l’Autre une réflexion sur la société contemporaine, ses valeurs, son fonctionnement… Deux visions du monde s’opposent, placées en miroir, et dialoguent entre elles, s’interrogeant mutuellement. Cette découverte permet également à Isidore d’affiner son jugement : ses idées préconçues sur l’Afrique avant son départ sont très rousseauistes (état de nature, civilisation pure et pas encore ternie par le « progrès »…).

Le narrateur revient chez lui à la fin du récit, bouclant la boucle, mais en ramenant dans sa besace des « trésors ». Comme les héros des contes et romans d’apprentissage, Isidore a évolué, grandi.

Le récit de science-fiction avant l’heure

La cité des sciences est un répertoire d’inventions techniques et scientifiques futuristes, provenant d’une société au cœur de l’Afrique centrale, beaucoup plus évoluée. Cette civilisation est « pure », intouchée » par la venue d’Occidentaux imposant leur culture, et merveilleuse.

On peut par exemple y découvrir des inventions permettant la lecture dans les pensées d’autrui, les haut-parleurs, les rayons X, une machine pour écouter les conversations, une technique ancêtre de la fécondation in vitro… On ne peut que se demander « mais comment a t-il pu imaginer tout cela ? » Dans quoi Desmarets a t-il pu puiser son inspiration ? Cette imagination débridée va en plus à l’encontre de l’image que l’on se fait d’un homme qui a été haut fonctionnaire de police sous Bonaparte.

Science-fiction ou pas ?

Cette œuvre est un peu un ovni pour son temps, même si quelques œuvres, comme celle de Cyrano de Bergerac, ont déjà emprunté le chemin de la « science-fiction » avec le voyage spatial.

On ne peut pas proprement parler de science-fiction en tant que genre, car celui-ci n’apparaît pas vraiment avant la fin des années 20, dans le Pulp américain Science Wonder Stories (éditorial d’Hugo Gernsback). A l’époque, on trouve encore beaucoup le terme « scientifiction ». Le genre va évoluer et trouver sa place distincte de la fantasy dans les années 50.

Science Wonder Stories Quarterly, Vol. 1 No. 1 (1929) – Frank R. Paul (Illustrator)

En attendant, les thèmes abordés sont bien ceux du genre deux siècles plus tard : fiction autour de progrès techniques et scientifiques, impossibles à l’époque où ils sont relatés du fait de l’état des connaissances. Ici, pas de voyage dans l’espace, mais un voyage dans une contrée lointaine, inexplorée, comme pourrait l’être une planète far far away.

De l’imaginaire par anticipation… remisé au placard

Finalement, ce qui est intéressant, c’est le rejet global de ces inventions par la civilisation en question, d’ailleurs remisées au placard, le « dépôt général », qui renferme toutes ces machines avec les plans. En effet, elles sont toutes été testées, et ça n’a pas été très concluant.

Les chapitres (là encore, le chapitrage est contemporain et résulte de l’édition de l’ouvrage) se suivent sous une construction similaire. Isidore prend connaissance de toute cette machinerie grâce à son guide Souleyssour. A chaque chapitre, sa machine (présentée comme au téléachat : « voici une eau […] bienfaisante et sacrée »), son fonctionnement et son utilité. On peut trouver ça génial, mais en fait, Souleyssour finit toujours par expliquer à Isidore pourquoi en fait cette invention n’est pas une si bonne idée… (le haut-parleur : pratique en apparence, pour un roi, d’entendre ce qui se dit tout bas. Mais a t-on vraiment envie d’entendre les ragots et petits surnoms pas très sympathiques dont on peut l’affubler ? Et puis, sachant cela, les médisants changent leur discours, et le parent de double-sens, intégrant la fausseté aux rapports humains… bref, le haut-parleur a fini démonté et remisé au dépôt).

Le progrès ici n’est pas vu de très bon œil, il pervertit les sociétés. On est complètement à l’encontre des récits imaginaires de l’époque et de ce qui se fera dans la science-fiction ensuite. On retrouve encore là une sorte de critique de la société et de sa course aux progrès (déjà), et finalement, l’état de nature, intouché, est ici encore encensé, en creux.

Et c’est sur ce constat que se termine le manuscrit : « j’étais comme ces sauvages que nous avons vus à Londres, regrettant leur cahute et leur bois, toujours poursuivis par les souvenirs du pays et par les habitudes de la vie passée, et, de surprise en surprise, succombant à la maladie de l’ennui ».

L’empire savant de Pierre-Marie Desmarest, présenté, édité et commenté par Vincent Haegele, aux éditions publie.net (2019)

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