Le Clézio – Désert

Désert. Voilà un titre bien âpre. Brut. Et pourtant… Désert de Le Clézio est un formidable mirage textuel. J’ai re re re… relu cette œuvre dans le cadre du Cold Winter Challenge 2020, dans la catégorie « chocolat chaud ». Parfaitement adapté, en termes de température, mais je dois avouer que ce roman est mon œuvre de cœur. Il rentrait donc parfaitement dans cette catégorie « bonus ». La force poétique de Le Clézio atteint la perfection dans cette œuvre, et parvient à créer un désert complexe, fuyant, saisissant, tout en mouvement, modelé par le texte.

Désert de Le Clézio s’inscrit dans une longue tradition littéraire de récit de voyage, qui atteint son apogée au XIXème siècle (dans le cadre de la mode orientaliste). Vers le désert affluent écrivains, peintres, amateurs, collectionneurs, en quête d’images, d’exotisme, de renouveau.

Contextualisation – Le récit de voyage et l’Orient au XIXème siècle

Désert de Le Clézio s’inscrit dans la tradition littéraire du récit de voyage, dont l’apogée se situe au XIXème siècle (orientalisme). Le désert fascine et attire les écrivains en quête d’une authenticité (relative), d’exotisme, d’images. Le désert est l’objet de plusieurs récits de voyage et romans : Pierre Loti (Le désert, 1895); Odette de Puigaudeau (Le sel du désert, 1940); Eugène Fromentin (Un été au Sahara, 1857); Isabelle Eberhardt (Au pays des sables, 1944); Théodore Monod (Méharées, 1989)…

Le magnifique ouvrage Ecrire le voyage. De Montaigne à Le Clézio, sous la direction de Sylvain Venayre (Editions Citadelles & Mazenod, 214) offre un panorama complet de ces écrivains voyageurs, qui ont écrit le paysage.

Son introduction pose les bases de cette tradition littéraire et de son évolution au XXème siècle.

Cette longue tradition a construit, de manière durable, un imaginaire du désert. Vu comme le miroir inversé de l’Occident, il est tantôt lieu d’enquêtes sociologiques, tantôt lieu de recherche d’une certaine authenticité, mais aussi lieu hostile… il reste de fait mal connu, et donne ainsi lieu à tous les possibles. Il n’y a pas un seul désert, géographique, mais plusieurs déserts, littéraires, imaginaires, chargés de filtres culturels… qui se dévoilent sous la plume des écrivains. Le désert est protéiforme, et ainsi parfait objet romanesque.

Avant d’ouvrir ce roman, le lecteur est déjà chargé d’images, de symboles, de filtres préconçus, construits par cette tradition. Or, Le Clézio, lors de l’écriture de ce roman, n’a jamais mis un seul pied au Sahara. Il est donc intéressant de voir s’il réutilise tout ce matériau, et si oui, comment. Comment écrit-il cet espace ? Comment, par les mots et le langage, lui donne-t-il forme ?

Synopsis

« La toute jeune Lalla a pour ancêtres les « hommes bleus », guerriers du désert saharien. Elle vit dans un bidonville, mais ne peut les oublier. La puissance de la nature et des légendes, son amour pour le Hartani, un jeune berger muet, une évasion manquée vers « leur » désert, l’exil à Marseille, tout cela ne peut que durcir son âme lumineuse. Lalla a beau travailler dans un hôtel de passe, être enceinte, devenir une cover-girl célèbre, rien n’éteint sa foi religieuse et sa passion du désert. »

Désert : le projet romanesque de Le Clézio

Un acte de mémoire

Le Clézio est romancier, avant tout. C’est donc naturellement qu’il choisit la forme romanesque pour Désert, plus apte à décrire et relater un lieu qu’il ne connaît pas de visu.

Si son Désert est un lieu imaginaire, ce roman est un préalable à son récit de quête postérieur, Gens des nuages.

Ecrit en 1999, soit 19 ans après Désert, ce récit raconte la voyage de Le Clézio et sa femme Jemia vers les origines de celle-ci, à la rencontre du désert et de l’histoire de ses ancêtres.

JMG Le Clézio, Gens des nuages, Folio, 1999

Dans le prologue de Gens des nuages, l’origine de ce voyage est mentionnée et bien antérieure à l’écriture de Désert : « Pour tenter de donner une plus grande réalité à ce rêve de retour, JMG avait écrit son roman désert, autour de la figure légendaire du cheik Ma el Aïnine […]. La grand-mère de Jemia nous avait parlé de Ma el Aïnine, un parent par alliance […]. En écrivant son roman, JMG se rapprochait de ce désir commun, retrouver l’héritage perdu ».

Désert est un roman, certes, mais inclus dans un projet global. C’est un acte de mémoire : écrire pour enquêter, marcher sur les traces d’un passé à recomposer.

Une oeuvre d’imagination

Désert mêle deux récits. Le premier, qui ouvre le roman, est celui des hommes bleus. Il raconte leur exode, au début du siècle. Ce récit provient d’histoires familiales, prenant ainsi une dimension authentique. Les personnages (Ma el Aïnine, notamment) ont existé, le récit est ancré dans une réalité géographique et temporelle. A partir des légendes familiales, Le Clézio bâtit un récit, imagine la vie qu’auraient pu avoir les ancêtres de son épouse. Chassés de leurs terres, ces marcheurs avancent, péniblement, éternellement, vers un futur inconnu, dans un désert hostile, infernal, étouffant.

Le second récit est celui de Lalla. Descendante des hommes bleus, le désert est pour elle un rêve, d’espace, d’infini, de liberté. La première partie de ce récit s’intitule « le bonheur ». Le désert de Lalla est un paysage de liberté, de couleurs éclatantes, de paix intérieure, et de quiétude. Elle s’est forgé une image du désert, qu’elle ne connaît pas vraiment, à partir des récits de famille, qu’elle a embellis.

Les deux récits s’entremêlent, et se répondent, en miroir. Le désert infernal des hommes bleus répond au désert idéalisé, éclatant et coloré de Lalla. Le Clézio bâtit ainsi un double récit, portant des colorations complètement différentes.

Un désert mystique

Le désert, celui des marcheurs comme celui de Lalla, se teinte d’abord d’onirisme. L’incipit (« Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune ») donne l’impression d’une apparition fantomatique. Ce rêve se poursuit tout au long du récit (« parfois il avait l’impression que tout cela était un rêve, un terrible, interminable rêve qu’il faisait les yeux ouverts »). L’excipit reprend enfin cette thématique (« Alors ils sont apparus sur la grande plaine »).

Le récit revêt également un caractère surnaturel (« la lumière de son regard était presque surnaturelle »). Il vit de ses légendes et de ses mythes (les récits racontés le soir au coin du feu). La danse des marcheurs bleus sur le chant de Ma El Aïnine se teinte de mysticisme (« c’était une musique qui s’enfonçait dans la terre froide, qui allait jusqu’au plus profond du ciel noir, qui se mêlait au halo de la Lune […] La musique s’élançait jusqu’au plus lointain de l’horizon […] Le souffle rauque et saccadé les enlevait au-dessus du désert immense, le long de la nuit, vers les tâches pâles de l’aurore, de l’autre côté des montagnes »).

Enfin, il est le lieu d’apparitions (marcheurs bleus qui apparaissent du haut de la dune, la venue d’Es Ser à Lalla : « c’est le nom qu’elle donne à l’homme qui apparaît quelques fois sur le plateau de pierres. Es Ser, le Secret, parce que nul ne doit savoir son nom »). Ces apparitions amènent avec elles les couleurs au désert et sa beauté transcendante. Par exemple, quand Es Ser est là, Lalla voit par son regard (« alors apparaissent les choses belles et mystérieuses »). S’en suit une description d’un désert fantasmé, paradisiaque.

Désert : un roman d’apprentissage ?

La vie rêvée de Lalla

Lalla est une jeune fille qui rêve, d’espoir, de liberté, d’autre chose. Son désert, détaillé dans la partie « Le bonheur » est lumineux, chatoyant. Il est bleu (bleu de la mer, bleu du ciel, bleu du visage voilé d’Es Ser) et doré (« elle voit l’étendue de sable couleur d’or », « il y a des ruisseaux d’or qui coulent sur place »). On est donc là dans un lieu idyllique, avec des couleurs extraordinaires, autant de souffles de renouveau, de beauté et d’exotisme. On se trouve pleinement dans la tradition du désert fantasmé en vogue au XIXème siècle.

Lalla rêve… : de Marseille, que Naman le pêcheur lui décrit comme une belle cité blanche. Mais une fois à Marseille, elle rêve de son désert perdu qu’elle ressent physiquement (« Lalla sent au fond d’elle, très secret, le désir de revoir la terre blanche, les hauts palmiers dans les vallées rouges, les étendues de pierre et de sable […] Elle ferme les yeux et elle voit cela, devant elle, comme si elle n’était pas partie […] La lumière l’enveloppe, et la poussière fine qui monte comme un brouillard s’accroche à sa gorge et crisse sous ses doigts : Lalla sent leur présence, et c’est comme une nouvelle peau sur elle, comme un nouveau souffle »).

Rêve vs réalité

Le récit de Lalla pourrait s’apparenter à un roman d’apprentissage. Elle va en effet apprendre la vie et se confronter à la réalité. Cela ressemblerait presque à une descente aux enfers… Elle passe d’ailleurs du « bonheur » (son rêve du désert) à la vie chez les esclaves » (son exil à Marseille). Mais déjà dans « le bonheur », la réalité se montre bien différente. Une fois Es Ser parti, Lalla retrouve les « torrents asséchés » et les « buissons d’épines », les « chemins de pierre » emplis de poussière. Ce dur apprentissage de la réalité se poursuit tout au long du roman. La ville blanche n’est pas du tout comme elle l’espérait (« elle ne voit pas la ville blanche dont parlait Naman le pêcheur »). A Marseille, elle fait aussi l’expérience du monde, du danger, de la violence, des petits boulots pourris, du désir malsain qu’elle provoque.

Elle apprend la mendicité, le vol, l’injustice, l’exclusion, la peur (« Il y a trop de bruits dans le silence de la nuit, bruits de la faim, bruits de la peur, bruits de la solitude »). Lalla n’aura finalement pas d’autre choix que de rêver son retour au pays… Un retour aux sources : se perdre, pour se retrouver.

En dehors du désert, Lalla s’efface

C’est par le traitement des couleurs que cette transformation s’opère. En effet, chatoyantes dans le désert, elles deviennent violentes et agressives à Marseille. La lumière est ici porteuse de danger (« Le jour augmente, et avec lui le poids de la peur »).

Couleurs et bruits se mélangent alors, et dissipent sa présence (« Lalla écoute tous ces bruits, la nuit, allongée sur son lit […] Les hommes ici ne peuvent pas exister, ni les enfants, ni rien de ce qui vit […] elle écoute les bruits de la nuit, et c’est comme si elle n’existait plus elle-même très bien »). Ainsi, plus la ville se fait bruyante, grouillante, plus Lalla disparaît, s’efface (« Elle est une silhouette à peine visible, grise et noire, pareille à un tas de chiffons. Les seuls qui la connaissent ici, ce sont le patron de l’hôtel, et le veilleur de nuit, un Algérien très grand et maigre […] Il est peut-être le seul ici qui s’est aperçu que Lalla est une jeune fille […] Pour les autres, c’est comme si elle n’existait même pas »).

Le récit confronte sans cesse le rêve doux et idéalisé, à la réalité douloureuse et brutale.

Le désert de Le Clézio : un appel aux sens

Un roman musical…

L’espace désertique de Le Clézio s’écoute. Par le langage et plusieurs procédés poétiques, il donne à son roman une importante tonalité musicale.

Le récit fonctionne en effet comme une série d’échos, qui résonnent tout au long des pages (les souvenirs, les légendes, la petite chanson « Mé-di-ter-ra-née » qui accompagne les errances de Lalla.). Le récit alterne entre les bruits (de la danse des marcheurs bleus aux rues de Marseille), et le silence, tantôt douloureux (la marche des marcheurs bleus) tantôt bienvenu (le compagnon muet de Lalla).

Enfin, pour créer une osmose parfaite, le texte épouse le récit de manière mimétique; jonché d’assonances, d’allitérations et de répétitions, il renforce cette musicalité. Tout est amplifié : l’angoisse, la terreur, la fatigue, la faim, les éléments, les sensations… par ces procédés. Un exemple parmi d’autres : « Et puis il y a eu le vent de malheur qui a soufflé sur le pays, plusieurs jours de suite. Le vent de malheur est un vent étrange […] Ce n’est pas un vent froid comme celui des tempêtes […] Ce n’est pas non plus un vent brûlant et desséchant […] Non, le vent de malheur est un vent très doux qui tourbillonne, qui lance quelques rafales, qui pèse sur les toits des maisons, qui pèse sur les épaules et sur la poitrine des hommes« . On voit le vent tourbillonner avec cette anaphore et ces trois subordonnées relatives groupées. Et on le sent s’infiltrer grâce à la combinaison de consonnes sifflantes (les sonores [v],[z] et la sourde [s]) avec une consonne fricative sourde [f].

Et sensoriel

Désert est donc un appel aux sens. Désert de sons, mais aussi de couleurs, de textures et de parfums. Il se ressent sur les lèvres. Les couvertures de différentes éditions (Folio) révèlent cette dimension.

Le feu, la texture du pagne en écorce, les couleurs chaudes… La tonalité du roman est donnée : le désert de Le Clézio est une couleur, une texture, une brûlure. Lalla devient même un élément de la nature et se métamorphose (« elle devient un morceau de rocher, couvert de lichen et de mousse, immobile, sans pensée, dilatée par la chaleur du soleil »). Les nomades font corps aussi avec le désert, c’est très flagrant lors de l’épisode de la danse (« il n’y avait plus de paroles, maintenant. C’était comme cela, directement avec le centre du ciel et de la terre, uni par le vent violent des respirations des hommes, comme si en s’accélérant le rythme du souffle abolissait les jours et les nuits, les mois, les saisons »).

Mais le désert est perçu, ressenti et vécu de manière complètement différente par Lalla et ses ancêtres. Deux désert se superposent ici. Locus amoenus pour Lalla (le bleu du ciel, l’espace infini comme symbole de liberté, l’or du sable, le vent qui chatouille sa nuque…), le désert des marcheurs bleus est un enfer, un locus terribilis par excellence (couleurs rouges et de cendres, les pierres dures sous les pieds, l’infini créateur d’une « faim d’espoir et de libération », le « vent de malheur » qui apporte ses « nuages de poussières »..). Dans les deux cas, le désert est une présence palpable : il est un bonheur qui fait chaud au cœur mais aussi une fournaise angoissante.

Le désert se ressent donc, par tous les pores de la peau, par tous les sens, à la fois par les personnages mais aussi le lecteur. Il se fait pleinement sensuel, sauvage.

Le désert de Le Clézio : une hypotypose

« Ecrire » le désert ?

Comme Anne Cauquelin le rappelle dans son essai L’invention du paysage (Paris, Plon, 1989), celui-ci est d’abord né sous la forme écrite, avant d’être représenté en peinture (Fromentin, d’ailleurs, a peint le désert, puis devant les limites posées par son art, a choisi l’écrit pour relater son voyage au Sahara). Pour Lamartine, le récit doit être un « regard écrit » Voyage en Orient (1835); pour Théophile Gautier, l’auteur « daguerréotype littéraire » (Voyage en Espagne, 1843).

En revanche, traiter du (ou peindre, écrire le) désert peut sembler un paradoxe. En effet, son étymologie renvoie d’abord à un lieu inculte, vidé de ses habitants, puis désigne une absence, un manque. Surtout, il est infini, ne peut se saisir d’un seul regard. Désert : l’infini et la rudesse de cet espace sont révélés par la brutalité du substantif seul jeté sur la page.

Comment alors retranscrire l’infini ? Rachel Bouvet, dans son essai Pages de sable a étudié cette question de la représentation du désert en littérature. Si la peinture donne à voir directement, le désert littéraire est une construction de langage. Il induit donc un acte de lecture, un regard non pas contemplatif mais « actif », qui « recompose » et « recrée ». En cela, elle reprend les mots de Le Clézio même (L’extase littéraire, Paris, Gallimard, 1966). L’acte d’écriture donne lieu à un désert littéraire, que le lecteur reconstruit. Cet acte de lecture génère un va et vient constant : entre visible et invisible, entre écriture et lecture, entre lecture sédentaire et impression de nomadisme, qui fait voyager le lecteur dans l’espace, au-delà des limites du cadre de la simple peinture statique. Le récit et le texte s’animent par cet acte de lecture.

Un paysage vivant et animé

L’hypotypose est une figure de style qui décrit de manière réaliste et animée une scène comme si elle vécue à l’instant de son expression.

Le récit de Lalla est relaté au présent. Il s’en dégage une sensation d’immédiateté très forte. Le désert, les rues de Marseille, se découvrent au fur et à mesure des flâneries de Lalla (« Tandis qu’elle avance le long des rainures étroites des rues, rue du Refuge, rue des Moulins, rue des Belles-Ecuelles, rue de Montbrion, Lalla voit tous les détritus »). Tout s’anime autour d’elle, on saisit ces instants fugaces en même temps que Lalla (les nuages qui glissent, les mouettes qui dansent, le soleil qui monte, une étoile qui apparaît, les guêpes qui s’affairent…). On n’est pas dans le tableau statique ici, tout est en mouvement.

Cette mobilité de l’espace se lit aussi dans le récit des marcheurs bleus. Le désert se déroule au fur et à mesure du cheminement des nomades. Il n’a pas de fin, recule sans cesse (« l’horizon recule toujours »; « la piste du sud, celle qui est si longue qu’elle semble n’avoir pas de fin »). Le désert agit, bouge, s’anime, tandis que les marcheurs tendent à l’effacement (cf. plus haut, leur apparition « comme dans un rêve »). Leurs traces sont « invisibles », d’ailleurs « chaque jour, ils effaçaient les traces de leurs feux ». Tandis que le désert vit, les personnages disparaissent. La fin du récit se termine d’ailleurs ainsi : « ils s’en allaient, comme dans un rêve, ils disparaissaient ».

Enfin, pour amplifier cette impression de vie, plusieurs descriptions personnifient le désert. Celui-ci est souvent représenté comme une présence réelle dotée d’une conscience (« Les hommes savaient bien que le désert ne voulait pas d’eux »). Ses éléments, comme le vent, sont aussi personnifiés (« c’est un vent qui ne vient ici qu’une ou deux fois dans l’année »). Il en vient même à revêtir divers visages, tantôt monstrueux (une fournaise, jonchée de cendres, qui brûle les visages, une lumière de braseros) tantôt lunaires (lumière blanche de la lune, nuée blanche de la lumière lunaire…). Ce désert est protéiforme et changeant.

Le texte est le désert

Si le désert semble ne pas avoir de fin, il y a dans le texte une opposition constante entre le cadre et l’infini (spatial, et temporel). Le Clézio ancre son texte dans une réalité matérielle (lieux, noms de rues, dates, mentions des pistes, des traces, des routes). Cependant, le paysage sort du cadre, par cette fuite en avant sans cesse renouvelée. On n’est donc pas ici dans la description visuelle d’un espace (ekhphrasis), mais bien dans des actes d’écriture et de lecture qui sont dynamiques, créateurs de mouvement et de (re)composition. C’est la toute la liberté offerte par l’écriture face à la peinture.

Le texte, par mimétisme, construit visuellement le désert. Les phrases sont musicales, construites comme une phrasé mélodique (apodose, acmé, protase). Elles sont souvent complexes, construites avec plusieurs subordonnées relatives pour créer une impression de mouvement. Elles miment la longue marche des nomades, infinie, répétitive, et la forme dunaire du désert de sable (« Personne n’avait oublié la faim qui ronge, non seulement la faim des aliments, mais toute la faim, la faim d’espoir et de libération, la faim de tout ce qui manque et creuse le vertige sur le sol, la faim qui pousse en avant dans le nuage de poussière au milieu des troupeaux hébétés, la faim qui fait gravir la pente des collines jusqu’au point où il faut redescendre avec, devant soi, des centaines d’autres collines identiques »). La protase ici est longue, construite sur des répétitions, s’accentue jusqu’à l’acmé quasiment inexistant, et la redescente est rapide, violente; la phrase mime le passage de la dune.

En totale rupture avec ces phrasés mélodiques, d’autres sont courtes, sèches et tranchantes comme les pierres (Lalla a peu peur, parce que c’est la première fois qu’elle descend à l’intérieur de la terre. Mais le berger serre fort sa main, et cela lui donne du courage. Tout d’un coup, ils s’arrêtent »). Même la disposition du texte (en décalé pour le récit des marcheurs bleus) varie. Le langage et la mise en texte sont créateur de formes. On est clairement ici dans la création poétique au sens étymologique du terme (du grec poien = qui crée, façonne). Le Clézio façonne textuellement son désert, avec ses dunes, ses variations de niveau, ses limites, ses horizons changeants, ses mirages.

Conclusion ?

Désert de Le Clézio est un texte vivant. Le désert, c’est le texte. Vivant, animé, mouvementé. Il est protéiforme, change de visage, de forme, de couleurs. Et il se ressent, fortement. A tel point qu’il devient humain, et que les personnages se fondent en lui.

Si ce roman s’inscrit dans une tradition littéraire bien ancrée, remplie d’images et de filtres préconçus, Le Clézio les convoque pour mieux s’en séparer. Ses déserts sont imaginaires, fantasmés mais honnis, idéaux mais infernaux, réalistes mais rêvés. Le désert est tout et son contraire, insaisissable. Les échos du roman entremêlent plus étroitement les personnages entre eux, pourtant séparés par plusieurs générations. Il y a une parfaite cohérence d’ensemble dans Désert, et une beauté du langage poétique indéniable. La magie opère, à chaque relecture : je ne sais toujours pas vraiment comment définir, appréhender… (le) Désert de Le Clézio, mais j’aime y retourner, encore.

Parce qu’il faut bien quitter le désert…

Il y aurait tellement plus à dire sur cette œuvre. Chaque mot revêt plusieurs sens, est chargé d’une musicalité propre. Beaucoup de symboles, d’images, se croisent et s’entremêlent. Pendant la rédaction de cette analyse, il n’a pas été rare que je tombe sur un passage qui me donne envie d’étudier un autre aspect du texte.

J’ai découvert Désert un jour, petite fille, dans la bibliothèque de ma sœur aînée. Puis j’ai relu ce roman plusieurs fois, ensuite, et l’émotion a toujours été la même – non en fait, elle s’est amplifiée. Au fur et à mesure des années, et après des études en lettres, j’ai appris à analyser un texte, à en comprendre sa structure, à l’intégrer dans un contexte donné, à interroger ses formes. Ainsi, cette œuvre m’apparaît à chaque lecture comme nouvelle, porteuse de nouveaux trésors à dénicher, et je m’ébahis chaque fois de la force du langage et de la magie créative et poétique de Le Clézio.

Pour moi, cela ne fait aucun doute : Désert de Le Clézio est un pur chef d’œuvre. Peut-être manquai-je un peu d’objectivité, tant mon rapport avec ce livre est affectif. Peut-être aussi pourrait-on estimer que ces artifices formels font oublier la pauvreté scénaristique du récit de Lalla (ou ses invraisemblances). Cela dit, un écrivain pour moi est d’abord un artiste des mots et du langage. Et ici, Le Clézio est un parfait magicien.

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