Frédéric Gaillard – Cent gouttes d’acide

Cent gouttes d’acide de Frédéric Gaillard est un petit recueil de 100 micronouvelles, parues aux éditions 1115. Ce petit livre est une surprise : je l’ai gagné à un concours #Vendredilecture sur Twitter. Je l’ai lu juste avant les Imaginales, ce qui m’a permis de faire un razzia sur le stand après : vous l’aurez deviné, j’ai adoré ma lecture. J’ai trouvé ce recueil brillant, à la fois rigolo et amer, souvent cynique, toujours percutant, entre réel et imaginaire. En plus, j’aime beaucoup le format, et j’envisage de me faire toute la collection.

La 4ème de couverture

« La vie d’écrivain est parfois bien cruelle. Vous baissez le nez à peine quelques minutes pour cramponner papier et stylo et noter une idée géniale avant qu’elle ne s’envole. Quand vous relevez la tête, votre femme et vos enfants vous ont quitté.
Et la voiture est bonne pour la casse. »

Une bonne nouvelle n’arrive jamais seule. Une micronouvelle non plus. Et lorsque ce n’est pas une, ni deux ni trois, mais cent micronouvelles qui tombent en pluie fine sur le papier, caustiques, comiques ou corrosives, inutile de courir se mettre à l’abri, nul ne passera entre les gouttes.

Un exercice de style…

Des micronouvelles…

La micronouvelle se situe mi-chemin entre la forme prosaïque et le poème, par son format et son rythme. Chez les anglo-saxons, elle recouvre plusieurs types de récits : des Six-Word Story (le « For sale : baby shoes. Never worn », attribué à Hemingway), le dribble (50 mots), le drabble (100 mots, j’en vois beaucoup en fanfiction) et la flash fiction (1 000 mots maximum).

Depuis quelques temps, je vois fleurir une Twittélittérature : sessions de #Writever mensuelles (un jour, un mot, un texte) et ateliers d’écriture quotidiens, comme le propose le compte @AMicronouvelles géré par KeoT (auteur de C.G.U) avec un jour, une image, un texte.

Cent gouttes d’acide s’inscrit dans ce mouvement. Le recueil propose donc 100 textes d’une longueur variable, allant de la demi-page au texte de 2 à 3 pages. Des gouttes au propre comme au figuré : dans la mise en page, et dans l’impact des textes. Aussi petits qu’une gouttelette mais qu’on ressent bien.

… en recueil

On les ressent d’autant mieux que toutes ces gouttes finissent par avoir de l’impact. Le recueil est une somme d’univers différents : de l’imaginaire parfois, mais aussi un monde réel, qu’on imagine contemporain, le quotidien banal d’un Monsieur tout le monde. Somme de genres variés également : prose poétique métaphorique, poèmes, petites scénettes dialoguées, narration plus romanesque classique… D’ailleurs, les textes sont titrés, comme des poèmes. Et enfin, un jeu de styles : point de vue interne, externe, omniscient… associés à un niveau de langage adapté : tantôt soutenu, tantôt courant.

Bref, un recueil placé sous le signe du jeu stylistique, au visage protéiforme. On ne sait jamais à l’avance à quoi s’attendre.

L’exercice est parfaitement maîtrisé. Son côté percutant, un cadre tout juste esquissé, l’importance de la chute (et comment on y arrive en peu de mots, tout en offrant un texte qui se tient) et l’émotion qui s’en dégage : sourire, pincée au cœur, tristesse, amertume, cynisme…

Qui porte un regard cynique sur notre monde contemporain

Noir c’est noir…

Ces courts textes se rapprochent de l’aphorisme, avec une chute brusque. Celle-ci offre une issue inattendue aux textes et les colore de cynisme et d’amertume.

Cent gouttes d’acide, c’est l’image d’un monde contemporain en dérive. Qu’ils soient teintés d’imaginaire ou ancrés dans une réalité, ces textes se situent à la frontière entre les genres. C’est d’ailleurs pour cette raison que cette chronique figure à la fois dans la rubrique Imaginaire mais aussi Littérature blanche.

Les premiers textes, tout aussi courts et imagés soient-ils, nous mettent d’emblée dans l’ambiance : une Terre parasitée par ses habitants et abandonnée de la Lune et du Soleil, extinction de la race humaine avec un soulagement bienvenu, un saut de la mort depuis le premier étage de la Tour Eiffel…

 » – Docteur, depuis peu, j’ai des tas de minuscules parasites qui grouillent sur toutes les parties de mon corps. Ca me démange atrocement, c’est très douloureux. Quand je me gratte, ça se calme un peu, mais au bout de quelques temps, les fourmillements reprennent et c’est pire. Qui puis-je faire, docteur ? Docteur ? Docteur…
La Lune, sur son fauteuil d’étoiles, ne répondit rien. Elle s’était endormie, la comète à la main, sans avoir rien noté. Le Soleil se coucha à son tour. Alors, la Terre se leva du divan et partit en silence sans payer la séance ».

Sur le divan

Cent gouttes d’acide, c’est un florilège de textes qui traduisent l’absurdité de notre monde, de son non-sens. C’est toujours bien amené, et ça fait sourire; mais très jaune. Petit guide de cynisme avancé :

  • La folie humaine dénoncée par des nouvelles hyperboles (No signal, Néorural),
  • La violence qui réside dans les non-dits, ne la rendant pas moins insoutenable, au contraire (Adieu Monsieur le Professeur, Sang bleu, Vide-grenier),
  • Des textes qui évoquent l’emprise trop forte de l’informatique et des nouvelles technologies sur l’Homme (In memoriam, qui d’ailleurs m’a fait penser, dans les conséquences décrites, au Livre de M de Peng Shepherd)
  • La bêtise humaine (Baignade interdite)
  • L’absurdité des réseaux et d’un monde hyper connecté, qui perd prise avec la réalité (Super ego, Live and direct)
  • La fracturation de la société (Egos logis, Vous êtes ici, La soupe)
  • La Terre, un monde foutu en voie de disparition (Le divan, Non-retour, Ex-Libris Caverna)

« Pas un de ses cent mille amis virtuels ne leva le petit doigt pour appeler les secours quand Mad com X, la star des réseaux sociaux, s’étouffa avec une bouchée de son burger devant leurs yeux, pendant son live. Mais tous cliquèrent de l’index : la vidéo fut likée et partagée un million de fois avant même que cessent les soubresauts de son corps ».
Live and Direct

Et au milieu, quelques interludes plus légers

Au milieu de ce cynisme grinçant se perdent quelques textes plus légers, comme pour adoucir le propos. Frédéric Gaillard s’amuse alors avec la parodie (Rentrée littéraire), les jeux de langage (Ecarlasmes : inversions de mots; Eduction ntionle : suppression d’une lettre; A une lettre près : inversion de lettres); Susurrements : allitération)… On a aussi des textes qui offrent un retournement de situation rafraîchissant, désamorçant l’aspect dramatique du début (Camion piégé, Ma Betsy).

Malgré tout, ne nous y trompons pas : ces petits interludes ne sont pas moins piquants. A leur manière, ils s’inscrivent dans ce regard acide porté sur le monde. D’ailleurs, ces répits sont surtout bien traîtres, car on souffle et on rigole trente secondes, mais la pluie ensuite redouble d’intensité…

En pratique

Frédéric Gaillard, Cent gouttes d’acide

Editions 1115, 2022

Couverture : Photographie de Victor Yale

Autres avis : Petit bonbon piquant à déguster à l’envi pour Le Maki.

Cent gouttes d’acide est comme la bruine bretonne. Une petite flotte de rien du tout qui en fait vous noie en 5 minutes. La lecture de la première nouvelle vous fera sourire; vous allez vous dire que c’est sympa et rigolo. Et puis cent microfictions plus tard, vous vous demanderez comment vous en êtes arrivé là, avec un arrière goût amer sur la langue. C’est le côté un peu magique de ce petit recueil qui semble innocent comme tout, mais qui vous offre une bonne dose de cynisme ni vu ni connu. Et vous savez à quel point j’adore l’illusion… Frédéric Gaillard va bien au-delà du simple exercice de style, pour porter un regard acide et corrosif sur notre monde actuel. Une vraie réussite !

2 commentaires sur “Frédéric Gaillard – Cent gouttes d’acide

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    1. Alors j’ai pas tout compris ^^ Mais oui, je t’encourage à te pencher sur la collection de cet éditeur, il y a plein de choses originales. Aux imaginales, j’ai pris un petit cadavre exquis écrit par 13 auteurs et autrices… Rien que ça me fait rêver ! (et alors ce mini format tout mignon… c’est la 1ère fois que j’ai envie de faire une collection !)

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