Estelle Faye – Widjigo

Je sais, on est dans les challenges hivernaux depuis jeudi, mais j’ai traîné un peu dans mes lectures automnales. J’attendais un temps bien pourri pour lire Widjigo d’Estelle Faye, que je me suis procuré dédicacé lors de l’annonce des 5 finalistes du PLIB 2021 à Paris en mars. Je sais être patiente quand il s’agit de créer une ambiance parfaite pour lire un livre. C’est donc chose faite, j’ai lu ce roman fantastique par un temps dégueulasse, froid et humide. L’immersion a été totale, et la lecture excellente. Lecture du Cocorico Challenge (Jeanne de Belleville – Mers et océans).

Synopsis

« En 1793, Jean Verdier, un jeune lieutenant de la République, est envoyé avec son régiment sur les côtes de la Basse-Bretagne pour capturer un noble, Justinien de Salers, qui se cache dans une vieille forteresse en bord de mer.

Alors que la troupe tente de rejoindre le donjon en ruines ceint par les eaux, un coup de feu retentit et une voix intime à Jean d’entrer. À l’intérieur, le vieux noble passe un marché avec le jeune officier : il acceptera de le suivre quand il lui aura conté son histoire.

Celle d’un naufrage sur l’île de Terre-Neuve, quarante ans plus tôt. Celle d’une lutte pour la survie dans une nature hostile et froide, où la solitude et la faim peuvent engendrer des monstres… »

Ambiance temps pourri

C’est quelque chose que j’adore chez Estelle Faye : sa création d’ambiances et d’atmosphères. C’est ce que j’avais adoré dans Un éclat de givre et Un reflet de Lune, plus que l’intrigue d’ailleurs. Widjigo, c’est un hiver glacial, d’un froid qui vous transperce la peau jusqu’aux os. Un froid humide; une humidité qui colle à vos habits, qui ne sèche jamais vraiment, qui s’infiltre dans vos blessures, qui vous glace le sang. Widjigo, c’est une ombre, ce monstre fantôme qui plane sur les personnages, mais aussi une ombre qui cache le soleil. Dans ce roman, il fait sombre, nuageux, gris sombre, noir.

Et tout est à l’avenant. Les personnages n’ont pas des zones d’ombre en eux : ce sont des ombres eux-mêmes, des fantômes de leurs vies passées, qui galèrent dans un bourbier à mille lieues de chez eux. Perdus, seuls, tristes, épouvantés, en proie à leurs démons.

Il y a dans Widjigo une sorcellerie à l’œuvre, qui est une chape de plomb sous laquelle les personnages évoluent. On est au grand air, mais dans leur vie comme dans leur parcours pour s’échapper de ce merdier, les personnages tournent en rond, encore et encore. C’est un huis-clos en plein air que nous offre Estelle Faye, dans un univers désolé, glaçant, hostile.

J’ai particulièrement aimé la manière dont l’autrice parvient à relier l’ambiance à l’intrigue, comme si celle-ci dépendait intégralement de son environnement. Ce qui est le cas, comme on le voit dans le cheminement des personnages.

Un récit dans le récit

Widjigo est court, et possède selon moi les attributs d’une novella : il est percutant, rapide dans sa manière d’évoluer, ne se perd pas en chemin, ne perd pas trois plombes à poser l’intrigue. L’autrice a trouvé le bon mix entre le roman et le format court, avec le côté bref et fulgurant du format court qui vous laisse un peu ahuri, et le détail du cadre que permet le roman.

Il offre également une structure narrative que j’aime personnellement beaucoup : le récit dans le récit. Sans aller jusqu’à la mise en abyme, cet emboîtement permet un va et vient passé/présent qui fonctionne bien. Cela fonctionne d’autant mieux que le récit emboîtant se déroule sur une soirée dans un phare perdu à Pétaouchnok; il est donc très ramassé. Il offre un cadre assez bien connu qui met dans l’ambiance directement et de manière originale (le récit oral au coin du feu, mais sans le feu et dans un phare battu par les vents), et permet, par le retour en arrière du récit emboîté, de dépasser du cadre temporel restreint.

Le procédé permet également de faire des dialogues entre récit emboîté et récit emboîtant, et au narrateur d’organiser son histoire, de la ponctuer, de la commenter et de la mettre en scène dans le récit emboîtant. On retrouve également des éléments assez importants selon moi, comme la défaillance de la mémoire, ce qui permet au lecteur « d’y croire ». L’autrice joue aussi avec les points de vue, puisque se mêlent narration au « je » dans le récit emboîtant et focalisation externe pour le récit passé. Cela permet une reconstitution des souvenirs plus fidèle, donnant au récit passé une valeur moins personnelle, comme plus historique.

10 petits nègres version fantastique

Plusieurs fois j’ai eu la sensation de lire une revisite de ce roman d’Agatha Christie. Car les personnages sont réunis dans une entreprise un peu louche, parce qu’il y a cette espèce de huis-clos qui se restreint autour des survivants et parce que les personnages eux-mêmes ne sont pas blancs comme neige, traînant de sacrées casseroles derrière eux. La présumée sorcière Pénitence (Pénitence !), son père attaché à sa Bible comme une moule à son rocher, la Marie débrouillarde, le Gabriel mutique… Sacrée galerie de cas désespérés dont on se doute que leur réunion n’est pas fortuite. Cela permet à l’autrice d’amorcer une plongée dans l’âme humaine, crasse et noire, quelle qu’elle soit.

Widjigo offre alors un roman plein de surprises. Le rythme n’est pas dingue mais je trouve au contraire qu’il épouse bien la manière dont les personnages s’engluent dans leur vaine quête de survie. L’autrice ponctue son récit comme le parcours de ses personnages de macchabées, ce qui donne un peu de variété et de couleur dans cet univers bien noir. Un peu de rouge ça colore malgré tout, et surtout ici il fait un parallèle assez sympa avec l’écorce très rouge des bouleaux. Une écriture tout en contrastes violents.

Le suspense monte doucement mais sûrement, et j’ai lu avec avidité pour savoir qui, mais qui ! était le semeur de cadavres. Alors Widjigo se teinte pendant un bon bout de temps de fantastique, laissant place au doute et à l’angoisse caractéristiques du genre, face à des événements inexplicables. Et lorsque la révélation arrive, Estelle Faye nous plonge dans le merveilleux, et nous offre des rebondissements finaux que personnellement je n’avais pas vus venir du tout. Un final en point d’orgue, là encore qui me fait penser à une fin de novella. Et j’ai refermé le bouquin en me disant que je venais de lire mon roman préféré de l’autrice.

En pratique

Estelle Faye, Widjigo

Albin Michel Imaginaire, 2021

Couverture : Aurélien Police

Autres avis : Un roman intense et hypnotique pour La geekosophe; un conte horrifique à lire « un soir pluvieux d’automne » pour Stéphanie; une terrifiante plongée réussie dans l’âme humaine pour Yuyine; un super huis-clos en plein air pour l’Ours qui vous met en garde quant à l’endroit où vous mettez les pieds; un retour beaucoup plus mitigé pour Bob, frustré par sa lecture et triste de ne pas avoir beaucoup de compliments à formuler sur ce titre; Bob qui évoque Notre-Dame des Loups d’Adrien Tomas, que je compte lire cet hiver et maintenant avec encore plus d’impatience. Pour finir, très belle découverte pour Boudicca et Feygirl.

Widjigo est un roman d’Estelle Faye que j’ai mis du temps à lire… D’une part parce que j’attendais le bon moment, et aussi parce que je sortais là de ma zone de confort. Et mine de rien, c’est toujours un risque. Risque que je suis ravie d’avoir pris, parce que c’était une excellente lecture. Tout m’a plu dans ce titre qui est celui que je préfère de l’autrice, tant j’ai aimé l’atmosphère, mais aussi l’intrigue cette fois. Mon seul regret réside dans le fait que je n’ai pas lu ce titre plus tôt, sans quoi je l’aurais mis dans mes 5 finalistes du PLIB2021. Même si bon, vu les 5 finalistes choisis, je ne suis pas sûre qu’il aurait eu la moindre chance, malheureusement…

11 commentaires sur “Estelle Faye – Widjigo

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  1. Il est dans ma PAL audio depuis un moment et vu ton article, je me réjouis d’avoir opté pour ce format qui devrait permettre de restituer l’ambiance incroyable du roman. J’aime les récits dans les récits et les personnages qui ne se révèlent pas transparents. Quant au côté huis clos en plein air, j’aime beaucoup l’idée !

    1. Oh waouh, alors oui, la lecture audio de ce titre ça doit être vraiment super ! Je suis très très curieuse de comment l’ambiance sera palpable à l’écoute !! D’ailleurs, quand tu m’as dit ça, je me suis presque dit que ça aurait été peut-être mieux pour ce livre de le lire en audio. Après coup, je me demande si ce format ne permet pas une immersion beaucoup plus forte dans le roman. Tu m’en diras des nouvelles quand tu l’écouteras !

    1. C’était vraiment inattendu, quand je l’ai pris, j’avais dit à Estelle que je m’aventurais vraiment hors de ma zone de confort… Comme quoi, parfois c’est vraiment bon de prendre les chemins de traverse 🙂

  2. Ah, très content qu’il t’ait plu autant ! Ça avait été une très bonne surprise pour moi qui ne suis pas nécessairement un gros lecteur de ce genre de récits.
    J’aime bien ta référence au roman d’Agatha Christie.

    1. Merci pour ton retour ! Ecoute, c’était une très bonne surprise pour moi aussi, j’avais peur de sortir trop de ma routine et de mon confort, mais j’ai fort bien fait. Je ne m’attendais pas à accrocher autant.

  3. Ah, Widjigo ! Sans le faire exprès, je l’ai lu un soir d’orage, c’était les conditions parfaites ! (trop, d’ailleurs, j’ai du enchaîner sur un urban fantasy léger pour soigner ma nuit blanche due à trop de frissons avec Widjigo !)
    Entre le climat (froid et humide), l’ambiance (qui y passera ensuite, et surtout qu’est-ce qui les pourchasse ?), je me suis laissée happée par ce roman. Je suis ravie qu’il t’ait plu aussi – et déçue également qu’il n’ait pas été plus loin dans le PLIB.

    1. La lecture un soir d’orage ça devait être bien immersif ! D’ailleurs, je me suis dit qu’à l’occasion, je tenterais la lecture audio, parce que pour le coup, ça doit vraiment valoir le coup.
      Il aurait mérité d’aller plus loin dans le concours ce livre, tout à fait.

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