Elisabeth Vonarburg – Chroniques du pays des Mères

Chroniques du pays des mères est un roman d’Elisabeth Vonarburg, paru au Canada en 1992. Un roman qui est devenu un classique en imaginaire, par toutes les questions qu’il pose et aussi par sa structure particulière. C’est un roman que je voulais lire l’année dernière pour ma première participation au défi Un hiver au chalet, et que j’avais remplacé à l’époque par la quadrilogie Le royaume de Pierre d’angle de Pascale Quiviger. Alors cette année, c’était décidé : j’allais lire ce roman d’une autrice très certainement incontournable en SFFF. Je l’ai donc intégré dans la catégorie « Lire un roman québécois » du défi Un hiver au chalet.

Synopsis

« Au Pays des Mères, quelque part sur une Terre dévastée du futur en train de se remettre lentement, les hommes sont très rares. Seules les Captes des Familles ­ les Mères font leur enfantes avec les Mâles. Les autres femmes doivent utiliser une forme hasardeuse d’insémination artificielle.
Lisbeï et Tula ne s’en soucient pas trop : filles de la Mère de Béthély, elles grandissent ensemble, soeurs et amies. Mais Lisbeï se révèle stérile ; ne pouvant être la Mère comme elle en avait rêvé, elle doit quitter Béthély, et Tula.
Devenue « exploratrice », elle accomplira un autre de ses rêves : découvrir les secrets du lointain passé du Pays des Mères. Mais certains rêves sont difficiles à vivre… »

Des chroniques historiques et philosophiques

Un roman ou des chroniques ?

Chroniques du pays des Mères porte bien son titre. Ce roman prend la forme de chroniques, entendues sous la forme d’annales, un recueil de faits rassemblés dans l’ordre chronologique. On suit la vie de Lisbeï, promise future Mère, dirigeante du Pays des Mères, mais dont le chemin prend une autre direction. On la voit grandir, évoluer, voyager, à travers un double mécanisme : sa correspondance écrite avec Tula, et le récit à la troisième personne du singulier dans laquelle elle s’intercale. Le roman n’est donc pas un récit lisse, linéaire et exhaustif de la vie de Lisbeï, mais plutôt centré sur des périodes marquantes de sa vie, lesquelles sont appuyées par sa correspondance qui illustre ses interrogations et ses réflexions. Cela fonctionne comme des zoom sur des moments de sa vie, parfois relatés au présent comme pour accentuer l’aspect « journalistique » de la chronique.

J’ai particulièrement aimé la manière dont la plume s’adapte à l’âge de Lisbeï. Très simple, naïve, pleine de questions enfantines au début. En cela, elle traduit nos propres questions face à ce monde inconnu. Très habile donc, de nous faire entrer dans cet univers de cette manière, dans l’esprit de Lisbeï enfante. Puis les réflexions de Lisbeï prennent de l’ampleur face aux enjeux du roman à la suite de ses découvertes. Alors, la plume se complexifie, alternant plus systématiquement récit et correspondance, comme si les deux finissaient par dialoguer ensemble et fusionner pour ne faire plus qu’une seule voix.

Un roman de réflexions

Cette construction n’offre pas au récit beaucoup d’action, comme si le recul avec lequel ces chroniques sont relatées se doublait d’un regard analytique et interrogateur. Le roman est un pavé de plus de 700 pages, autant dire que mon attention n’a pas toujours été constante. En revanche, le choix narratif permet au roman d’entrer dans une autre sphère. En effet, Chroniques du pays des Mères pourrait s’apparenter à une sorte d’essai politique, tant le roman interroge, réfléchit, questionne, la manière dont un peuple se (re)construit, sur quelles bases, avec quelle pérennité, quelle cohérence, quelle structure. Il interroge aussi le passé, le rôle et l’importance de l’Histoire, de la mémoire, et la manière avec laquelle on peut manipuler celles-ci pour construire le présent. Une excellente référence à glisser dans une copie de philosophie sur le sujet, donc.

Un roman de fantasy déconstruit

Adieu les codes classiques du genre

Dans Chroniques du pays des mères, qui est à mon sens davantage un récit de fantasy que de SF, tous les ingrédients traditionnels disparaissent. Tant ceux de fantasy que du roman en général.

En effet, on suit Lisbeï tout au long de sa vie, mais on ne peut pas vraiment parler de roman d’apprentissage, tant on n’y retrouve pas les codes habituels. D’ailleurs, Lisbeï a t-elle seulement un maître, un modèle qui l’instruit ? Elle n’est absolument pas dans cette position.
Il n’y a pas non plus cette figure de l’élue qui n’est rien mais qui va sauver le monde. Pas d’êtres surnaturels ou mythiques, pas de quête à proprement parler (à part celle très personnelle de Lisbeï, et très immatérielle, puisqu’elle va rechercher La Vérité, les sources du pays des Mères, et le roman s’interrogera alors sur ce qu’est la Vérité). Pas vraiment de magie, même si certaines pratiques comme la Taïtche peuvent y ressembler.
Et quasiment aucun rebondissement qui ne permettent pas vraiment d’identifier facilement les 5 étapes du schéma narratif habituel.

Un post-apo au ralenti

On est en revanche sur un roman post-apocalyptique. Il se déroule bien longtemps après le Déclin, qui a mis fin à notre monde contemporain tel qu’on le connait. S’en sont suivis plusieurs civilisations, guerres et luttes de pouvoir, avant d’instaurer une paix plus durable au Pays des Mères. Mais contrairement à d’autres romans post-apo que j’ai pu lire, la reconstruction est lente, et le savoir, l’ingénierie, les technologies d’aujourd’hui… semblent perdus.
La vie suit son cours, petitement, reconstruite autour de différentes cités (Béthély, Wardenberg…). A l’extérieur, des terres plus sauvages et polluées les environnent, moins connues et réputées pour héberger des renégates, des sauvages. Là habiteraient des peuples oubliés, et résideraient les traces archéologiques de la naissance de la civilisation actuelle. Malgré tout, la plupart des acteurs de ce roman n’ont aucunement l’envie d’aller en découvrir plus. Comme si le roman opérait un constant repli sur lui-même au lieu de s’engager vers des chemins pour l’élargir.

Des personnages et un langage au service d’une refonte sociétale

Des femmes et une langue féminisée

Le roman est construit sur une société matriarcale, dans laquelle le langage a été remodelé pour correspondre à cette nouvelle structuration sociétale. Les hommes sont peu nombreux et la société est construite sur des groupes d’âge, des couleurs (selon la capacité reproductive des individus), des familles et des lieux. Dans le roman, on raisonne davantage en couleurs qu’en genre ou sexe, d’autant que les mâles, tellement peu nombreux et inutiles en dehors de leur capacité de reproduction ne comptent pas vraiment comme tels.

Ainsi, la langue s’est-elle adaptée en conséquence. Une bébé, une enfante, une chevale; l’accord ne se fait plus au masculin qui l’emporte, mais au féminin. Il + elle = elles. Ca fait bizarre, d’abord. Et on se dit « mais quand même, c’est exagéré ». Oui, mais… non. La langue est l’outil des pouvoirs en place. Forcément, dans une société matriarcale depuis des lustres, cela paraît logique… Pourquoi on accorderait au masculin, sachant que les mâles n’ont pas de présence réelle ? On se rend compte alors que la langue véhicule, dans sa construction même, des indices sur la société qui la pratique : elle en dit long sur sa propre naissance et conception, mais aussi sur l’organisation sociétale en place.

Un roman anti-hommes ?

Pourrait-on dire que Chroniques du pays des Mères est un roman misandre ? Cette question s’est visiblement posée, comme le souligne Jeanne A. Debats dans sa préface, qui déroule d’ailleurs un par un les arguments détruisant cette idée.

Certes, les Hommes n’ont pas une belle place dans ce roman. Mais les femmes non plus. Les rouges (femmes et hommes) sont des ventres ou des distributeurs de sperme sur pattes qui ont la charge de repeupler la Terre d’enfantes. Finalement les seules qui ont une (relative) liberté sont les bleues, les stériles. Certes, le Pays des Mères semble englué dans une organisation matriarcale réduisant les hommes au statut de mâle reproducteur dépourvu de droits. En revanche, cette société est traversée par des voix progressistes (tendant à envisager autrement la présence et le rôle des hommes, à opérer une déconstruction de leurs points de vue et de leur manière d’envisager la société) qu’elle apprend à écouter.

Un roman à la recherche de l’équilibre

Ce renversement sociétal n’est ni misandre ni féministe. D’ailleurs je ne pense pas que le but de l’autrice était d’écrire un roman féministe. Plutôt de poser les jalons d’une réflexion sur les relations entre les genres (très binaires, mais bon, on est en 1992, pas une période très avant-gardiste sur ces sujets. Cela dit, il y a une vision de la sexualité assez novatrice dans ce roman). D’étudier la manière dont elles se construisent. Dont les mœurs peuvent évoluer (sur le long terme, comme on le voit dans le roman). Egalement la manière dont elles sont le reflet d’une Histoire et d’une mémoire; une construction. Elisabeth Vonarburg nous amène à nous pencher, par le biais de ce reflet négatif de notre monde, sur nos propres constructions.

C’était passionnant de voir comment les questionnements, les hésitations de certaines personnages ont pu contribuer à faire bouger les lignes, amener les autres à adopter un regard différent et à réaliser que non, ce fonctionnement n’était pas optimal ni juste. J’ai aimé que l’émotion, très absente de ce roman, provienne notamment de Toller, un des seuls à exprimer ses ressentis, ses sensations. On pourrait alors dire que Chroniques du pays des Mères est un roman qui met en scène la recherche d’un équilibre à tous les niveaux.

En pratique

Elisabeth Vonarburg, Chroniques du pays des mères

Mnémos, 2019; 1ère parution : Canada, aux éditions Québec Amérique, 1992

Prix spécial Philip K. Dick, Grand Prix québécois de la SF, prix Aurora et prix Boréal. L’autrice a reçu en 2018 le Prix Extraordinaire des Utopiales pour l’ensemble de sa carrière littéraire.

Autres avis : un très beau retour détaillé sur ce roman monument par Tiger Lilly; un roman qui pose beaucoup de questions pertinentes pour Elhyandra qui lui a préféré sa préquelle; un roman magnifique pour le Lutin. Un roman époustouflant pour Pitaboum.

Chroniques du pays des mères est un roman d’Elisabeth Vonarburg, multi-primé et à raison. J’ai beaucoup aimé ma lecture, sans que ce soit non plus un coup de foudre; peut-être la faute à un texte très dense, réflexif, peu centré sur l’action ou même l’émotion. En revanche, j’ai apprécié ce cheminement auprès des personnages et m’interroger avec eux sur tous les sujets évoqués plus haut. Renverser les choses permet de se rendre compte de nos biais actuels, de s’étonner de choses qu’on trouvait jusqu’ici normales et de les considérer sous un autre angle. Une très bonne lecture, que je vais poursuivre avec la préquelle Le silence de la cité, qui revient sur l’époque juste après le Déclin.

9 commentaires sur “Elisabeth Vonarburg – Chroniques du pays des Mères

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  1. Merci pour ce bel éclairage, approfondi, sur un roman que j’ai dans le collimateur depuis bien longtemps mais, chaque fois que je l’ai approché, je me suis dit que ce n’était peut-être pas le bon moment. A te lire, je me dis que ce n’est peut-être tout simplement pas un livre pour moi, qui aime bien qu’on me raconte une histoire …

    1. C’est vrai que c’est un roman très différent, qui laisse d’ailleurs beaucoup de portes ouvertes, et ne résout pas tout. Il peut être un peu frustrant de ce point de vue là.
      Si tu aimes effectivement les romans à histoire, comportant une sorte de souffle qui te transporte dans des pérégrinations, avec un minimum de rebondissements et de surprises, je pense que ce n’est peut-être pas un livre qui te conviendrait.
      Peut-être que le préquelle, qui semble plus dynamique, te conviendrait davantage ? Et comme il se passe avant, tu ne raterais rien. Ca pourrait être un meilleur moyen de rentrer dans l’œuvre, peut-être !

  2. Oh là là, j’ai ce livre en PAL depuis tellement longtemps…. il faudrait vraiment que je l’en sorte, ton retour me donne honte de l’y avoir laissé si longtemps (j’ai une vieille édition, récupérée d’occasion il y a des années de ça. Il y a… presque une dizaine d’années, en fait)

    1. Je peux comprendre, c’est pas un livre qu’on sort de manière inopinée comme ça de sa PàL. Il mérite qu’on s’y consacre entièrement, il mérite toute notre attention de lecteurice, et ce n’est pas un bouquin divertissement. Mais il vaut tellement le détour ! Mais n’aies pas honte, ce n’est pas très grave de lire un bouquin des années après. Il faut juste le sortir au bon moment. Il y a des classiques que je n’ai encore jamais lus, comme les bouquins d’Anne Rice, par ex, jamais lu Dune, jamais lu Asimov… on fait ce qu’on peut ^^

  3. C’est un de mes romans préférés, je ne sais pas combien de fois je l’ai relu. Curieusement la dernière fois j’ai trouvé que c’était la féminisation des noms qui avait pris un coup de vieux (et pourtant à l’époque c’était très novateur je pense).
    En tout cas c’est un roman très riche, et j’y découvre de nouvelles choses à chaque fois.

    1. Je me souvenais que cette autrice figurait dans le top 10 du tag #Incontournables au féminin cet été, et du tien aussi. Super contente d’avoir enfin découvert cette autrice, et je pense comme toi que c’est un livre qui peut être relu maintes fois et apporter un éclairage différent. Je vais lire Le silence de la cité très vite pour compléter.

  4. Bon, je le garde donc de côté, pour quand je serai dans le bon état d’esprit. Et je vais tenter de ne pas l’oublier dans une pile, car il semble intéressant d’après ton billet. Ce serait dommage de passer à côté malgré ses étrangetés.

    1. Oh oui, je pense qu’il pourrait te plaire en plus. Mais effectivement il faut être disponible et avoir un petit peu de temps à lui consacrer pour l’apprécier à sa juste valeur. J’espère que tu lui trouveras une petite place l’année prochaine 🙂

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