David Bry – Que passe l’hiver

Que passe l’hiver est une très beau roman de fantasy, un chant doté d’une très grande force poétique. Je l’ai lu en quelques jours, happée par l’intrigue et l’ambiance particulière qui se dégage du récit. Ce roman est paru aux éditions de l’homme sans nom en 2017, et a été nominé au Prix Imaginales 2018. David Bry, son auteur, a été désigné « coup de cœur » aux Imaginales en 2019.

Ce qui m’a frappé d’abord, c’est l’ambiance, l’atmosphère qui se dégage du roman. J’ai sans cesse oscillé entre froid glacial et sensation d’étouffement générée par le huis-clos du récit. Cette ambiance, plus qu’un cadre, est donc porteuse de sens. J’ai également beaucoup aimé la forme narrative, proche de la poésie chantée.

Synopsis

Stig vient d’avoir vingt ans, l’âge pour se rendre sur le Wegg et fêter le premier solstice d’hiver. Le Wegg est la demeure du roi de la Clairière, roi de l’hiver et lien entre les hommes et les dieux du monde souterrain. A chaque solstice, les 4 familles régnantes sur les Terres se rendent au Wegg prêter serment à leur souverain. Mais ce solstice ne ressemble pas du tout à ce que Stig avait imaginé. Très vite, la mort rôde, puis frappe violemment le seigneur Dewe. Stig est persuadé que sa mort n’est pas naturelle, d’autant que d’autres personnages disparaissent à leur tour. L’étau se resserre, et c’est l’ensemble des fils entre les hommes, leur souverain et les Dieux qui sont menacés.

Personnages et cadre du récit

Les familles et la mythologie

Le roman s’organise autour de 4 familles régnantes, qui se partagent les terres : les Feyren (Stig en est le cadet), les Dewe, les Oren et les Lugen. Ces familles sont liées au roi de l’hiver; roi symbolique, avec peu de pouvoir, mais qui fait le lien entre les Hommes et le monde souterrain où vivent les Dieux. A chaque famille, ses marques, ses insignes, et ses dons. Par exemple, les Oren voient dans les fils du destin; les Feyren se métamorphosent en animaux. Stig est un corbeau, voler pour lui est synonyme de liberté, quand sur Terre son pied bot l’entrave.

Chaque année, au solstice d’hiver, les 4 familles se réunissent au Wegg, prêter serment à leur roi de la Clairière. Les Hommes retrouvent les légendes et les contes régissant leurs croyances, pour quelques jours, et pour toute l’année qui suit.

Les mythes et les croyances régissent la vie des familles. Le roi de l’hiver fait le lien entre les Hommes, sur Terre, et les Dieux, notamment Urian, assis sur son trône au cœur du monde souterrain. Urian, au cœur de la Montagne du Destin, crée et développe tous les fils des possibles. Seuls les Oren peuvent les lire, les interpréter, chercher quel fil se réalisera.

La tension s’accroît

Le récit est construit en pente douce, ascendante. Jamais le souffle ne redescend. La tension et l’inquiétude montent très rapidement, avant même la mort de Conrad Dewe. Dès la fin de la strophe 2, l’ambiance lourde, pesante et menaçante est posée (« aucun des deux ne remarque alors le scintillement dans les bois non loin d’eux, ni le vent étrange qui s’élève et souffle soudain en direction du Wegg, comme le ferait un esprit derrière le Voile »). Le début du roman donne donc rapidement le ton, et cette tension inquiète ira crescendo tout au long du récit, jusqu’au point d’orgue final. C’est une très longue protase, qui se déroule, lentement et implacablement.

Que passe l’hiver : une ambiance hivernale et inquiétante

Un huis-clos étouffant

Pour commencer, le récit se déroule dans un espace-temps très restreint. Les événements se succèdent à un rythme soutenu, et ce sur quelques jours seulement. D’autre part, l’espace est majoritairement limité à la salle du banquet, et aux tours dans lesquelles logent les familles. Les quelques percées en dehors de ces lieux sont même dangereuses (la recherche de l’âme dans la Clairière dans les bois, qui se finit dans le sang; la falaise, lieu de suicides…). Le dernier vol de Stig le cloue au sol. Enfin, quand il veut revenir sur ses terres, son père lui interdit de le faire. Peu à peu, l’étau se resserre autour des personnages.

Cet étouffement est d’ailleurs renforcé par la narration. Au huis-clos du récit répond un enfermement du texte sur lui-même.

En effet, la narration au présent crée une instantanéité. On vit les événements en même temps que Stig. Par ailleurs, elle est construite sur de très nombreuses répétitions (lanaphore « aussi loin que nos mémoires remontent, aussi loin que nos mémoires s’en souviennent… » scandant le chant du conteur; ou celle encore qui guide les pas de Stig à la découverte du corps d’Umbre). Ces répétitions semblent accompagner les personnages dans une spirale de folie, tournant en rond, seuls avec leurs questions sans réponse (à l’image de Stig, ne sachant plus vers qui se tourner ni que faire, ou encore Oswald, berné par les autres et englué dans son désir de vengeance…).

Enfin, les commentaires extradiégétiques du narrateur, associés aux augures des prophétesses, renforcent la tension en évoquant l’imminence de la catastrophe.

L’atmosphère hivernale : plus qu’un décor, un élément de sens

Le récit se déroule en hiver. Les descriptions rendent bien les sensations de froid ressenti, glacial, piquant. J’ai aimé entendre la neige qui crisse sous les bottes de Stig, voir les flocons virevolter dans l’air, sentir mes oreilles glacées par le vent. A ces impressions sensorielles s’ajoutent des camaïeux de blancs, gris et noir, constitués en aplats (la plaine pâle, les tapis blancs de neige…).

Mais ce décor en apparence fade et triste révèle des traits marquants, qui s’en détachent, à l’image de la couverture du livre. Les détails de l’intrigue apparaissent alors de manière plus violente et plus acérée, et sont porteurs d’indices (le regard noir perçant de Theudeusinde, la lueur dans la forêt lors de la recherche de l’âme de la Clairière…). Il y a un jeu de clair/obscur permanent dans le roman. Au scintillement de la neige brillante, répond un monde d’ombres, qui accentue la tension du récit. Au fur et à mesure de l’histoire, les personnages ne se dévoilent plus directement. Ils deviennent des ombres, des silhouettes, révélées par la lumière d’un rayon de soleil qui filtre à travers la meurtrière. Plus rien n’est visible, direct, franc, tout devient caché, renforçant l’impression d’étouffement.

Ce décor n’est donc pas un simple arrière plan. Il est porteur de sens. Les éléments accompagnent d’ailleurs la montée en puissance de la tension (l’hiver de plus en plus rude, la neige qui tombe de façon plus soutenue, la tempête provoquée par Umbre lord de la rixe entre Stig et Johan; même la lumière est tranchante et froide). Stig, qui sait écouter le chant du vent, qui connaît la Clairière, le sens des éléments, le langage de la nature, en est d’ailleurs conscient et pressent ce danger ambiant.

« Un fil se brise, un autre se renforce… »

Un récit musical et poétique

Le roman est très musical, et j’ai beaucoup aimé cette ambiance. On a déjà parlé de sa structure ascendante plus haut. De plus, chaque chapitre est couronné d’une strophe en vers. Ces strophes constituent chacune une pièce du puzzle qu’est le récit. On trouve l’ensemble du poème en fin de texte, et la cohérence d’ensemble se détache alors plus nettement.

Par ailleurs, une des premières scènes du récit se déroule lors de la cérémonie d’ouverture de la fête du solstice, et cette soirée est faite de musique et de danse. Lors du banquet, le conteur raconte les contes et légendes des origines. A l’image de l’aède grec ou du troubadour, il raconte seul face à l’assemblée les récits fondateurs. Dame Sigrune évoque une ode, mais c’est plutôt une épopée qui est racontée ici. Le texte, en italique, est en fait un long poème en prose, récité et chanté par le conteur, et rend compte des événements des origines et des hauts faits des premiers rois. C’est le « chant des Ordrains ». Plus loin, un autre conteur, Vulf, va raconter à son tour les origines de la maison Feyren.

Enfin, le récit oscille entre silence pesant et mortel et échos, contribuant aussi à créer cette ambiance mystérieuse (le silence de la plaine grise, les échos des sabots du cerf qui martèlent le sol…). Les sons font sens, comme les non-dits, les hurlements et les susurrements, le dialogue de sourd entre Oswald et son cadet…

Un refrain porteur de sens

Cet aspect musical se ressent avec la répétition constante du refrain « Un fil se brise, un autre se renforce ». Sorte de fond musical, ce refrain ponctue le récit, crée le suspense. Il suit chaque événement majeur, mais en annonce, aussi. Cette espèce de voix off structure le récit.

D’autres refrains apparaissent aussi dans le roman, comme le titre, plusieurs fois répété, comme une prière (« Que passe l’hiver / O, que passe l’hiver »), repris dans le récit du conteur (« Pour que jamais ne passe l’hiver sans roi »). Il y a une espèce d’effet rouleau compresseur créé par ces répétitions, ces redondances, qui accompagnent bien le récit et contribuent à poser l’ambiance et le cadre.

J’ai aussi aimé la beauté de la langue, je l’ai trouvée douce et mélodieuse, tant dans les descriptions des soirées bruyantes et colorées, que dans les descriptions des paysages mornes. Il y a une fluidité dans ces passages très agréable, et qui tranche avec la venue des événements dramatiques. Que passe l’hiver souffle le chaud et froid d’une manière déstabilisante, et j’ai beaucoup apprécié ça.

Des fils et des chemins…

Le chemin de la quête de soi

Au-delà de la beauté formelle de cette œuvre, j’ai aussi apprécié le sens du texte. On suit donc Stig, jeune cadet mal aimé de son père, orphelin de mère, et handicapé par son pied bot. Le roman s’ouvre sur l’arrivée des Feyren à la Clairière pour la fête du Solstice, première à laquelle Stig peut assister. C’est une sorte d’initiation pour lui, et tout le roman qui suit va confirmer son statut de héros de roman d’apprentissage.

Assez naïf, il préfère les contes des forêts et les légendes à la vie de chef, et de gestion des terres. Il s’est habitué à ne pas être remarqué, et ça lui va bien. Oui, mais ça ne peut pas marcher comme ça quand on est le héros d’un roman ! Evidemment, Stig va se trouver au cœur des événements terribles et menacé lui-même. Il va alors devoir tout apprendre, se fier à ses instincts, se faire des alliés, se faire une raison, et surtout, grandir et affronter enfin son père. Stig va apprendre la perte, la douleur, affronter l’incompréhension, l’impuissance, la duplicité. Enfin, il va aussi se (re)trouver, comprendre ce qu’il est, qui il est, retrouver ses racines, remettre en question ses acquis.

Que passe l’hiver se déroule sur très peu de jours, mais Stig aura appris beaucoup plus sur lui que dans toute son existence. Il aura grandi, mûri : à la fin du récit, Stig est adulte.

Le destin // le libre arbitre

La question au cœur du récit est celle du destin et du libre arbitre. Certains ont pu trouver ce sujet réchauffé et pas original. C’est vrai que cette thématique est très souvent au cœur des récits d’imaginaire (et pas que d’imaginaire d’ailleurs). Mais est-ce vraiment un sujet épuisé et à bannir des romans ? Je n’en suis pas sûre, d’autant que j’ai trouvé son traitement ici intéressant.

La question du destin et de l’avenir tracé des hommes est au cœur de la mythologie du récit. En effet, c’est le roi au fond de sa montagne du Destin qui crée les fils des possibles, autant d’échos (tiens ! ce n’est pas moi qui utilise ce terme, c’est le roi lui-même !) qui se font entendre. Les Oren savent déchiffrer les fils, et définir ce qui pourrait se passer – ou pas. Et c’est précisément cette question de prédestination et de libre arbitre qui est le sujet du roman. Il y a un débat intéressant sur les actions des Hommes : ceux-ci sont-ils responsables, sachant que c’était de toute façon écrit ? L’Homme en agissant ne choisit-il pas un fil parmi d’autres ?

J’ai aimé la représentation visuelle de ces fils du destin (la montagne à gravir en rêve), qui se nouent, se dénouent, s’enchevêtrent, se mélangent… autant de nœuds, de mélanges, d’enchevêtrements… Les images et métaphores des chemins, nœuds et labyrinthes (et que j’aime les labyrinthes !!) sont filées tout au long du récit, et reflètent finalement ce qu’est la vie : se perdre, se retrouver, prendre un chemin, se tromper, recommencer, rebrousser chemin…

J’ai trouvé une cohérence, encore, entre le sujet traité et sa représentation, mythologique, et philosophique. Alors oui, peut-être n’a t-on ici que quelques bribes d’une réflexion majeure qui nécessiterait d’en dire plus. Mais enfin, c’est un roman que David Bry écrit, pas une thèse de philo sur le sujet du libre arbitre…

Vers la mort de la magie : le chemin des hommes

Et finalement, ce que j’ai le plus aimé dans cette réflexion sur le sujet, c’est l’endroit où elle nous amène. Car ce roman raconte le choix des Hommes à se détacher de leur roi et de leurs Dieux pour retrouver leur libre arbitre. Ce faisant, on en arrive tout simplement à… notre monde d’aujourd’hui, dénué de magie dans les arbres et les étoiles, délesté de ses récits folkloriques, de ses histoires de grand-mères, de ses croyances reléguées au plus profond de chacun et plus vraiment rassembleuses…

Le roman raconte cette métamorphose du monde. Et plus encore, il raconte comment subsiste aujourd’hui cette magie : par le langage, qui fait renaître, dans les mots et la création poétique, les mythes, contes et légendes oubliés.

Alors oui, Que passe l’hiver ne raconte pas l’après. Mais à mon sens, il n’y a pas d’après. Le roman une transition, et se termine de façon magistrale. Savoir si Stig va se marier et avoir beaucoup d’enfants importe peu, en fait. Savoir comment la vie va s’organiser désormais, délestée de ses attaches religieuses qui l’ont construite… c’est une autre histoire à raconter, qui n’aurait pas eu sa place ici.

Conclusion

Bon, je crois que vous avez compris, j’ai adoré Que passe l’hiver. Je viens de découvrir la plume de David Bry, je lirai ses autres œuvres avec plaisir. J’ai aimé la beauté du récit, sa forme, sa structure, sa poésie, ses jeux de lumière. J’ai alterné entre les bercements doux de la narration, l’inquiétude générée par la tonalité de fond, et la frayeur face la violence implacable. Enfin, j’ai aimé suivre les personnages, me perdre dans tous ces fils, m’embrouiller l’esprit… Pour moi, cette œuvre est une merveille. La princesse au visage de nuit m’attend… 🙂

8 commentaires sur “David Bry – Que passe l’hiver

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  1. Je te remercie beaucoup pour ton commentaire ! Je suis contente de t’avoir donné envie de le lire. J’espère qu’il te plaira, je serai curieuse de connaître ton avis dessus.

    1. Oh, j’ai préféré celui-ci à La princesse au visage de nuit. Je le trouve beaucoup plus abouti dans l’ambiance, le fantastique. Tu me diras ce que tu en auras pensé 😉

      1. Oui, je te dirai ça 😉 Mais déjà l’atmosphère de ce roman m’attire plus que La Princesse au visage de nuit (que j’ai bien aimé mais il m’a manqué quelque chose… :/ )

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