Butin n° 2 de Ouest Hurlant 🙂 Le chant des géants est le nouveau roman de David Bry, paru chez HSN. Un titre que je me suis procuré les yeux fermés, tant j’ai adoré Que passe l’hiver et La princesse au visage de nuit du même auteur. Un très bel objet livre, relié, qui ressemble à un manuscrit bordé de runes. Un chant venu des âges anciens, que l’on entend dès la première page tournée…
Synopsis
« Entrez, entrez.
Asseyez-vous, n’ayez pas peur. Il reste de la place, là, au fond, près de la cheminée.
Oui. C’est bien. Très bien. Commandez des bières, des pommes braisées, ce que vous voudrez, mais faites vite. Vous autres, dans la paille, rapprochez-vous, calez-vous contre les murs, les tonneaux, les pieds des tables.
Voilà…
Le feu ronfle, les bûches craquent. La nuit est tombée. Les marmites sont vidées.
Laissez-vous aller. Fermez les yeux. Juste un peu.
Et écoutez-moi.
Je vais vous raconter une histoire… »
De quoi ça parle ?
On suit deux frères, Bran et Ianto, fils du roi Arthus. Les relations sont tendues avec le roi Lothar, depuis longtemps. Alors Arthur envoie ses deux fils en délégation. Une visite de courtoisie, certes un peu déguisée. La rencontre tourne mal, et bientôt, c’est la guerre qui pointe le bout de son nez.
A son issue, Sile, fille du roi Lothar est capturée et promise à Ianto, héritier de la couronne. Débutent alors les rancœurs, complots de cour, luttes éternelles entre royaumes. De plus, un mystérieux brouillard, la Brumenuit, se lève. Il avale tout sur son passage, et rien ne semble pouvoir freiner.
Il y a beaucoup de mythologie dans ce récit. Le monde dans lequel évoluent les personnages serait une création onirique provenant de trois géants, qui façonnent, ponctuent et rythment la vie par leurs rêves. Pour veiller le repos de ces géants, s’assurer que leurs rêves perdurent et continuent de façonner le cycle de la vie, les Immortels font le lien, entre Hommes et Dieux.
Un roman chanté et musical
Renouer avec la tradition orale
Avec Le chant des géants, David Bry nous invite dès le résumé à écouter un récit. Pas à le lire, non : à l’écouter. Ambiance taverne, au son des cervoises qui s’entrechoquent, des rires gras, du brouhaha ambiant et de la bonne humeur générale. Le conteur fait face à son auditoire tout ouï. Il s’improvise acteur sur une scène de théâtre.
On retrouve en lui la figure du barde, de l’aède grec, et plus tard du troubadour, qui connaissent l’art de raconter une histoire. En lui se concentrent toutes les fonctions du narrateur : il rapporte des faits passés, les organise dans un récit qui tient la route, ménage un suspense (en fin de chapitres), bouscule la temporalité du récit avec des analepses et prolepses, et analyse son récit avec le recul de celui qui raconte a posteriori.
De plus, ces personnages avaient un don oratoire. Raconter une histoire, ce n’est pas donné à tout le monde. Il faut y mettre les formes, le bon niveau de langage. Ici, nous retrouvons ce rythme propre à la langue orale, tout en chant, voix et rebondissements. Cris du cœur, ton dramatique, théâtralisation du récit, ménagement du suspense…
Un roman protéiforme
L’écriture donne au Chant des géants un visage protéiforme : on passe de la narration romanesque à la poésie, puis au chant accompagné de musique. Le chant des géants a aussi un aspect très théâtral. En effet, les différents chapitres, correspondant à des lieux différents, font un peu penser à des scènes et actes d’une tragédie.
D’autre part, le conteur, dont l’identité est dévoilée petit à petit, est également un personnage de son propre récit. Mais il est aussi un personnage d’un roman plus large, englobant à la fois ce récit mais aussi les scènes dans lesquelles ce conteur raconte. On s’en rend compte lorsque ces scènes (qui agissent comme des interludes) sont décrites de l’extérieur par un narrateur omniscient, désignant le conteur par « il » ou « l’homme venu leur dire l’histoire de Sile, de Bran et de Ianto ». On a alors un roman dans le roman, avec une théâtralisation du récit mettant sur le devant de la scène le récit emboîté rapporté par le conteur. L’épilogue confirme cet emboîtement, qui brouille les différents niveaux narratifs et la frontière entre les genres.
Dans l’auberge envahie de silence, chacun attend – souffle retenu – que poursuive l’homme venu dire l’histoire de SIle, de Bran et de Ianto, des guerres de Oestant, du sang et des larmes répandus alors.
Debout près de la cheminée, sa longue cape masquant ses bras comme son visage à la barbe délaissée, celui-ci observe la salle comble. [… ] La nuit est tombée depuis longtemps sur la plaine. Deux ou trois ombres veillent dans l’obscurité, prêtes à avertir du moindre galop, à la moindre silhouette sur la route.
Tous attendent le retour des éclaireurs et les nouvelles qu’ils apportent.
Le conteur aussi.
Il est tôt encore.
Il prend un profonde inspiration,
continue son récit ».
Une ambiance vivante
Une création par les mots
J’ai énormément aimé, encore une fois, la plume de David Bry, qui sait particulièrement bien retranscrire des ambiances, et surtout les rendre sensorielles.
Le roman s’ouvre ici sur le bruit, la vie, les rires. L’ambiance est à la fête. Des cris, des hurlements, des rugissements, des rires… L’on suit des personnages hauts en couleur, notamment Bran, joyeux drille insouciant (le privilège des cadets ^^), collé à sa flûte dont il régale l’assemblée. C’est léger, badin, sonore, et les notes de musique accompagnent ce cadre.
Puis, l’atmosphère change, radicalement. Avec David Bry, on ne rigole jamais bien longtemps. Les moments de liesse sont rares, mais sont alors d’autant plus saillants et vifs. Suite à des événements qui se déroulent assez tôt dans le roman (ce qui correspond à l’arrivée de l’élément perturbateur dans le schéma narratif), le silence s’impose, et avec lui un souffle d’air froid. La musique s’éteint. Bran s’enfonce dans son désespoir et son silence. Le phrasé, auparavant mélodieux, devient saccadé, bref, les phrases brèves, tranchantes. C’est un basculement total, noté par le conteur lui-même : « Quand tout a t-il basculé ? s’interroge le conteur d’une voix lasse ».
L’écriture de l’auteur accompagne à merveille les différentes ambiances. Plus exactement, elle les crée. J’ai apprécié la relecture cette fois presque parfaite, il ne reste quasiment plus de coquilles et c’est très agréable à lire.
Des scènes visuelles et vivantes
On a déjà parlé de théâtralisation du récit mais je trouve que c’est réellement quelque chose de très palpable dans Le chant des géants. Le rythme du récit, le découpage des différentes scènes, le rôle des intermèdes, les cliffhanger en fin de chapitres… concourent à donner un aspect théâtral et vivant aux événements.
On a également un scenario typique des grandes tragédies grecques : triangle amoureux impossible et déchirant, haine fratricide, guerres entre royaumes, complots de cour… Rien de nouveau sous le soleil, mais c’est captivant, et ça marche bien. Je suis très bonne cliente pour ce type d’histoires en fait. (Ca me fait penser à un épisode d’X files que j’ai regardé hier; un personnage disait : « two men, one woman, lot of trouble » –> c’est tout à fait ça !).
Là où l’on quitte le registre classique de la tragédie, c’est lorsque ce récit prend des tonalités baroques. Et là, je m’amuse davantage. D’abord dans la métamorphose des personnages, tout au long du récit. Que ce soit Bran ou Ianto, ces deux personnages muent selon les événements qu’ils vivent. Leur caractère, leur nature profonde évoluent et c’est visible de page en page, toujours accompagné par le rythme et la mélodie musicale en fond.
Surtout, les scènes de baston sont époustouflantes. La première guerre est une superbe hypotypose étirée sur plusieurs pages : en cela, le narrateur nous la donne à voir. Elle se déroule sous nos yeux, seconde par seconde, comme si nous assistions en tant que spectateur à son déroulé. La narration au présent, l’accumulation de phrases courtes juxtaposées, l’appel aux sens, les descriptions très réalistes et l’intérêt pour le détail animent cette scène ainsi hyper expressive. Le passage avant la baston ci-dessous est magnifique : le calme avant la tempête, mimant le souffle qui grossit peu à peu, avant de laisser éclater l’orage qui est alors d’autant plus vif :
Son destrier passe la crête de la colline.
Bran l’arrête brusquement.
De l’autre côté, sur la plaine, aussi loin que poste sa vue, des milliers d’hommes.
La bête au pelage humide de transpiration renâcle et souffle.
Caem le rejoint, cabre sa propre monture qui hennit.
Des centaines d’hommes et de chevaux. De bannières claquant dans le vent.
Et l’odeur.
Caem reste sans voix.
Bran resserre les rênes dans sa main,
L’odeur de la peur. De l’excitation. De la sueur, du vin.
caresse la crinière de son étalon.
Et le silence.
L’incroyable, l’indicible silence d’avant les batailles.
Bran frissonne, observe les myriades de boucliers, de lances, d’épées, de cavaliers, d’oriflammes et d’étendards, à la recherche de celui de son frère.
Un cor mugit quelque part. Des centaines de voix y répondent et tonnent.
Là-bas : A l’avant-garde ! Le dragon du Lonan ! Ianto !
L’armée s’ébranle.
Sans même un regard pour son lige, Bran rugit et éperonne son cheval.
Les chevaux galopent des deux côtés. Les flèches s’abattent, partout, pennées de noir, de blanc ou de brun. La terre tremble, frappée d’innombrables sabots; l’air vibre des hurlements des guerriers qui se ruent vers la gloire ou la mort […] »
C’est ton destin
Derrière Le chant des géants, il y a une question sous-jacente qui nous taraude, et qui titille aussi les personnages. En effet, si tout est un rêve, si tout est décidé par des Dieux qui inventent le monde et les événements par leur rêve, tout n’est-il pas déjà écrit ? Les hommes ne sont-ils alors que des pantins ? Alors, à quoi bon ?
David Bry apporte une réponse intéressante à cette question dans le roman, et le final est particulièrement surprenant. J’ai beaucoup aimé cette idée, que je ne dévoilerai pas bien entendu. En revanche, ce que je peux en dire c’est que ça interroge la nature même du récit, réhabilite le pouvoir de l’imaginaire et des mythes, et l’intérêt de raconter. De se créer un stock d’histoires fondatrices.
Il y a aussi un joli manifeste sur ce qui fait la force d’une histoire, ce qui fait qu’elle reste dans les mémoires : son aspect tragique, son unicité, le fait qu’on ne comprenne pas les raisons des événements et qu’il subsiste suffisamment de doutes et de trous pour susciter l’imagination et amener différentes interprétations. Une manière de faire vivre et perdurer les histoires.
En pratique
David Bry, Le chant des géants
Editions HSN, avril 2022
Couverture et illustrations : François-Xavier Pavion
Autres avis : une grande réussite pour Celindanaé, coup de cœur pour Dup sur Bookenstock, un rappel de ce que la fantasy offre de meilleur pour Elbakin, un coup de cœur pour Yuyine aussi, Sabine qui aime décidément beaucoup la mélancolie et l’aspect tragique des œuvres de David Bry. Coup de cœur aussi pour Vincent qui vous conseille à raison les mouchoirs pour accompagner votre lecture.
#PLIB2023
#ISBN9782918541752
Prix Elbakin.net 2022 – Meilleur roman fantasy francophone
Le chant des géants est un superbe roman de fantasy épique, qui m’a énormément plu sur le plan formel. J’ai trouvé le tout franchement génial. Sur le fond, l’histoire un peu plus classique m’a semblé malgré tout fort bien menée, dans différents registres et se clôturant sur un retournement particulièrement déroutant et ingénieux. Je regrette presque d’avoir fini ma lecture un peu vite, pourtant je ne l’ai pas lu en 4ème vitesse… Mais Le chant des géants se savoure rapidement, ce n’est pas un roman pavé. C’est la ma seule petite réserve : un goût de trop peu. Mais tout bonne histoire a une fin, et il ne tient qu’au lecteur de la faire perdurer encore un peu…
Déjà que la couverture me faisait de l’œil mais ton avis plus qu’enthousiaste ne m’aide absolument pas. Je suis bien curieux de découvrir cette palpitante épopée ainsi que l’univers mis en place par l’auteur qui semblent t’avoir plus que convaincu.
Palpitant, c’est tout à fait ça 🙂 L’auteur te fait vivre les événements en même temps qu’ils sont contés par le narrateur, c’est assez génial.
Et l’objet livre parfait le tout, un beau relié de runes, c’est le must, quand même 🙂
Je t’encourage à t’asseoir devant le feu et à boire les paroles du conteur, laisse-toi donc porter… 🙂
Je regarde ce roman depuis un moment avec des yeux attentifs. Ton avis me conforte dans l’intérêt que je dois lui porter. Merci beaucoup.
Mais de rien 🙂 Je suis contente de t’avoir conforté dans l’idée de découvrir ce titre. L’auteur me fascine, c’est le troisième roman que je lis de lui, et ça a été trois ambiances, trois styles… très différents et que j’ai trouvés fort bien maîtrisés.
Il me tente bien aussi celui-là !!
Très bon titre, je te le recommande les yeux fermés !
Cela n’annonce que du bon, j’espère autant l’aimer que toi!
Je croise les doigts, je serais un peu triste si ce n’était pas le cas ! Mais parfois, un bouquin peut être bon et ne pas nous plaire aussi pour x raisons, ce n’est pas grave 🙂
Oh là là, ta chronique donne envie !!! (et je suis d’autant plus triste de n’avoir pas pu le prendre aux Imas…. si j’avais su, je l’aurais pris à Ouest Hurlant !)
Il est en réimpression je crois, et normalement déjà de nouveau en stock chez tous les libraires.
mais c’est fou à quel point les ruptures de stock sont arrivées vite pour certains titres aux Imaginales !