Lettre D du ABC Challenge de l’imaginaire : ma douzième lecture du challenge. Un long voyage de Claire Duvivier a passionné les foules il y a quelques temps. Ce roman sorti en 2020 aux Forges de Vulcain a raflé plusieurs prix mais a aussi divisé les lecteurs. J’avais envie de laisser retomber le soufflé pour me plonger dans ce récit, sans ce bourdonnement permanent à mes oreilles. En quelque sorte, l’aborder l’esprit quasiment vierge. J’ai fort bien fait, car j’ai pu apprécier pleinement ma lecture, que j’ai d’ailleurs beaucoup aimée.
Synopsis
« Issu d’une famille de pêcheurs, Liesse doit quitter son village natal à la mort de son père. Fruste mais malin, il parvient à faire son chemin dans le comptoir commercial où il a été placé. Au point d’être pris comme secrétaire par Malvine Zélina de Félarasie, ambassadrice impériale dans l’Archipel, aristocrate promise aux plus grandes destinées politiques. Dans le sillage de la jeune femme, Liesse va s’embarquer pour un grand voyage loin de ses îles et devenir, au fil des ans, le témoin privilégié de la fin d’un Empire. »
Un jeu narratif efficace
Nous suivons un récit délivré par Liesse, le personnage principal, à son narrataire. Liesse écrit plus tard, et raconte, à la demande du narrataire, l’histoire de Malvine Zélina de Félarasie, jeune aristocrate ambassadrice dans l’Archipel, envoyée là par l’Empire. J’ai bien aimé le fait qu’on ne sache pas pendant une bonne partie du roman qui est Gémétous, le narrataire. Ca crée de l’attente et de la surprise tout au long du récit. Sa révélation tout autant, et cela donne beaucoup de sens au récit dans son ensemble.
Liesse concentre tous les rôles du narrateur : il raconte son récit en l’organisant de manière généralement linéaire, mais n’exclut pas quelques prolepses pour étirer le récit et lui donner du relief. Liesse commente et juge son récit et son propre personnage, avec son regard futur. Mais il joue aussi le rôle du narrataire en imaginant ses réponses, son impatience, et devance ses éventuelles remarques. Se crée alors un dynamisme dans la narration qui m’a beaucoup plu. Je me suis identifiée à ce narrataire que j’ai imaginé impatient de savoir quand allait commencer ce voyage.
Une narration mise en scène
Car ce voyage, il met du temps à arriver ! J’en étais à 28% du roman quand Liesse a fait ses bagages pour partir. Et j’ai trouvé ça génial, parce que le narrateur a retardé pendant tout ce temps le vrai récit, faisant attendre son narrataire… et le lecteur. Et il s’en amuse bien, d’ailleurs ! La plume de Claire Duvivier semble aussi douce et posée qu’un fleuve millénaire qui prend son temps pour faire son chemin. Mais ne vous y trompez pas : vous serez malgré tout emmenés par le courant, lentement mais sûrement. C’est faussement peinard, en fait. C’est parfois assez contemplatif, mais Claire Duvivier a su capter toute mon attention, et m’hypnotiser. J’ai commencé ce roman tranquillement. Et puis pouf, je me suis retrouvée plusieurs dizaines de pages plus loin, complètement embarquée dans ce voyage, sans avoir capté ce qu’il s’était passé entre temps.
D’autre part, il y a quelque chose de très théâtral dans cette narration. Liesse maintient le suspense sur le récit avec beaucoup d’humour, et retarde le moment où il va parler de Malvine. Il y a une mise en scène du récit que j’ai bien aimée. Liesse est comme un acteur qui déclame son rôle sur scène.
« Gémétous, tu vas encore penser que je parle trop de moi et pas assez de Malvine et de Merle, et que je ne fais qu’effleurer ces sujets chaque fois que je les aborde […]. Cette histoire est une histoire insulaire. A ce titre, elle obéit à une structure comparable à celle de nos chants, ou plutôt de nos pièces de théâtre […]. Tu dois savoir, ma hiératique, que ces spectacles, dans les peuplements, se déroulent toujours en deux fois : d’abord, les acteurs principaux déclament l’histoire, qu’il s’agisse d’une fable, d’un récit historique ou d’une romance. C’est la partie principale du spectacle. «
Une illusion totale
Ce que j’ai trouvé très fort, c’est qu’en fait, Liesse dit raconter la vie de Malvine, mais c’est la sienne qu’il rapporte. Alors certes, par ses yeux et son récit, on est témoin de moments qu’il a vécus auprès de Malvine, mais finalement, celle-ci n’a qu’un petit rôle de figurante. On ne la voit pas beaucoup, Malvine. Et puis bon, elle n’est pas si époustouflante que ça non plus, d’autant que l’autrice s’amuse avec ce personnage. Elle nous rappelle, à sa manière, que les personnages ne sont que des êtres de papier.
Claire Duvivier nous entube complètement dans ce roman : j’aime beaucoup les trompe-l’œil littéraires, je suis très bon public pour ça, et j’ai complètement adhéré. J’aime énormément les auteurs qui s’amusent avec les codes du genre.
Un roman sur les limites du genre
Entre réel…
Un long voyage m’a pas mal questionnée sur l’endroit où j’allais le ranger. Littérature imaginaire, blanche, ou entre les deux ? Heureusement que je l’ai créée cette catégorie tiens, fort pratique. Car là encore, Claire Duvivier s’amuse avec les limites du genre.
On a majoritairement un récit très ancré dans le réel. Certes, l’univers est fictif, mais il est une transposition du réel. Ce sont tous les rouages d’un Empire qui sont décrits ici : diplomatie, commerce, logistique, administration… Les thématiques évoquées au cours du voyage de Liesse sont très réalistes. En effet, on imagine sans peine que l’Empire décrit pourrait être n’importe lequel ayant existé. Un long voyage raconte la fin d’un Empire, mais finalement, il y a là aussi une illusion créée par la distance entre cette civilisation qui prend fin et ses répercussions. Car tout est vécu du point de vue de Liesse, et sur l’impact de cette chute sur sa propre vie. On n’est pas dans l’Histoire, mais dans l’histoire personnelle.
Certaines scènes sont également très visuelles, notamment les scènes d’affrontement, qui là encore m’ont vraiment fait penser à du théâtre tant elles étaient vivantes. Liesse raconte aussi la famine, l’errance, la difficulté d’être parent, le sentiment d’être déraciné et de n’appartenir à aucune terre, la condition d’esclave… Autant de moments vibrants et que j’ai trouvés forts en émotions. J’ai également beaucoup aimé toute la question de la langue, primordiale ici.
Mais par moments aussi, ce roman revêt des allures de conte, comme une sorte de « il était une fois jadis », le récit d’une époque révolue, peuplée de personnages merveilleux, sorte de héros mythifiés dont la postérité se souviendra…
et surnaturel
Et voilà que pouf, en plein milieu de ce récit, en pleine action très réaliste, où il se passe pas mal de choses… la magie survient, au détour d’un témoignage livré par Malvine à Liesse, alors que la mort est là, juste là. Certains pourraient trouver ça carrément invraisemblable, moi aussi, mais j’ai surtout trouvé fort ça fort marrant (Je ne suis pas sûre non plus que ce soit ce que l’autrice ait voulu mais bon).
Bref : magie, pouf ! Comme un lapin sorti de son chapeau. Claire Duvivier nous refait un petit tour de prestidigitation, en nous parlant pendant quelques pages d’un univers surnaturel par la voix de Malvine, au détour d’un chapitre. Et cette incursion surnaturelle apporte du mystère, car bien sûr on n’en saura pas vraiment beaucoup plus non plus. Elle met ça là, et puis le lecteur n’a qu’à se débrouiller avec. Une énigme de plus à résoudre. Finalement, l’autrice aura planqué pas mal d’énigmes dans son roman. Elle doit être redoutable lors des chasses aux œufs. Le genre à trouver des cachettes improbables.
Du coup, j’ai classé ce roman dans « littérature entre les deux » : entre réel et surnaturel, car je n’y vois pas de la fantasy pure. J’y vois plutôt un jeu littéraire, un joli trompe–l’œil créé, un roman qui s’amuse avec les codes du genre, entre roman et théâtre, entre réel et surnaturel, entre Histoire et histoire…. Un voyage qui n’en est pas vraiment un, un récit d’un personnage qui n’est pas le sien… Je me suis fait balader pendant tout le roman, et franchement… j’ai vraiment aimé ça.
En pratique
Claire Duvivier, Un long voyage
Editions Aux forges de Vulcain, 2020
Prix et nominations : Prix Hors concours 2020, Prix Libr’à Nous, catégorie imaginaire, Prix elbakin.net du meilleur roman francophone de fantasy 2020, Finaliste du prix Littéraire Frontières Leonora Miano, Finaliste du Grand Prix de l’Imaginaire 2021, Finaliste du prix des Imaginales 2021, Finaliste du prix Imaginaire de la 25ème heure du Livre du Mans 2021 et Première sélection du prix Rosny Aîné 2021
Autres chroniques. Comme je le disais en intro, le livre a passionné et divisé les foules… Vous avez un avis tout aussi enjoué que le mien par Anne-Laure sur son blog Chut, Maman lit!, un avis peu plus mitigé chez Yuyine, qui n’a pas trouvé la fougue pour l’emmener pleinement au cœur du récit, et celui de L’ours inculte, qui n’a pas été fort convaincu par le voyage. Je vous renvoie aussi à l’analyse littéraire bien complète de Marc sur son blog Les chroniques du chroniqueur.
Un long voyage de Claire Duvivier m’a beaucoup plu par son originalité. J’ai beaucoup aimé ce voyage qui n’en était pas vraiment un, je me suis laissée porter par la plume de l’autrice qui m’a complètement hypnotisée et embarquée sans broncher dans cette histoire. Je me suis beaucoup amusée, en fait, à comprendre les énigmes posées par l’autrice, à les résoudre (ou pas), et à me laisser berner sur toute la ligne. J’ai trouvé ça franchement très très fort, très bien mené, et ça a parfaitement fonctionné avec moi. J’ai passé un très bon moment de lecture, fort agréable, tout en étant sur le fil, dans cet entre-deux, l’illusion et le trompe l’œil très réussis.
Je suis ravie que tu l’aies beaucoup plus apprécié que moi. Le terme « long » du titre a été vraiment trop présent pour moi (alors que le livre est si court).
Oui, on en avait parlé aux Imaginales; ke comprends ton point de vue, et je comprends aussi pourquoi certains lecteurs se sont ennuyés. C’est vrai que si on n’accroche pas plus que ça, c’est long.