Paru aux éditions Magic Mirror en 2019 dans la collection Forgotten, Le Musicien revisite le conte du joueur de flûte de Hamelin, par les frères Grimm. Outre la réécriture de conte, aspect qui me plaît particulièrement, le roman est dans son ensemble assez sombre, avec des tonalités fantastiques. La couverture de Mina M traduit particulièrement bien cette ambiance. J’ai beaucoup aimé ce roman, à l’atmosphère feutrée. La réutilisation de matériaux du conte de manière détournée crée une œuvre singulière.
Synopsis
« Aucun village n’est aussi paisible que Hamelin. Conduits par un maire juste et protecteur, les habitants s’épanouissent en toute sérénité. Seule Lore, petite-fille du couple dirigeant, demeure frustrée de l’embargo posé sur la musique par son grand-père. Mais l’arrivée en ville d’un jeune virtuose pourrait bien faire imploser les règles sclérosées.
Au rythme des cours de musique clandestins qu’il donne à Lore, Raffael va peu à peu remuer le passé inavouable de Hamelin. À mesure que les désirs de vengeance s’exacerbent et que la mélodie du violon envoûte les cœurs, les masques tombent et le village plonge dans une spirale de violence sans précédent. Lore, comme chaque habitant, sera mise face à un dilemme insoutenable.
Saura-t-elle choisir entre le devoir moral qui lui incombe et la tentation du châtiment qui la ronge ? »
Le conte du joueur de flûte de Hamelin
L’histoire est en fait une légende allemande, retranscrite par les frères Grimm. A l’origine, la légende s’intitulait l’attrapeur de rats de Hamelin. Les origines de cette légende sont nombreuses, comme ses différentes versions.
Dans les grandes lignes, la ville de Hamelin en Allemagne est envahie par les rats. Le maire de Hamelin offre une prime de mille écus à celui qui parviendra à débarrasser la cité de tous ces rats. Un joueur de flûte se présente comme dératiseur. Le maire lui promet les mille écus… L’homme commence à jouer, et attire par sa musique les rats jusqu’à la rivière, où ils se noient. Revenu réclamer son dû, il ne reçoit que 50 écus… Il quitte le village, promettant de revenir… Ce qu’il fait, et cette fois, ce sont les enfants de Hamelin qui le suivent, hypnotisés par sa musique. Cent trente enfants ont disparu ce jour-là, les parents ne les ont plus jamais revus.
Selon les versions, les enfants sont emmenés jusqu’à une grotte qui se referme derrière eux, ou à la rivière, ou encore au sommet d’une montagne.
Construction et rythme
Un roman assez long…
Le récit s’installe doucement, prend le temps de poser le cadre, les lieux, les personnages et les rapports entre eux. Le récit met du temps à s’emballer, et l’action à démarrer pleinement. Mais ce n’est pas un mal, au contraire, car le roman est assez long. Ainsi, on peut suivre les personnages, dans leurs doutes, leurs réflexions, on voit les intrigues se nouer. On s’attache, comme l’aubergiste à son musicien, à chacun d’entre eux, et on peut en apprécier les caractères, les différents visages, leur histoire. Le temps s’étire dans Le Musicien. On est dans une atmosphère très particulière, feutrée, un peu comme en dehors du temps et du réel. Une sorte d’espace-temps à part.
… mélodieux et musical
La tension s’accumule jusqu’à la bonne moitié du récit, acmé du roman. Passée celle-ci, révélations et violences s’entremêlent, vers une descente aux enfers. La lecture est très fluide, bercée par cette mélodie ascendante et descendante. Par mimétisme, le texte s’adapte au récit, au rythme du violon et de la flûte. La seconde partie du roman alterne le passé et le présent, ce qui permet de plonger davantage dans les nœuds de l’intrigue et d’en saisir les ressorts. J’ai été happée par cette sorte de spirale infernale, sentant arriver le dénouement de manière irrémédiable. J’ai donc beaucoup apprécié ce rythme qui m’a empêchée de lâcher ce roman une fois commencé.
La construction du récit révèle aussi la force de la musique dans ce roman. Elle en est au cœur de l’intrigue, et c’est un peu elle le personnage principal. On y découvre ses pouvoirs, sa magie, sa force aussi. Elle crée chez les personnages à la fois ravissement, émerveillement, mais aussi tristesse profonde, peur, et aversion totale. La musique traduit ainsi les émotions. De la même manière, la musicalité du texte traduit celle des personnages, et accompagne parfaitement, comme pour le souligner, le récit dans sa construction et son rythme.
Le Musicien, un roman fantastique ?
Des personnages et un cadre « anywhere out of the world »
L’impression d’être en dehors du temps et réel crée une atmosphère particulière, étrange, un peu inquiétante, en dehors du monde. De la même façon, les personnages semblent sans attaches, à l’image de Lore, orpheline, ou du musicien, qui arrive de nulle part. Mystérieux sur ses intentions, ses origines, il ne parle que très peu, ce qui accentue les interrogations que l’on peut avoir sur lui. De la même façon, un mystère entoure les grands-parents de Lore, distants, froids ; des questions se posent sur les intentions de Caecilia, ou des domestiques Jessica et Gretchen. Les clients de l’auberge ne sont que des ombres, faisant décor. On s’interroge assez longuement sur le rôle à jouer de tous ces personnages ,qui planent sur l’intrigue comme des ombres pesantes.
Du fantastique à l’étrange
Le Musicien est un roman teinté de fantastique. Les lieux concourent à créer cette impression de surnaturel (les ruines d’une ancienne maison, la falaise…). Le fantastique est créé par cette hésitation constante entre le réel et le surnaturel. Durant toute la première moitié du récit, les jeux sur les masques, les personnalités doubles, les métamorphoses, les illusions… accentuent cette impression d’irréel. Il en résulte des sensations bizarres, des soupçons, des intuitions désagréables… Mais sans cesse, les personnages tentent de revenir au réel en cherchant des explications plausibles (l’envoûtement et le charme créés par la musique, des hallucinations, la fatigue, l’imagination exacerbée…).
Cependant, à la moitié du récit, la tendance se renverse. Le rationnel ne suffit plus à expliquer tout ce qu’il se passe. La tension explose, et on bascule alors dans l’étrange. Le surnaturel devient la norme, accepté, mais toujours inexpliqué. Il semble que la réalité de ces événements soit le fruit de lois physiques inconnues. Les figures et les thèmes surnaturels émergent (la figure du monstre, telle Dorian Gray, l’Enfer, le démon…), et les événements bizarres prennent corps, acceptés par les personnages (l’hypnose créée par la musique, les retours dans le passé dans l’esprit des envoûtés, la manipulation des esprits…). La vérité se découvre sous les masques et les illusions.
Le Musicien ou la transposition d’un conte
Les éléments repris du conte
On retrouve dans cette réécriture le pouvoir magique de la musique, envoûteur, hypnotique. Comme dans le conte, la musique peut manipuler les esprits concentrés sur ses mélodies. La figure du joueur de flûte est également reprise, avec le thème de la vengeance, et aussi son côté mystérieux (D’où vient-il ? Que veut-il ? D’où viennent ses dons ?).
Enfin, on retrouve aussi les rats, mais réutilisés pour qualifier ici le musicien et les dangers de son art. Ils apparaissent souvent furtivement, mais de manière répétée. Cette répétition concourt à la construction de l’inquiétude et du mystère dans le récit. Associés à la maladie et aux mauvais présages, ces rats ponctuent et accompagnent l’intrigue, se faisant de plus en plus nombreux au fur et à mesure qu’elle avance vers la terrible vérité.
Plus largement, ce sont des thèmes et accessoires du genre qui sont repris ici. Par exemple, on retrouve un temps immémorial ou difficile à dater précisément, des lieux tout aussi incartables, l’utilisation de l’imparfait pour cadrer le début du récit, plongé dans une sorte d’habitude figée (« Hamelin était un havre de paix […] ses habitants vivaient dans la sérénité »). D’autres séquences sont typiques du conte (la transgression de l’interdit, le méchant qui réussit son forfait, la tromperie, le méchant confondu…). Enfin, les personnages sont dans des rôles bien typiques (le méchant, l’auxiliaire, le donateur de magie, le faux héros…). Autant d’éléments typiques du conte, analysées par Vladimir Propp dans sa Morphologie du conte (1928).
La création d’une histoire singulière et originale
Cependant, tous ces matériaux sont réutilisés et reliés dans une histoire plus complexe et originale.
Au-delà de leur rôle typique, j’ai trouvé les personnages particulièrement riches, du fait de leurs multiples visages. Les jeux de masques, de miroir et de déguisement les rendent complexes, protéiformes. Chacun d’entre eux évolue dans une palette très large de comportements et de caractères. Ceci garantit de belles surprises dans l’intrigue. De la même façon, le récit s’amuse avec les codes du conte, pour créer là aussi la surprise, déjouant les attentes. Des scènes annexes sont dépeintes, des retours dans le passé épaississent le récit, qui s’étoffe au-delà de la structure simplifiée à l’extrême du conte, centré sur ses fonctions et personnages de base.
Le conte du joueur de flûte de Hamelin est entremêlé ici à une histoire plus vaste, englobant tous les personnages. L’intrigue est éclatée dans plusieurs directions : histoire d’amour et drame familial, avec une lutte pour le pouvoir en arrière-plan. Cela donne au récit un aspect beaucoup plus humain que dans le conte, avec toutes les violences que cela implique. Le Musicien est un roman dont la violence sourde et contenue de la première moitié éclate ensuite, impitoyable et sanglante. J’ai beaucoup aimé le dénouement, magistral, et beaucoup plus nuancé qu’un final classique de conte.
Un autre avis…
Sur le blog Les voyages de Ly : un bel article par une amoureuse comme moi de cette maison d’édition ! Elle en a lu plusieurs titres, et comme je vais en lire d’autres prochainement, vous la retrouverez dans mes prochaines chroniques !
Le Musicien est une réécriture d’un conte des frères Grimm, transposé à partir de légendes allemandes. On y retrouve certaines séquences et figures, mais le récit s’en détache pour créer une œuvre singulière et originale. J’ai beaucoup aimé la construction musicale du texte et son intrigue complexe, pleine de tensions, entre étrange et fantastique. J’ai dévoré ce roman, doux-amer, à la fois enchanteur et cinglant. Ca me donne envie de découvrir Blue, autre titre d’Annabelle Blangier, qui est une réécriture du conte de Barbe-Bleue. Le roman d’Alice Sola, Le lac des cygnes, m’intéresse beaucoup aussi… Ce qui est sûr c’est que je vais prendre un malin plaisir à dévaliser cette maison d’édition !
J’ai beau ne pas être fan des réécritures de contes, c’est une chronique qui donne envie. Blue m’interpelle, c’est un conte qui a terrifier mon enfance
Pareil pour Blue ! j’avais le conte avec des images, et ça m’avait terrorisée aussi… Je vais plutôt m’orienter d’abord vers le lac des cygnes, j’aime énormément le ballet et l’histoire. Merci pour ton avis, si en plus je te donne envie je suis ravie 🙂