J’avais commencé 2023 avec l’excellente trilogie La maison des jeux de Claire North, et voilà que je commence 2024 avec la tout aussi excellente novella Sweet Harmony de la même autrice. Ce texte est un sans faute pour moi, je l’ai avalé d’une traite en même pas deux heures. On m’avait prévenue : « c’est démoralisant », « c’est très Black Mirror ». Bon, Black Mirror j’ai tenté avec le 1er épisode et, horrifiée, n’en ai plus regardé un seul. Donc je redoutais cette expérience, mais j’avais confiance en l’autrice. Et j’ai bien fait.
4e de couverture
Londres. Bientôt.
Jeune et belle, Harmony Meads est promise à un avenir radieux. Sa carrière d’agente immobilière pour yuppies file vers les sommets, et le couple qu’elle forme avec Jiannis fait sensation dans les soirées les plus courues de la City.
Pourtant, Harmony a un problème. Là. Sur le menton. Juste un petit bouton. Pas méchant, trois fois rien, mais bien là. Or, ce bouton est une impossibilité. Ses nombreux abonnements à Fullife, son fournisseur de santé, assurent le parfait réglage de ses nanos, et sa kyrielle d’extensions – Derméclat, Réveil en Beauté, Fraîche et Guillerette, Fini le Dentiste, Puissant Maintien, Prenez le Contrôle – garantit à Harmony l’éclat d’une jeunesse insolante, et une efficience maximum en toutes circonstances. Certes.
Mais alors, ce bouton ? Ne pourrait-il pas s’avérer un symptôme ? Car être la meilleure version de soi-même a un prix. Un prix élevé, à vrai dire… Pour Harmony Meads, il se pourrait que l’heure de s’en acquitter ait sonné.
Une cocasserie glaçante
Entre rire et larmes
Sweet Harmony, c’est ça : un subtil mélange bien équilibré de drôlerie et de frayeur glaçante. C’est vrai, le résumé prête à sourire. Un bouton ! On imagine déjà la fille obnubilée par son image, à la fois produit et victime de son époque, des regards, des jugements sur l’apparence. On a un peu de peine pour elle, oui, mais dans le fond, on se fiche un peu d’elle, aussi. Parce que cela prend chez elle des proportions abracadabrantesques.
Et l’autrice se délecte de cela. On sent son amusement féroce derrière. Offrir à ce bouton l’incipit du roman met d’emblée celui-ci dans une position centrale. « Le bouton », ce sont les premiers mots du roman. Comme Harmony, on ne voit que lui. Peu à peu, il va grossir, gonfler. L’autrice le répète, le fait enfler jusqu’au bubon. Passé la première page, on n’a que lui en tête, comme Harmony. Et puis, on a toutes et tous ces mêmes souvenirs de bouton crevé à l’Eau précieuse devant notre miroir. L’autrice nous parle, à travers Harmony. Harmony, c’est moi, vous, tout le monde. Très vite, on rit un peu moins, là.
Une construction maligne qui sert habilement le propos
Mais après le rire (coupable), l’autrice nous fait moins rire. Parce qu’elle n’épargne rien, à Harmony. Les mycoses, les plans sexuels foireux, sa très rapide déchéance physique, la perte de tout ce qui fait sa vie. Et tellement pire. En bref, on lit la descente aux enfers d’Harmony Meads. Et la narration est implacable. Parfois d’une ironie glaçante, ce qui rend le personnage encore plus malheureusement pathétique. Et toujours directe, sans fard. La plume est factuelle, froide et impitoyable, sans émotion. On a l’impression qu’Harmony est un rat de laboratoire que l’on observe cliniquement derrière une vitre, sans pouvoir intervenir. Une victime, de tout un système.
J’ai trouvé très maligne aussi la construction du texte. Celui-ci n’est pas linéaire. En effet, l’autrice utilise deux temps de narration. Le passé pour raconter des événements de la vie d’Harmony. Et puis des tableaux au présent, comme des arrêts sur image d’un film dont on connait la fin. « Harmony a vingt-six ans […] Elle est belle […] Tout lui réussit ». Dans ces passages au présent, l’autrice raconte d’année en année l’évolution d’Harmony. Ce qui rend ces passages encore plus difficiles, c’est qu’on sait qu’ils nous amènent inéluctablement à une chute, ce qui rend le ton, là encore factuel et presque détaché, cruel. J’ai adoré aussi l’effet boucle, un chapitre à la fin reprenant le premier. Pour moi, cette novella se lit d’ailleurs ainsi, comme une boucle, un éternel recommencement.
Enfin, l’intégration très régulière de contre-indications des différents nanos utilisés dans le texte rend les choses encore plus absurdes et dures. Harmony en a tellement, que ces passages sont récurrents, martelés là encore de manière très clinique.
Black Mirror
Les dérives de notre société du paraître
Je le disais en intro : je n’ai jamais vu Black Mirror. Enfin, si : un épisode dégueulasse, merci, au revoir. Bref, je ne sais pas trop quel est le but de cette série. En revanche, je parlais d’Harmony comme d’un rat de laboratoire que l’on observait derrière une vitre. Et cette histoire de vitre me fait penser que cette histoire est le miroir très sombre, très noir, de notre propre société contemporaine.
Au-delà de ce que vit Harmony, ce sont toutes les dérives de notre société actuelle qui sont dépeintes ici. Les nanos pour améliorer ceci ou cela : cela m’a tout de suite fait penser notamment aux bracelets d’activité que l’on porte H24, et qui bipent quand on a atteint 10 000 pas, quand il faut faire pipi, quand il faut boire, quand notre IMC dévisse, quand on n’a pas assez dormi. Le jour où, un matin, j’ai vérifié ma montre et ses données pour répondre à la question « as-tu bien dormi ? » a été un déclic pour moi. Les nanos d’Harmony sont du même type, juste un cran au-dessus, mais dans l’état de nos technologies (téléphones, IA un peu partout etc.) et surtout de la demande, ils semblent plus que vraisemblable.
Règlement de comptes
Et puis Claire North en profite pour taper, là aussi sans retenue, sur tout un paquet de trucs pourris de notre époque. La course à la performance des rapports sexuels, les jobs conditionnés au physique, le problème des photos et du harcèlement sur les réseaux, les types manipulateurs et pervers narcissiques, le monopole d’une grosse boîte privée dans le développement des nanos… Et ce faisant, elle pointe les risques que l’on connait bien : la perte de bon sens, de ce qui nous rend humains, l’effacement de frontières à ne pas dépasser (notamment en termes d’éthique). Et puis cette relation mère-fille si dure… !
Le positionnement de l’autrice est d’ailleurs très malin. Le roman est court, donc pas le temps de faire un blabla moralisateur à chaque fois. L’autrice « se contente » d’envoyer une punchline en pleine tronche à chaque fois, et nous laisse nous rendre compte nous-mêmes de l’absurdité et de la férocité du monde dans lequel on vit. De ce fait, nulle morale, nul discours catastrophiste, et même si on saisit bien ce que l’autrice pense de tout ceci, elle le fait de manière si intelligente, retranchée derrière cette narration factuelle, qu’on n’a pas l’impression de lire une leçon sur les dangers de ceci ou de cela.
Cercle vicieux
Une vision cynique
Dans Sweet Harmony, il y a tous types de nanos. Certains remplissent la fonction de choses et d’objets déjà existants. Ceux qui vaccinent, par exemple. Pratique, ça ! Ceux qui permettent d’éviter de tomber enceinte. Ceux qui arrondissent les fesses, rendent la peau moins grasse, développent la masse musculaire… Le tout est de savoir ce qui est du domaine strictement nécessaire et ce qui ne l’est pas. C’est précisément là que se joue tout l’enjeu du texte.
Parce que ces nanos, c’est un cercle vicieux. Si j’avais la possibilité d’avoir des nanos pour avoir un ventre plat, saurais-je dire non ? On n’est pas dans le cas de pilules miracles, là; non, les nanos, ils fonctionnent tout de suite. Alléchant, non ? Juste celui-là. Voilà, le strict nécessaire. Et puis un petit en plus pour me faire plaisir. Voilà. C’est tout. Mais en fait, ce n’est jamais tout. C’est ce qui plonge Harmony dans un puits sans fond. Qui va l’amener à faire des choses épouvantables. Mais bon, elle est au bout du rouleau, il faut la comprendre. Vraiment ?
Harmony, c’est nous
C’est précisément cela, qui est dérangeant dans ce texte. C’est qu’Harmony peut être nous demain. Quels choix ferions-nous ? Jusqu’où serions-nous prêts à aller pour sauver notre peau ? Pour exister ? On pourrait penser qu’une fois qu’on a vécu l’enfer qu’on s’est infligé, on a compris et retenu la leçon. Mais je pense qu’une fois qu’on a mis la main dans le cercle vicieux, qu’on a accepté de perdre son humanité pour survivre, on est prêt à recommencer. C’est comme une addiction… C’est ainsi que j’ai compris cette novella, dont la fin m’a désespérée par son cynisme. Mais pour en avoir discuté avec d’autres lecteurices, certaines personnes y ont lu quelque chose de plus optimiste. Peut-être le texte est-il lui-même le miroir de notre état de pensée… A vous de vous faire votre propre idée, donc !
En pratique
Claire North, Sweet Harmony
Le Bélial, Collection UHL, 2024
VO : Sweet Harmony (2020)
Traduction : Michel Pagel
Couverture : Aurélien Police
Autres avis : Une novella brillante pour Yuyine et je partage son avis; très bon UHL avec une âme et un mordant jamais encore lus pour Bob; coup de poing désespérant et réaliste pour Le Maki.
Excellente, cette novella de Claire North ! Sweet Harmony se situe dans un registre totalement différent de La maison des jeux, mais je retrouve l’autrice avec grand plaisir ici. J’avais eu l’occasion de l’écouter lors de conférences aux dernières Utopiales, et j’avais pris beaucoup de plaisir à l’écouter. Elle est comme dans ses textes : économe en mots mais particulièrement vive, percutante, sans en avoir l’air. Elle tape fort sans qu’on se rende compte de l’énergie et de la force qu’elle a déployées pour. Sweet Harmony est ainsi un texte brillant, oscillant entre rire coupable et horreur glaçante, dessinant à travers Harmony le reflet de ce que nous… sommes déjà un peu.
Il faudra vraiment que je lise cette autrice. La maison des jeux m’intriguait déjà et cette novella la rejoint.
J’ai adoré les deux ! La maison des jeux ça n’a rien à voir en matière d’univers, mais on retrouve un peu la plume incisive de l’autrice, qui parvient vraiment à raconter des choses en peu de mots et à inspirer beaucoup dans cette économie de mots. Je ne peux que t’inciter à plonger dans ces deux œuvres 🙂
Je le ferais sans aucun doute 🙂
J’aime beaucoup cette couverture ! De manière générale, je trouve que la maison d’édition propose toujours de belles couvertures d’ailleurs, on les reconnaît en un coup d’oeil. 🙂 Drôlerie et frayeur, voilà deux termes qui me donnent envie d’en savoir plus ! En avançant dans ta chronique, j’ai senti à quel point la déchéance pour Harmony devait être rude. Je ne sais pas quel épisode de Black Mirror tu as vu, mais c’est vrai que certain sont vraiment spéciaux (celui avec le cochon, beurk !) mais le parallèle que tu fais avec l’idée de mettre en lumière les dérives de la société est intéressant. Ce livre semble faire ça à merveille en tout cas. Il m’intéresse celui-ci, merci 🙂
Le premier, c’était justement celui avec le cochon (ce qui explique pourquoi je déteste encore plus cette bestiole maintenant)…
Oui c’est une très très bonne collection, j’aime particulièrement le format parce que ça me permet de découvrir de grands noms avant de me lancer dans leurs textes plus longs (comme Greg Egan par ex.). Oui sa déchéance est vraiment rude, mais à travers elle c’est effectivement notre société qui prend l’eau, c’est assez fulgurant.
Je te le recommande, vraiment, il vaut le détour !
C’était horrible cet épisode, je dirais même dégueulasse pour dire les choses comme elles sont. Je te comprend, si il y a bien un épisode que je ne reverrai pas, c’est celui-ci… Mais pour ce roman, j’en ai bien pris note maintenant grâce à toi, merci Zoé. 🙂